Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
XII
LE FORT LARAMIE.
Fort Laramie (Dakota), 11 novembre.
Le fort où nous sommes campés est l'un des principaux postes militaires de l'Ouest. Il a été bâti, il y a une trentaine d'années, sur l'emplacement même d'un poste de traitants qui y faisaient, pour une grande maison de Saint-Louis, les Chouteau, le commerce des fourrures avec les Indiens. Laramie ou Laramée, qui a donné son nom au fort et à la localité, était un chasseur canadien qui fut tué à cette place par les Sioux, pendant qu'il tendait ses trappes au castor. Ce fait eut lieu vers 1830, et les blancs en perpétuèrent le souvenir en unissant le nom de Laramie à la géographie du pays. La rivière qui passe au fort et va se joindre à la Plate du nord, le piton élevé qui, à quelques milles de là, jalonne la ligne de faîte des Montagnes-Rocheuses, les plaines au delà de ce piton, ont reçu, comme le fort lui-même, le nom de Laramie. Bien des voyageurs, trop oubliés dans les baptêmes géographiques, ont été moins heureux que le pauvre chasseur.
Vu de la route que nous avons suivie, le fort ressemble plutôt à une ville hispano-américaine qu'à un poste militaire des États-Unis. Les casernes, les magasins, les bureaux, les logements des officiers, tout est construit en maçonnerie et badigeonné à la chaux. Sur un des côtés de la grande place des manœuvres, est la résidence du général commandant le fort. Avec sa veranda ou galerie extérieure couverte, à deux étages, on la prendrait pour un hôtel de Panama ou de l'Amérique centrale. Non loin est une maison d'un style encore plus étrange pour ces pays, une sorte de chalet suisse, que le sutler ou fournisseur du poste s'est bâtie de ses propres deniers. L'élégance de cette habitation fait honte à la mesquine apparence de la cantine, sombre et basse. A côté du chalet s'élève le seul arbre qu'on voit autour du fort. Les nouvelles baraques, ou casernes des soldats, les nouveaux magasins sont construits en bois.
Le long de la rivière Laramie, est le corral ou parc, vaste emplacement quadrangulaire fermé d'une haie. C'est là que l'on serre les foins et que l'on parque les mules. Les angles du corral sont chacun défendus, du côté opposé à la rivière, par une batterie octogone en adobe ou pisé (briques cuites au soleil). Ces batteries ont été édifiées, à l'origine, pour résister aux incursions des Indiens, qui commencent avant tout, quand ils surprennent les convois d'émigrants ou les postes militaires, par faire main basse sur les mules et les chevaux, auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd'hui les Indiens sont loin, et les forts du corral ont été transformés en réfectoires à l'usage des muletiers. Au lieu de batteries blindées, on n'y voit plus que des batteries de cuisine.
Un pont de bois, dont les piles sont jointes par des planches branlantes, unit les deux bords de la rivière. Sur la rive gauche est le fort avec toutes ses dépendances; sur la rive droite, l'unique hôtel du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver, les grandes crues emportent le tablier du pont, et alors un bateau ancré à la rive sert à passer les pensionnaires. L'hôtel est bâti de pisé et de gros rondins de bois, comme un log-house de pionnier américain. Il n'a qu'un rez-de-chaussée, mais il est des plus confortables, tant pour le vivre que pour le couvert, surtout si l'on réfléchit à la nécessité où l'on est de tout faire venir des États, situés à plus de 500 ou 600 milles de distance. A côté de l'hôtel est la buvette de rigueur, où l'on débite principalement la bière piquante et l'eau-de-vie de grains, l'ale et le whisky. Comme pour tempérer l'effet de ces boissons, le liquoriste vend également des livres, mais ses habitués s'adressent plutôt à ses tonneaux qu'à sa bibliothèque. Il est vrai que la poste du fort lui fait là-dessus concurrence. Elle vend des romans et des journaux dans l'intervalle qui sépare les arrivées et les départs des courriers. Ceux-ci n'ont lieu que chaque quinzaine, et encore sauf le bon vouloir de la Nuée-Rouge et de sa bande, ainsi que le directeur du bureau a pris soin de l'annoncer sur sa pancarte.
Les résidents du fort Laramie sont au nombre de cinq à six cents: officiers, commis d'administration, soldats, muletiers d'armée. Comme au fort Russell, une partie des officiers ont fait leurs études à West-Point, l'école militaire des États-Unis. West-Point est situé dans l'État de New-York, sur les bords du fleuve Hudson.
Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat fort rigoureux en hiver, où l'on reste souvent privé de nouvelles pendant plusieurs mois. On combat surtout par la chasse les ennuis de ce séjour lointain et isolé: dans les prairies, le buffle et l'antilope, l'écureuil, le loup; dans les montagnes, le cerf, l'élan, le daim, le chat sauvage, l'ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses, offrent au chasseur les émotions et les périls qu'il ambitionne. Dans quelques maisons, on rencontre d'élégants trophées, indices de nombreuses victoires. Suivant l'habitude, quelques officiers mariés ont appelé leur femme auprès d'eux. Comme toutes les Américaines, celles-ci sont arrivées dans le désert sans un mot de plainte, et ont mêlé les douces joies de la vie de famille aux rigueurs d'un exil forcé. Quant aux soldats, ils sont, comme dans toute l'armée, le ramassis de la population des États-Unis. Il y a parmi eux des réfractaires de tous pays, hormis de vrais Américains.
