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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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III

LES PREMIERS TEMPS DE SAN FRANCISCO.

L'enfantement de la Californie a été des plus difficiles. Tous les peuples se donnèrent rendez-vous sur les rives dorées du Pacifique; mais à part les Américains, dont beaucoup arrivaient surtout pour coloniser leur récente conquête, les autres races ne furent amenées que par la soif immodérée de l'or. Jamais l'auri sacra fames du poëte ne fut d'une plus saisissante application.

Les colonies espagnoles, qui fournirent les premières leur contingent d'émigrants, n'envoyèrent pas ce qu'elles avaient de plus choisi. L'Espagnol des Amériques, comme celui d'Europe, ne voyage guère, et tout ce qui vint des républiques mexicaine, péruvienne ou chilienne, ne tarda pas à donner en Californie un triste échantillon du peu que vaut parfois l'espèce humaine.

Les diverses contrées de l'Europe se débarrassèrent également de types non moins déplorables. La France sortait à peine des journées de février et de juin 1848, et bon nombre d'émeutiers sans travail se transformèrent en chercheurs de pépites. Les compagnies ou agences d'émigration, aux noms pompeux de la Toison d'or ou du Lingot d'or, recrutaient à tout prix des mineurs pour la Californie, et n'emportaient pas sur leurs navires l'élite de notre population.

L'Italie, que les récents événements de la Péninsule avaient bouleversée, donna de son côté un fort contingent à l'immigration californienne.

L'Irlande, que l'agitateur O'Connell venait de remuer si profondément, envoya aussi tous ses mécontents et ses affamés vers les rives du Pacifique.

Enfin l'Allemagne, que les troubles politiques de 1848 n'avaient pas épargnée, entra pour une proportion notable dans le mouvement qui poussait les peuples à la recherche fiévreuse de l'or.

Quelques convicts, échappés d'Australie, arrivèrent aussi de leur côté à San Francisco, comme pour compléter le singulier mélange de l'émigration européenne.

Tout ce monde ne formait pas un ensemble bien rassurant, car les Américains venus de l'Union n'étaient pas non plus de petits saints. Quand un déplacement s'opère aux États-Unis, il est d'usage que les gamblers ou joueurs de profession, et les loafers, chevaliers d'industrie, vagabonds, oisifs de la pire espèce, se mettent aussitôt en mouvement. Ils se mêlèrent pour une forte part à la grande immigration californienne. Cette terrible engeance de fripons américains n'est pas encore éteinte en Californie. Le public les connaît, les journaux les désignent par leurs noms et leurs professions de gamblers ou loafers, mais on les souffre, on les tolère. Ils sont restés fidèles au revolver, et l'on est assuré que dans une mauvaise affaire l'un d'eux se trouve toujours mêlé.

Parmi les arrivants des premiers jours, les émigrants honnêtes étaient-ils en majorité? C'est ce que l'on ne saurait dire. Toujours est-il, qu'à la fin de 1849, une population de plus de 100,000 âmes, venue de tous les coins de l'univers, sortie souvent des bas-fonds de la société, se trouva jetée brusquement dans un pays à peine conquis et pacifié, et qui ne jouissait encore d'aucune loi. De plus, aucune ville importante n'était édifiée, aucune disposition prise pour recevoir tant de gens différents. La Providence veilla sans doute, au moins dans une certaine mesure, à la naissance de la colonie, et l'énergie américaine fit le reste. Mais les commencements furent pénibles et même accompagnés, ainsi qu'on le verra plus loin, de calamités terribles.

Le plus pressant besoin de l'émigrant, en arrivant, était le soin de son installation, à moins qu'il ne partît aussitôt pour les mines. Les premiers qui débarquèrent durent camper sous des tentes, au bord de la mer, et pourvoir eux-mêmes à tous leurs besoins. Le Pérou et le Chili, qui reçoivent aujourd'hui des farines de la Californie, lui envoyaient alors leurs blés. Des navires européens arrivaient aussi, chargés d'émigrants d'abord, puis de marchandises de toutes sortes, et souvent de maisons de bois prêtes à être montées sur place.

