Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
XIII
UN VILLAGE SIOUX.
Fort Laramie (Dakota), 12 novembre.
A 3 milles à l'ouest du fort Laramie est installé un campement de Sioux. Quelques-uns des enfants de la prairie sont aussi rassemblés autour du fort et composent avec les premiers ce qu'on nomme la bande des Laramie-Loafers, ou vagabonds de Laramie. On les appelle ainsi parce qu'ils vivent d'aumônes, de secours que leur donne le gouvernement.
Le village sioux est à droite de la route qui mène au pic Laramie, et près de la rivière. Il comprend une centaine de huttes ou loges, ce que l'on est convenu d'appeler aussi un wigwam. On calcule que chaque hutte peut recevoir à peu près cinq ou six individus, et cette observation est à noter, car on donne ordinairement en loges le chiffre de population d'une tribu.
La hutte indienne est composée d'un certain nombre de perches effilées, que l'on dispose d'abord à terre autour d'un centre commun, comme les rayons d'un même cercle, et que l'on élève ensuite en les tenant inclinées; de cette façon toutes les perches s'enchevêtrent les unes dans les autres et se soutiennent mutuellement au sommet, où elles sont d'ailleurs liées par une corde. L'autre extrémité, qui s'écarte au contraire de sa voisine, touche le sol. Le pourtour conique de la hutte est recouvert de peaux de bison ou de pièces de toile cousues. Le sommet reste ouvert. Sur les côtés, une entrée basse, étroite, où l'on ne peut passer qu'en rampant, forme la porte. Une peau de castor ou une pièce de toile, retenue par un clou, une charnière, ou cousue dans le haut, se rabat sur cette ouverture et la tient d'habitude fermée. Au centre de la hutte est du feu toujours allumé, et sur ce feu ou alentour sont les marmites et les chaudrons pour les repas. Souvent la crémaillère qui tient le chaudron descend du sommet même de la hutte. L'ouverture supérieure permet seule à la fumée de sortir et à la lumière d'entrer; c'est dire que le séjour de la loge est intolérable à ceux qui n'y sont pas accoutumés.
Sur le pourtour, intérieurement, sont les lits, les robes de bison entassées qui servent de couvertures et de matelas, les hardes de toutes sortes qui composent les vêtements, puis les malles et les boîtes en cuir dans lesquelles on serre les objets précieux. En un coin sont les ustensiles de cuisine, quand on en a. Çà et là pend un quartier de bison cru, desséché au soleil ou fumé, ou bien de la viande étirée en lanières. C'est partout un désordre indescriptible, et cependant il paraît que l'Indien s'y retrouve et que chaque habitant de la loge a sa place irrévocablement fixée.
Un vieux traitant, qui vit avec les Sioux depuis plusieurs années (il a même épousé une femme de cette tribu), le père Richard, a été l'un des premiers qui m'ont reçu dans leur hutte, car il est venu momentanément s'installer près des Laramie-Loafers.
A la vue de cet homme enfumé, aux cheveux grisonnants, tombant abondamment sur ses épaules:
—Vous êtes Sioux? lui ai-je demandé sans trop de réflexion.
—Je suis Français, m'a-t-il répondu de l'air le plus tranquille du monde et avec le meilleur accent.
—Comment! vous êtes Français, et vous vivez sous la hutte comme les sauvages!
—Je le préfère, c'est plus commode.»
Ç'a été sa seule réponse. Il m'a présenté à sa femme et à sa fille, qui sont venues timidement me donner la main, puis nous avons fumé ensemble le calumet et causé de Paris, où il projette depuis longtemps de faire un voyage. Paris est la première ville dont parle toujours l'étranger, qui ne rêve que d'en connaître les plaisirs. Le père Richard a un autre motif en désirant d'aller voir la grande capitale. Sa famille a émigré en Amérique lors de la première révolution, et il se sent attiré vers la France comme vers la patrie de ses pères.