La garnison du fort Laramie comprend quatre compagnies d'infanterie et deux de cavalerie. On sait avec quelle facilité tous ces soldats désertent. «Dès que je verrai une embellie, me disait l'un d'eux, un Canadien qui parlait la vieille langue française, je passerai au large.» Tous ces soldats sont mécontents et disent pis que pendre des camarades. Il n'y a de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de soldat passé cuisinier et que les officiers du fort Russell ont amené avec eux. Jamais il ne se lave ni le visage ni les mains, qu'il garde noircis de fumée. Jamais non plus il n'est prêt à l'heure, surtout pour le déjeuner; il est vrai qu'il rejette alors la faute sur les officiers. «Ces messieurs se lèvent toujours les derniers, dit-il, et je ne puis rien avoir d'eux.»
Le fort Laramie, gardé par d'aussi pauvres soldats, n'a d'un fort que le nom. Aucune circonvallation, aucun mur ne l'entoure. Du côté opposé à la rivière est seulement une sorte de fossé où les terres extraites ont été jetées en talus, et qui présente à l'un de ses angles un vaste tracé circulaire: on dirait les fondations pour une tour. C'est là le seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens. N'ayant jamais été attaqué depuis l'établissement du fort, il n'a jamais été entretenu. Au delà du fossé est le cimetière, où dorment fraternellement de leur dernier sommeil les Indiens et les blancs; puis vient la prairie, bientôt bornée par des monticules de cailloux roulés. Ces monticules sont semés de pins comme des dunes qu'on aurait voulu fixer sur place; mais les pins ont ici poussé naturellement. Gravissant ces coteaux, on jouit d'une belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée par une ligne de remparts naturels de grès sableux, analogues à ceux de Lone-Tree-Creek, dont je vous ai déjà parlé. Du pied de ces remparts, la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent avec la rivière Laramie, et de là elle se rend à North-Plate, la principale station du chemin de fer du Pacifique à partir d'Omaha, où elle s'unit à la Plate du sud.
Si, du haut des rives de la Plate du nord, on regarde au couchant, on aperçoit à l'horizon un piton élevé, de forme conique, comme les puys volcaniques de l'Auvergne; c'est le pic Laramie, isolé au milieu de la plaine, et qui sert de point de repère aux émigrants et aux Indiens nomades qui traversent cette contrée. Le pic est aligné sur la direction des Montagnes-Rocheuses, dont il forme le prolongement et comme le dernier piton vers le nord. Il est élevé de 1,200 mètres au-dessus du niveau du terrain environnant et on l'aperçoit de très-loin, de plus de 80 milles. L'air de la prairie est si pur, si transparent, si sec, que la vue du pic est encore claire à cette énorme distance. Il dresse fièrement sa masse bleue au-dessus du plan de l'horizon, et l'œil se repose avec plaisir sur ce piton de roches massives, le seul qu'on aperçoive en parcourant le pays. Plus au sud viennent les Montagnes-Noires, les Black-Hills, fertiles en bois résineux, en pins, en cèdres, en sapins, et sillonnées, dit-on, de veines métallifères très-riches. Enfin, dans le territoire de Colorado, qu'ils jalonnent sur tout un méridien, sont les fameux pics de Long et de Pike, que vous connaissez, points culminants des Montagnes-Rocheuses, et qui portent jusqu'à 5,000 mètres de hauteur leurs cimes ardues et neigeuses, saluées par tous les émigrants des prairies.
Le chemin qui mène du fort au pic Laramie était naguère très-fréquenté. C'est par là que passaient les néophytes Mormons pour se rendre dans l'Utah, à leur capitale du lac Salé; c'est par là aussi qu'arrivaient les émigrants qui, par terre, à pied ou en charrette, se rendaient en Californie. Ce chemin était encore parcouru par la fameuse diligence transcontinentale. Aujourd'hui la fièvre de l'or s'est éteinte, au moins dans l'Eldorado, et bien peu d'émigrants sont assez pauvres pour aller en Californie par les plaines; les Mormons ont vu leurs caisses se remplir et leurs recrues prennent le chemin de fer du Pacifique; enfin la diligence transcontinentale elle-même a dû déplacer ses stations et les déplace encore chaque jour devant les étonnants progrès de la civilisation du Far-West. La voie ferrée lui fait d'ailleurs perdre de plus en plus du terrain. Avant trois ans, vous le savez, la malle overland n'existera plus, et un double ruban de fer unira les deux océans, l'Atlantique et le Pacifique. Le fort Laramie aura été le premier atteint par cette marche incessante du progrès. La découverte des mines d'or dans les Montagnes-Rocheuses et les développements rapides du territoire de Colorado ont reporté plus au sud tout le mouvement des plaines. La seule chose qui reste à Laramie et qui rappelle encore la civilisation au milieu du désert, c'est le télégraphe électrique.