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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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VI

LES FONDATEURS DU COLORADO.

Georgetown, dans les Montagnes-Rocheuses,
23 octobre.

Je vous disais dans ma dernière lettre, datée de Denver, 6 octobre, que je vous parlerais plus au long du territoire de Colorado, en vous écrivant de sa capitale, Golden City.

Ce projet, je n'ai pu le mettre à exécution lors de mon passage dans la Ville-d'Or, où je n'arrivai qu'assez tard dans la nuit, de retour d'une visite aux mines de charbon de Boulder: la nature a tout donné à ce riche pays.

Le lendemain nous prîmes dès l'aube la diligence qui devait nous conduire sur un des plus hauts lieux habités dans les Montagnes-Rocheuses, à Central City, ville bien nommée pour nous, car elle a été en quelque sorte le centre d'où nous avons fait rayonner toutes nos explorations.

A cheval dès le matin, nous avons parcouru pendant trois semaines toutes les mines, toutes les localités alpestres de ce curieux territoire, tantôt nous élevant sur les plus hauts sommets, tantôt parcourant les vallées les plus profondes. Bernardins et bénédictins, s'ils eussent été de la partie, auraient été également satisfaits, car si les premiers, à l'exemple de leur maître, aimaient les vallons, les autres ne dédaignaient pas les collines:

Bernardus valles, colles Benedictus amabat.

J'ai quitté, pendant tout ce temps, la plume pour le marteau de mineur, et c'est pourquoi vous n'avez plus reçu de mes nouvelles. Je suis descendu dans les puits les plus profonds, entré dans les galeries sinueuses; j'ai parcouru les placers, visité les usines où l'on traite les minerais d'or et d'argent, et j'ai rapporté de toutes mes excursions l'impression la plus favorable de l'activité et de l'intelligence qu'ont développées en tout les pionniers du Colorado.

Nous avons fait nos courses à cheval, chevauchant entre matin et soir, quelquefois plusieurs jours de suite. J'ai retrouvé là les excellentes bêtes mexicaines que j'avais déjà montées en Californie, et qui vont douze heures au trot, au galop, sans s'arrêter, sans manger, se contentant d'arracher au passage quelques brins de bruyères, quand il y en a sur le chemin. Elles veulent aussi boire à tous les ruisseaux. Laissons-les étancher leur soif, si tel est leur bon plaisir. Les bonnes bêtes! comme elles font honneur le soir au repas de l'écurie! Infatigables, elles fatiguent cependant le cavalier, et je dois vous avouer qu'hier soir, arrivant à Georgetown, la ville centrale des mines d'argent, comme Central City est celle des mines d'or, je me laissai glisser à bas de ma monture en jetant le cri du président péruvien Castilla: No puedo mas, Je n'en puis plus! Le vieux président tomba ainsi, il y a quelques mois, sur la route d'Arequipa, pour rendre l'âme et s'en aller dans l'autre monde; je tombai comme lui devant l'hôtel de Georgetown, mais pour me relever de suite et m'en aller souper et dormir.

Nous sommes allés à cheval comme les Castillans qui, aujourd'hui encore, ne peuvent parcourir la plupart des mines de leur pays que de cette façon; mais ne croyez pas qu'ici les routes manquent, bien que nous soyons en pays montagneux. Partout courent des diligences, du type que vous savez; partout sont disposés des relais, des tables d'hôte, des buvettes. Sur ces chemins ouverts un peu par la nature, un peu par les hommes, et très-mal entretenus par ceux-ci; sur ces chemins, où il est rare de rencontrer un cantonnier, et sur lesquels ne veille aucun corps officiel des ponts et chaussées, la poussière s'élève en épais tourbillons, quand le coche s'avance, rapide, au galop de ses six chevaux. On est littéralement poudré, aveuglé, dans ce pays surtout, où il ne tombe pas une goutte d'eau pendant plus de six mois. Aux relais de la diligence, une cuvette et un pot à eau vous attendent, avec du savon et une serviette sans fin tournant autour d'un rouleau supérieur. Des miroirs, des peignes, des brosses sont là; des brosses de toute espèce, même la brosse à dents, retenue par une longue ficelle, pour que chacun s'en serve et que nul ne l'emporte. A Paris, vous allez rire de ces usages démocratiques; ici ils sont acceptés de tous et sont même les bienvenus, sauf peut-être la brosse à dents, qu'on regarde d'un œil soupçonneux.

Que de fois, dans tout le Grand-Ouest, sur toutes les routes, sur tous les railroads, j'ai béni cette eau bienfaisante et ces instruments de toilette si libéralement offerts à tous!