Le village sioux, où je ne m'attendais guère à retrouver un compatriote, a bien d'autres curiosités à m'offrir. Autour des huttes courent les enfants à moitié nus, garçons ou jeunes filles. Ils s'amusent à bâtir de petites loges ou jouent au poney, c'est-à-dire qu'ils chargent l'un d'eux de deux longs bâtons traînants, un à droite, l'autre à gauche, puis mettent en travers sur ces bâtons ce qui est censé représenter les effets domestiques, vêtements, peaux de buffle, ustensiles de cuisine, que les Indiens emportent quand ils émigrent, en chargeant ainsi leurs chevaux ou poneys. Enfants des Peaux-Rouges, enfants des peuples civilisés, ce sont toujours les mêmes jeux: l'imitation de ce que voit l'enfant. Ici la poupée qui rappelle la grande dame, ou bien le ménage, les chevaux de bois, les théâtres, les maisons de carton; là le poney et la petite loge.
Les chiens sont nombreux autour des huttes. Les Indiens possèdent des bataillons de ces animaux, et le chien est pour eux à la fois un défenseur, une sentinelle vigilante et un moyen de nourriture.
Comme je parcourais le camp des Sioux, ces gardiens attentifs, insoucieux du sort qui leur était réservé, ont aboyé à ma présence; mais je les ai calmés de la voix et j'ai continué mon exploration. Je suis entré dans beaucoup de huttes. Ici des guerriers en rond jouent aux cartes et des balles de plomb servent d'enjeu. Tous les joueurs sont silencieux et ne laissent paraître leur émotion ni au gain ni à la perte; encore moins s'avisent-ils de jeter un regard sur celui qui les visite. Là d'autres jouent le jeu des mains, une sorte de morra italienne, et des flèches, piquées en terre, marquent les points. Cette fois les joueurs s'accompagnent de chants discordants et de la musique assourdissante de battements de casseroles et de tambours de basque.
Je ne puis pas pénétrer dans toutes les huttes. Quelques-unes sont sévèrement gardées et l'on en éloigne les profanes. C'est là qu'on fait la grande médecine, ou que les devins soumettent leurs malades à l'épreuve des bains de vapeur.
Autour de quelques loges, les femmes, assises en rond, travaillent à des ouvrages d'aiguille, ornent de perles des colliers, des mocassins, ou tracent un dessin sur un cuir de bison. Elles vont avec lenteur, calculant, réfléchissant, comptant les lignes et les points et prenant garde de se tromper. De vieilles matrones préparent des peaux tendues autour de piquets. Avec un caillou de grès siliceux, elles raclent la peau, en enlèvent toutes les bavures, puis la polissent avec une espèce de ciseau d'acier emmanché au bout d'un os. Autrefois la hache de pierre tranchante, en silex ou en diorite, servait à faire cet ouvrage avant que le fer eût été apporté au sauvage par l'homme civilisé.
Après avoir été ainsi préparée, la peau de bison est tannée avec la cervelle même de l'animal.
Les femmes sont loin d'être belles. Si la plupart des Indiens ont un type fier et noble, les squaws ne présentent sur leur figure rien qui révèle la femme comme les nations civilisées la comprennent. Timides, honteuses, elles baissent les yeux devant le blanc, se cachent. La fatigue, le dur travail ont altéré leurs traits. A elles incombent tous les soins domestiques.
Ce sont elles qui nettoient la maison, étrillent les chevaux, préparent les repas, élèvent les enfants ou pappooses, dressent la hutte, et en voyage portent à pied tout le matériel de la loge. L'homme suit, à cheval, n'ayant que son arc et ses flèches. Pour surcroît d'agrément, les femmes sont souvent battues. Elles sont regardées comme des esclaves par leur mari, qui épouse autant de femmes qu'il veut. Pour un cheval, pour quelques peaux de bison, les parents donnent volontiers leur consentement, et tout est dit. La chasteté n'est pas de rigueur, mais souvent le mari coupe le nez ou les oreilles à la femme infidèle. Chez les Peaux-Rouges, chacun est ainsi son propre juge et applique la loi à sa façon.