Chacun, à cette époque, vivait entièrement à sa guise, en payant tout au poids de l'or. Un œuf valait jusqu'à 5 francs, une poule jusqu'à 50. Le prix de la journée de l'ouvrier était d'ailleurs en proportion, et le dernier des manœuvres ne se dérangeait pas à moins de 5 francs l'heure. Quant à ceux qui avaient un métier, le salaire de leur journée variait entre 100 et 150 francs. Heureux temps que beaucoup regrettent aujourd'hui, car on travaillait alors aussi peu que l'on gagnait beaucoup.

Il y avait confusion entière dans les monnaies, et le dernier élément d'appoint était le quarter américain, pièce d'argent qui vaut vingt-cinq sous. On ne daignait pas s'arrêter au bit ou au real, moitié du quarter, et encore moins regardait-on au dime, l'équivalent de notre pièce de dix sous. La monnaie de cuivre était conspuée, et n'a pas encore fait, du reste, son apparition officielle dans le monde californien. On prétend qu'elle amènerait la diminution des salaires et de l'intérêt de l'argent. La pièce de un franc passait alors pour un quarter, malgré une différence en moins de vingt pour cent. Avec certaines pièces allemandes, qui ne représentaient qu'une valeur inférieure à un franc, la différence était plus grande encore, et beaucoup de ces pièces étaient en outre de mauvais aloi. Tout a été réglementé depuis; mais qui s'arrêtait alors à ces écarts et au titre de la monnaie, sinon quelques banquiers, avant tout hommes d'argent et avides? Quelques-uns allèrent jusqu'à commander en Europe des chargements spéciaux de pièces d'infime valeur pour les écouler ensuite avec prime sur la place de San Francisco. Ils retirèrent de très-gros bénéfices de cette fraude, eux qui déjà prêtaient leurs capitaux à dix et quinze pour cent par mois: c'était, au reste, à cette époque, le taux normal de l'intérêt à San Francisco.

Bientôt les Californiens frappèrent leur monnaie nationale, l'octogone, pièce lourde et de forme incommode. Le chiffre de la valeur était gravé d'un côté; de l'autre, il n'y avait rien. Cette monnaie était faite de l'or des mines non raffiné, et jouissait de plus ou moins de crédit, suivant le nom du banquier ou du négociant qui l'émettait. La valeur nominale était de 50 ou de 100 dollars, suivant le module, c'est-à-dire de 250 ou de 500 fr.

L'octogone portait quelquefois sur la face l'aigle américaine, aux ailes éployées, tenant les foudres dans ses serres, et environnée de ses fidèles étoiles, dont chacune représente un État de l'Union. D'autres fois, c'était le phénix, renaissant de ses cendres, en l'honneur des villes californiennes toujours incendiées, toujours immédiatement rebâties. Parfois aussi Minerve, sortant tout armée de la tête de Jupiter, le casque en tête et la lance à la main, venait rappeler aux Californiens les incroyables progrès de leur État dès sa naissance. Sur quelques médailles, l'ours de Californie, errant autour des mines, signifiait l'état sauvage du pays à l'arrivée des premiers colons. Ces emblèmes, ces allégories ont, du reste, successivement paru sur le sceau de l'État californien; mais l'hôtel des monnaies de San Francisco, établi dès 1852, ne les a pas conservés, et la monnaie qu'on frappe en Californie est la même que celle de tous les autres États de l'Union.

J'ai dit que les premiers émigrants qui s'arrêtaient à San Francisco campaient sous des tentes au bord du rivage, faute de maisons préparées pour les recevoir. Cet état transitoire ne pouvait durer. Quelques maisons ne tardèrent pas à s'élever, édifiées par les Américains, qui bâtissent presque toutes leurs demeures en bois avec tant de rapidité et d'élégance. Les rues furent jalonnées, et la ville tirée au cordeau de façon à représenter un damier, comme la plupart des villes des États-Unis. On vit alors, comme dans toutes les cités naissantes, des rues sans maison et des maisons sans rue, sauf à tout réunir et niveler plus tard. Les terrains acquirent une valeur énorme, et les dunes, les montagnes de sable autour de San Francisco se vendirent à des prix fabuleux. La plupart des propriétaires n'avaient d'autre titre que celui de squatters ou de premiers occupants, mais les lois américaines le respectent dans la formation de chaque nouvel État.

Les navires qui arrivaient à San Francisco de tous les points du globe ne trouvaient plus aucun fret de retour; car, à part l'or, le pays ne produisait encore presque rien. Ces navires restaient inoccupés sur la mer. Tous les marins avaient d'ailleurs déserté pour courir aux mines; souvent le capitaine partait le premier à la tête de l'équipage. Beaucoup de ces navires avaient rapporté bien au delà de leur valeur par le transport d'une foule compacte d'émigrants, et de marchandises qui se vendaient très-cher. Ils furent démolis, et une partie des roufles servit à façonner tout d'une pièce des cabanes improvisées. On a vu longtemps et peut-être voit-on encore debout aujourd'hui quelques-unes de ces habitations d'un nouveau genre.

Les carènes des navires servirent à un autre usage, et avec elles une foule de caisses toutes pleines de marchandises. On ne savait que faire de la masse de ballots qui arrivaient tous les jours, et quelquefois à contre-sens. Les négociants d'outre-mer envoyèrent des liqueurs et du vin à enivrer des armées entières, et des caisses de tabac et de cigares à satisfaire plusieurs générations de fumeurs. Les auctions ou ventes à l'encan avaient beau s'ouvrir tous les jours, on ne pouvait tout écouler, même au seul prix du port d'envoi. On avait imaginé que la Californie était un gouffre sans fond qui pouvait facilement engloutir toutes les marchandises qu'on lui adressait. Il les engloutit, en effet, mais on va voir de quelle manière. Carènes, ballots et caisses servaient, avec des remblais en terre, à niveler le sol, ou étaient immergés dans la mer avec leur contenu, puis on bâtissait sur ces espèces de fondations jetées entre des pilotis. Ainsi commencèrent à s'élever les wharves ou quais, qui se prolongeant dans les eaux au delà du rivage naturel, permirent aux navires d'un fort tonnage d'aborder directement le port de San Francisco.

Le pavage ou plutôt le planchéiage des rues fut la dernière chose dont on s'occupa dans l'organisation rapide de cette ville, qu'on aurait pu croire sortie du sein des flots. Encore moins s'inquiéta-t-on, dans le principe, de l'établissement des égouts et du nivellement des rues, pour ménager un écoulement aux eaux. Aussi dès les premières pluies de l'hiver, qui souvent sont torrentielles et dont la durée est de près de six mois, la ville devint bientôt un véritable marécage. On s'enfonçait dans la vase jusqu'à mi-jambe, et des charrettes embourbées pourrissaient quelquefois sur place.

Aucune police, aucun service de voirie urbaine n'étaient organisés. L'édilité sanfranciscaine n'était pas encore nommée, et le self-government, que les Américains poussent bien plus loin que les Anglais, laissait à chaque immigrant le soin de se protéger tout seul. «Help yourself: Défends-toi toi-même,» est un adage familier au Yankee. En vertu de cet adage, plus d'un matelot, plus d'un mineur pris de vin, disparurent pour jamais dans la mer, à travers le plancher des quais en bois, bien souvent disjoint par le mouvement journalier des charrettes et des marchandises. Les trappes d'hommes, men's traps, comme les appellent les journaux californiens, se montrent encore aujourd'hui béantes sur quelques wharves, et il ne serait pas prudent de trop s'aventurer la nuit sur ces planchers semés d'abîmes.