D'autres fois la femme est vendue dès que le mari est dégoûté d'elle. Les femmes des blancs, quand les Indiens les amènent prisonnières et les conduisent dans leur loge, ne sont pas mieux traitées. Toutefois, dans quelques tribus, on les respecte et il faut croire que, dans ce cas, c'est la peau blanche qui répugne au Peau-Rouge. Vous comprenez maintenant pourquoi l'Indien, toujours à cheval, en guerre ou en chasse, est beau, bien fait, et comment les squaws, soumises à tant d'épreuves, sont chez eux, contrairement à ce qui a lieu ailleurs, la plus vilaine moitié de l'espèce humaine.
Il est juste de dire que, dans le village des Sioux, toutes les femmes ne répondent pas également à cette description; un certain nombre sont même jolies, et se rapprochent du type blanc; il est facile de voir qu'elles sont de sang mêlé.
La bande des Laramies-Loafers n'est pas seule campée ici. Les Corbeaux, prévenus depuis plus d'un mois que la commission se rendrait au fort Laramie vers le 10 novembre, à l'époque de la pleine lune, sont récemment arrivés. Ils ont quitté, pour se rendre à l'appel des commissaires, l'extrême nord du Dakota, les bords du ruisseau de Pierre-Jaune, où ils étaient alors en chasse. Ils sont venus une vingtaine de chefs avec leurs femmes, leurs enfants et quelques braves (les lieutenants des chefs), et cela malgré la neige et la distance, malgré les Sioux, avec lesquels ils sont en guerre. Ceux-ci pouvaient les arrêter au passage, car il a fallu traverser le territoire ennemi pour arriver au lieu du rendez-vous.
En hommes qui comprennent leur valeur, les Corbeaux ont campé à une certaine distance des Indiens loafers, mais on peut aisément confondre les tentes, dont le style est le même. Le type des hommes seul est différent, et les Corbeaux sont certainement les plus fiers des Indiens des prairies, au moins des Indiens du Nord. Les traits sont largement accentués, de grandes proportions, la stature gigantesque, les formes athlétiques. La figure, majestueuse, rappelle les types des Césars romains, comme on les voit gravés sur les médailles.
Je suis entré dans la hutte des chefs. «Touchez-leur la main à tous, m'a dit un officier du fort qui avait déjà pénétré dans la tente, ce sont tous de grands chefs.» J'ai obéi à ces paroles et touché successivement la main à ces seize sachems assis en rond, en faisant à chaque fois entendre ce son guttural: A'hou! qui sert de salutation auprès des Peaux-Rouges. Chacun a répété à son tour mon salut, et quelques-uns m'ont serré la main jusqu'à faire craquer les os. Ce vif témoignage d'amitié, chez l'Indien ordinairement si impassible, m'a surpris. Sans doute ces braves gens ont cru avoir affaire à quelque membre influent de la commission, dont ils attendent force concessions et force cadeaux. La cérémonie de salutation terminée, nous avons fumé le calumet. Chaque Corbeau tirait quelques bouffées de la pipe et la passait indifféremment à son voisin. Nul ne parlait.