L'aspect qu'offraient alors les habitants de San Francisco était des plus curieux. C'était l'époque des costumes excentriques. Une chemise de laine, de couleur le plus souvent rouge, comme celles que Garibaldi et ses volontaires portent si complaisamment en Italie; un sombrero mexicain aux larges bords, en paille ou en feutre mou; une ceinture dans laquelle passait le fidèle revolver; enfin une large paire de bottes, où venait s'engouffrer l'extrémité d'un vaste pantalon fixé à la ceinture: tel était alors le costume de tout élégant Californien. Puis venait le mélange bizarre de Mexicains drapés dans leur manteau bariolé ou sarape, de Chiliens dans leur poncho, et de Chinois à la longue queue.

Cette bigarrure des vêtements ne tarda pas à faire place, au moins chez la plupart des colons, à l'élégance prosaïque des modes américaines, empruntées à celles d'Europe. Le chapeau de soie roide et pressant le front, incommode boisseau, la cravate noire, le faux col, le gilet serré sur la poitrine, la chemise de toile ou de batiste, enfin les pantalons plus ou moins collants, et les souliers étroits vinrent bientôt remplacer, surtout dans les villes, le costume pittoresque des premiers jours. Bientôt San Francisco et les principaux centres de population du pays n'eurent plus rien à envier aux autres villes de l'Amérique où la sévérité du costume est poussée le plus loin.

San Francisco ne tarda pas, en effet, à s'organiser d'après ce patron traditionnel, sur lequel est calquée toute ville naissante aux États-Unis. D'abord un journal fut créé pour répandre les nouvelles courantes. A côté, fut installé un bar ou buvette, où l'Américain pût satisfaire à son aise son besoin de spiritueux. L'église vint la dernière, mais on suppléa par la variété des sectes au retard qu'on avait mis à répondre au sentiment religieux. Puis, des hôtels s'élevèrent où, en vertu du principe d'égalité, si cher au Yankee, on ne paya ni plus ni moins que dans les hôtels de New-York ou de Boston. En même temps, s'établissaient les banquiers, les négociants et les marchands, pendant que la plupart des immigrants, dévorés de la soif de l'or, couraient aux mines et se jetaient sur les placers.

C'était le temps où le mineur, le pic et la pelle sur l'épaule, la vaste sébile à laver l'or sous le bras, le couteau et le pistolet à la ceinture, s'en allait à la découverte, vers un eldorado inconnu. Les chercheurs d'or partaient en bandes, avec des provisions pour plusieurs jours. Ils allaient, portant sur leur dos les ustensiles de cuisine, les couvertures, les outils. Ils descendaient le long des ravins, bravant la pluie, la chaleur, la fatigue, endurant les privations et soutenus par l'espoir bien souvent déçu, d'une heureuse découverte. Quelques-uns recherchaient des endroits jusque-là ignorés, et que n'avait encore foulés le pied d'aucun Européen. Souvent des tribus d'Indiens sauvages, surtout dans le Nord, attaquaient la petite bande, et il fallait à celle-ci lutter d'audace et de vigueur contre le nombre des assaillants.

D'abord de simples camps de mineurs s'élevèrent dans l'intérieur du pays, mais bientôt s'ouvrirent des routes et des villes. Sacramento, Stockton, Sonora, Nevada, Marysville, Colombia, devenues depuis si importantes, ne datent que de cette époque. L'élégance actuelle de ces cités remplace le pittoresque d'un campement improvisé. Avant ces constructions, c'était sous la tente que couchait le mineur, et le soir, à l'éclat des feux brillant de toutes parts, dans ces rues souvent tracées le matin, se mêlaient des voix et des cris divers. C'était une véritable Babel où l'on entendait toutes les langues. Souvent aussi les imprécations et les disputes des joueurs remplissaient le camp de tumulte, et parfois, il faut le dire, la détonation d'un revolver ou d'un rifle éclatait au milieu d'une querelle, comme un argument sans appel.

Le bénéfice des mineurs, avec quelques pelletées de terre, était alors presque partout fabuleux: 80 ou 100 francs par jour marquaient souvent le résultat d'un travail moyen, sans compter les découvertes de pépites qui, quelquefois dans une matinée, rendaient le mineur millionnaire.

La boisson et le jeu absorbaient vite le produit des placers, et plus d'un mineur, le sac plein de poudre d'or, perdit dans une nuit le fruit de tout un mois de recherches. Les mineurs venus des colonies espagnoles, Mexicains, Péruviens ou Chiliens, se faisaient à la fois remarquer par leur ardeur infatigable au jeu et par leur calme impassible et stoïque devant les plus grosses pertes.

A San Francisco, les maisons de jeu, aujourd'hui disparues et fermées par ordre, jouissaient d'une vogue immense. Chacun y était admis et l'ardeur des joueurs était sans exemple. Souvent on ne se donnait pas la peine de peser la poudre d'or; on équilibrait à la main et à vue d'œil les deux tas mis en présence. Le baccarat et le lansquenet, le monte des Espagnols, tous les jeux de carte et de hasard, faciles et ruineux, étaient à la disposition de tous, et les paris dépassaient parfois toute limite. Le banquier avait de chaque côté, sur la table, un revolver armé. La vue de cet instrument, qu'on était si prompt alors à manier, tenait le public en respect et commandait la réserve aux tricheurs. De belles dames, à moitié nues, Américaines ou Françaises, occupaient avec les revolvers la droite et la gauche du banquier, et servaient d'amorce aux joueurs. D'autres circulaient dans la salle, y semant d'ardentes œillades. Il fallait, pour résister à leurs provocations, une vertu à toute épreuve, les femmes étant alors, comme aujourd'hui encore, très-rares en Californie. Une musique plus ou moins harmonieuse, mais toujours fort bruyante, car les instruments de cuivre y dominaient, répandait ses durs accords dans la foule. Elle jetait au dehors des flots d'harmonie, à travers des fenêtres ouvertes et rouges de l'éclat des lumières: c'était l'appel au public de la rue. La fumée des pipes et des cigares s'élevait autour du tapis vert; des liqueurs et des pâtisseries, distribuées gratuitement, à profusion, permettaient aux joueurs infortunés et aux fumeurs infatigables de se reposer un instant.

En dehors de ces établissements publics, certaines maisons de jeu particulières, tenues par des dames, étaient ouvertes à un public choisi. Enfin, quelques théâtres ne tardèrent pas à s'installer, et les citadins de San Francisco, qui n'avaient ni foyer ni famille, purent varier quelque peu les émotions de leur soirée.

Aujourd'hui les maisons de jeu sont fermées, les théâtres californiens sont ce qu'ont les voit partout, et le calme s'est en tous lieux rétabli. Il est fâcheux seulement qu'en ces jours, déjà si loin, aucun romancier n'ait paru pour dépeindre cette société si originale, qu'on ne connaît plus que par tradition. Il y avait là matière au plus curieux tableau de mœurs que jamais écrivain pût tracer. Soit qu'on eût voulu mêler la fiction à la vérité, soit qu'on n'eût dépeint que la réalité, les types n'eussent pas manqué au récit. Sans nommer ici une foule de ces existences déclassées qui quittèrent l'Europe pour la Californie, viveurs ruinés, artistes sans emploi, hommes de lettres affamés, banquiers ou négociants en faillite, gardes mobiles licenciés, n'oublions pas que quelques types particuliers apparurent alors sur l'horizon californien.

Ce fut d'abord, pour ne citer que des noms français, M. de Raousset-Boulbon, au cœur si noble et généreux. Il vécut longtemps de la pêche et de la chasse, se fit aussi portefaix, puis marchand de bœufs. Il alla chercher son troupeau dans la basse Californie, et revint à pied jusqu'à San Francisco, traversant plusieurs centaines de lieues d'un désert aride et sauvage. Tous les métiers se valaient alors; il fallait vivre, et la plus grande égalité régnait entre tous les immigrants. L'expédition de la Sonora, qu'entreprit M. de Raousset, fut d'abord couronnée de succès, mais eut ensuite des résultats déplorables. On connaît la fin courageuse de ce héros, indignement trahi et fusillé par le gouvernement mexicain. La France n'a pas vengé sa mort.