J'ai profité de ce silence pour examiner à loisir ces hommes. Je vous ai déjà dit leurs formes athlétiques. Leur figure est tatouée, sur les joues, de rouge vermillon. Ils sont à peine vêtus, celui-ci d'une couverture de laine, celui-là d'une peau de buffle ou d'un uniforme incomplet d'officier; cet autre a le torse tout nu. Beaucoup portent des colliers ou des pendants d'oreilles en coquillages ou en dents d'animaux. L'un a autour du cou une médaille d'argent à l'effigie d'un président des États-Unis (Pierce), cadeau qu'il a reçu à Washington lorsqu'il s'y est rendu en mission en 1853. L'autre porte sur la poitrine un cheval d'argent assez grossièrement travaillé et doit à cet ornement le sobriquet de Cheval-Blanc, sous lequel on le désigne. Un vieux chef, blessé, la jambe percée de deux balles et maintenue dans un appareil installé par les Indiens eux-mêmes, gît dans un coin de la hutte. Il me rend mon salut en jetant vers moi un regard triste, et en me montrant son membre malade qui l'empêche de se lever.
Les Corbeaux ne sont pas les seuls Indiens nomades que j'ai rencontrés à Laramie. Sur un petit îlot, au milieu de la rivière, sont campés deux chefs Arrapahoes, arrivés de la Porte (frontière du Colorado), et représentant les tatoués du nord[5]. Ils sont venus à Laramie pour prendre part aux conférences en même temps que les Corbeaux, dont ces nouveaux Indiens se différencient nettement par leur type hagard et sombre.
[5] Arrapahoes, en indien, signifie, dit-on, les tatoués.
Les diverses tribus du nord, surtout celles qui composent par leur agrégation la grande nation des Sioux, étaient celles qui attendaient le plus impatiemment les commissaires; mais les Corbeaux seuls sont venus. M. Beauvais, agent principal de la commission, dépêché depuis plusieurs mois de Saint-Louis à Laramie, avait promis d'amener les Sioux, et les Sioux ne sont point venus. Ils sont en ce moment en chasse, loin, bien loin, et ne veulent pas se déranger. On leur a envoyé estafettes sur estafettes, à quoi quelques-uns ont répondu qu'il faisait trop froid pour entreprendre ce grand voyage, d'autres que les blancs les ont toujours trompés et qu'ils ne veulent plus se rendre à leur appel. Certains d'entre eux, se montrant insolents, ont envoyé à tous les diables la commission des États-Unis. «Que le Grand-Père (le président des États-Unis) rappelle ses jeunes hommes (ses soldats) de notre pays,—a répondu la Nuée-Rouge, chef de la bande des Vilaines-Faces, aux envoyés des commissaires,—et alors nous signerons un traité dont on ne verra pas la fin.» Tous les chefs présents, et entre tous le lieutenant Grosses-Côtes, ont applaudi hautement à ces paroles de la Nuée-Rouge.
Les Chayennes du Nord ne se sont montrés ni plus polis ni plus empressés que les Sioux. Le pauvre M. Beauvais, que les Indiens appellent Gros-Ventre à cause de sa corpulence, n'en peut mais, et il irait volontiers lui-même à pied chez les Sioux, fût-ce vers la bande de la Nuée-Rouge, pour les amener de vive force.
Lassée d'attendre, la commission a décidé qu'elle ouvrirait les conférences avec les Corbeaux demain 12 novembre, à dix heures du matin, et qu'elle entendrait également les chefs Arrapahoes, qui sont venus de la Porte. Dans l'intervalle, elle a reçu officiellement les dépositions de quelques traitants du territoire de Montana. Ceux-ci ont parlé des dévastations commises par les Indiens dans cette région, récemment colonisée par les Américains, qui en exploitent les mines d'or et d'argent. Les déposants n'ont pas d'ailleurs laissé ignorer à la commission les sujets de plainte que pouvaient avoir les Indiens contre les blancs.
Le gouverneur du Colorado, l'honorable M. Hunt, a été également entendu et a fait aux commissaires le récit des pillages récents des Chayennes et des Arrapahoes.
C'est par ces préliminaires que la commission des États-Unis, accomplissant sévèrement son mandat et ne laissant pencher la balance ni en faveur des blancs ni en faveur des Peaux-Rouges, prélude à la grande conférence ou pow-wow qu'elle va ouvrir avec les sauvages.