A côté de celle de M. de Raousset, apparaît la figure de M. de Pindray, un chasseur déterminé, un vaillant mineur, à la force herculéenne, et dont la fin fut aussi bien triste. Il disparut dans la Sonora, dévoré, dit-on, par les loups, d'autres disent surpris par les Indiens, ou tué peut-être par les Mexicains.

Citons encore M. de R..., tête aventureuse, aujourd'hui de retour à Paris. Par son esprit conciliant et ferme, il maintint plus d'une fois l'harmonie entre deux camps opposés de mineurs, et sut épargner l'effusion inutile du sang.

Nommons enfin M. de B..., frère d'un naturaliste célèbre. Oubliant son nom et ses illusions dorées, il dirigeait, en 1860, une tannerie dans le comté de Mariposa, et préparait lui-même, à la façon californienne, la gamelle de ses ouvriers.

La France, comme on le voit, a fourni largement sa part de héros au roman californien des premiers temps; mais il faut rappeler aussi, pour être juste, un nom italien, celui du colonel C..., aujourd'hui général. Il n'a quitté les rives du Pacifique qu'en 1859, pour se mêler aux événements de la guerre d'Italie, où il a joué un rôle très-marquant. Honoré de tous en Californie, et l'un des plus riches propriétaires du pays, le général C... a déployé dans sa vie de colon une énergie et une vigueur peu communes. Il a pris aussi sa part à différentes explorations dans les États atlantiques de l'Union. Un jour enfin, il est allé chercher un grand troupeau de bœufs sur les bords du Mississipi, et l'a ramené par terre à San Francisco, à travers plus de 800 lieues de déserts, hantés par les hordes sauvages des Indiens.

Si le roman des premières années de l'immigration présente des types si accentués, il ne manque pas non plus d'émotions saisissantes. C'était le temps des squatters, qui venaient, envahisseurs sauvages, s'établir à main armée sur le terrain d'autrui. Des luttes en règle s'ensuivaient, et plus d'une fois un terrain ou une mine furent ainsi successivement perdus et repris à coups de carabines ou de revolvers. C'était aussi le temps de ces immenses incendies, qui consumaient en quelques heures des villes entières, que l'on avait mis plusieurs mois à bâtir. Le feu dévorait, à mesure qu'elles naissaient, les villes californiennes; mais sur les cendres encore chaudes, les énergiques Américains se hâtaient de les reconstruire, et, dès le lendemain, comme par enchantement, une nouvelle cité s'élevait sur les ruines fumantes de la première.

Aujourd'hui, le feu exerce encore ses ravages, surtout dans les villes des mines, souvent dépourvues de pompes, et l'ardeur qu'on met à rebâtir est presque aussi étonnante qu'aux premiers jours. J'ai vu une fois la moitié du village de Coulterville disparaître dans une nuit d'incendie. Dès le lendemain, au milieu du feu à peine éteint, les maçons plantaient leurs piquets, les architectes crayonnaient leurs devis.

Aux premiers temps de l'immigration, les incendies furent d'une intensité sans égale, et se répétèrent à diverses reprises dans tous les centres de population. Sacramento, Sonora, Marysville, San Francisco, furent ainsi plusieurs fois entièrement consumés par les flammes. Les incendies éclatèrent à San Francisco dès la fin de décembre 1849, puis le 4 mai 1850, et pendant les mois de juin et de septembre suivants; enfin (dates fatales et que l'on prévoyait) le 4 mai et le 22 juin 1851 marquèrent des sinistres sans nom. La ville était encore dépourvue de pompes, et privée de ce système de surveillance et d'embrigadement qui la met aujourd'hui à l'abri de pareils malheurs. Des misérables exploitaient cette situation fâcheuse, et, brûlant la ville aux quatre coins, profitaient du tumulte de l'incendie pour se livrer à un pillage effréné. Ces brigands, organisés en compagnies régulières, pratiquaient aussi le vol et le meurtre au grand jour. Ils entraient dans un magasin, en plein midi, assommaient le patron d'un coup de casse-tête, et crochetaient son coffre-fort. D'autres fois, sous le nom d'étrangleurs, se cachant la nuit dans l'embrasure des portes, ils se jetaient sur le passant attardé, et, lui coupant la respiration par deux tours de cravate, le dévalisaient à leur aise. Ces bandits avaient leurs règlements, et leurs noms étaient connus de tous. Il fallait faire un exemple, frapper un coup d'audace, mais les juges n'osaient agir.

Alors s'organisa, en vertu de la loi dite de Lynch, ce fameux comité de vigilance dont on a tant parlé[13]. Il fonctionna pendant toute l'année 1851, et résigna ensuite ses pouvoirs, après avoir purgé le pays des misérables qui l'infestaient. En vain les juges essayèrent de protester, en réclamant le droit d'agir eux-mêmes. On donna l'assaut à la prison, on enleva de vive force les coupables au geôlier, on les jugea, on les pendit. Quand le coroner, chargé de constater les décès, reconnut dans son procès-verbal que la mort du pendu provenait du fait d'un comité dit de vigilance, le tribunal n'osa poursuivre, devant l'attitude imposante prise par le peuple en masse. Aussi ceux des bandits qui échappèrent à la corde se hâtèrent-ils de prendre le large devant ce terrible et inflexible comité de salut public. Les meilleurs citoyens en firent partie, et s'en font gloire encore aujourd'hui. En 1856, quand San Francisco sembla de nouveau menacé, pendant le passage aux affaires de l'administration la plus honteusement vénale qu'on ait vue aux États-Unis, tous les notables de la ville accoururent de nouveau, en plus grand nombre que la première fois. Il fallait réprimer des assassinats impunément commis au grand jour, et l'on faillit pendre le juge lui-même, qui, par peur ou par corruption, n'avait pas condamné les coupables.

[13] La loi de Lynch, ainsi nommée du nom de son auteur, remonte au temps de la guerre de l'indépendance des États-Unis, c'est-à-dire à l'année 1774. Elle a d'abord été instituée pour suppléer à l'absence des tribunaux réguliers, et on l'applique souvent dans les territoires de l'Union qui ne sont pas encore admis comme États. Le jury est le peuple assemblé, constitué en comité de vigilance, et il est à la fois juge et bourreau. Il faut la majorité des voix pour condamner le coupable. La peine est la pendaison, et le jugement s'exécute séance tenante. Une corde et un arbre suffisent. Ceux qui ont tant crié en France contre la loi de Lynch oublient que, dans nos troubles publics, on a quelquefois exécuté des voleurs en vertu d'un jugement populaire bien plus sommaire que celui de Lynch. Cependant personne n'a réclamé, tout le monde a même applaudi. Soyons donc conséquents, et reportons-nous à cette société californienne composée de tant d'aventuriers, venus de tous les coins du globe. Il fallait, pour avoir le calme, purger cette société de son écume: c'est ce que fit la loi de Lynch.

Les villes de l'intérieur imitèrent l'exemple de San Francisco, et Marysville, Sacramento, Stockton, eurent aussi, par deux ou trois fois, leur comité de vigilance. A une époque surtout où le pays n'avait pas de lois régulières, comme au premier temps de la découverte de l'or, il fallait bien agir d'une manière vigoureuse contre les misérables qui exploitaient cette situation. C'est ainsi que le peuple pendit à Sacramento, en 1850, quatre marins déserteurs qui avaient lâchement assassiné une famille de huit personnes.

Devant un pareil déploiement de vigueur, tous les convicts australiens, tous les gens sans aveu qui, en 1855, avaient peu à peu essayé de rentrer en Californie, durent enfin décamper sans espoir de retour. Ils s'empressèrent de quitter à tout jamais un pays où une chasse si bien montée était organisée contre eux.

Aujourd'hui le calme est partout et pour toujours rétabli, grâce à ces mesures énergiques, et au point de vue de la sécurité personnelle comme de la liberté laissée à chacun, la Californie n'a rien à envier à aucune autre contrée du monde.

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