Reportez-vous à ce qu'on endure en été sur nos chemins de fer, où certains de ces usages devraient bien être admis dans les principales de nos stations, accordés généreusement, comme une chose due, et sans que nul soit obligé de payer.

Si la poussière en pays de plaines est ici le plus grand ennemi du voyageur, en pays de montagnes il y a les cahots de la diligence, dont vous ne pouvez vous faire une idée. La voiture roule au grand galop aux descentes les plus vertigineuses, sur de gros cailloux, sur des blocs de rocher.

Impassible à son poste, l'automédon conduit d'une main assurée les six bucéphales qui lui sont confiés. On se demande comment il n'est jamais jeté hors de son siége: on l'y dirait maintenu par des courroies. A l'intérieur, les voyageurs pâtissent, moulus, brisés par les cahots. Quelques-uns ont le mal de mer, par suite de ce roulis et de ce tangage si nouveaux pour eux.

Et néanmoins, ce mode d'aller est général dans tous les États-Unis. Je l'ai retrouvé même en Californie. On conte qu'il y a quelques années, le grand journaliste de New-York, M. Horace Greeley, attendu à San-Francisco pour des conférences ou lectures, s'y rendait par terre dans la diligence continentale. Comme il traversait les cols de la Sierra-Nevada, et que la voiture n'allait pas assez vite à son gré, il craignit d'arriver en retard. Les affiches étaient déjà faites et les jours indiqués. Il pria donc le postillon de fouetter ses chevaux, et d'aller un peu plus vite. «Tenez-vous bien sur votre siége, répondit l'homme, et je vous amènerai à temps.» Et lâchant les rênes, excitant vigoureusement ses bêtes, il lança la voiture au grand galop sur une descente en précipice. Le journaliste réclamait, criait, tempêtait, n'en pouvait plus. «Tenez-vous bien sur votre siége, monsieur Greeley, et vous arriverez à temps,» lui cria derechef le postillon, l'œil souriant, la bouche moqueuse.

M. Greeley arriva en effet à l'heure, et, oubliant toute rancune, il récompensa son bourreau en lui faisant cadeau d'un vêtement tout neuf. L'histoire est restée légendaire parmi les voyageurs du Far-West, et le postillon, qui exerce toujours, a fait graver sur le boîtier de sa montre sa réponse à M. Greeley: «Tenez-vous bien, monsieur Greeley, et vous arriverez à temps!» On prétend même que cette montre a été donnée en souvenir à ce brave homme, sinon par l'impatient journaliste, au moins par un voyageur qui avait fait la route avec le même postillon, à qui il avait entendu raconter cette histoire.

Les moyens de locomotion rapides, assurés, ont toujours été regardés par les Américains comme un des agents les plus certains de leurs vastes colonisations.

Vous venez de voir que le Colorado n'a point failli à ces idées. Dès les premiers jours de la naissance de ce territoire, l'overland-mail est venu à lui, changeant sa ligne de parcours à mesure qu'un pays nouveau se fondait, et ne réclamant du gouvernement fédéral aucun supplément d'indemnité, aucun dédommagement.

Chacun se déplace ici avec les affaires, et ne reste pas immobile dans le coin qu'il a une fois choisi.

Je vous ai déjà parlé assez au long de l'overland-mail. La merveille la plus étonnante réalisée par les Américains dans la traversée du Grand-Ouest a été celle du poney. Ce service est né en Californie en 1860, et il a fonctionné jusqu'au jour où une ligne télégraphique continue a relié le Pacifique au Missouri et de là à l'Atlantique.

On franchissait en six jours, au moyen d'un cheval rapide ou poney, la distance de 1,600 milles ou 650 lieues qui existait alors entre l'extrême limite télégraphique des États atlantiques et celle du jeune État du Pacifique. Cheval et cavalier se renouvelaient à chaque station, et la bête partait au galop, arrêtée quelquefois en chemin par le Peau-Rouge, qui guettait le coureur pour le tuer et voler le cheval. Ce service n'en fit pas moins merveille, et ce fut par ce moyen que le 12 novembre 1860 furent apportées à San-Francisco les dépêches d'Europe du 21 octobre, c'est-à-dire datant à peine de vingt jours, et la nouvelle de l'élection présidentielle du 6 novembre, qui donnait la majorité au candidat abolitionniste Lincoln. Aujourd'hui le télégraphe a remplacé le poney, et l'on peut avoir à San-Francisco une dépêche de Paris avant l'heure où elle a été envoyée, grâce à la vitesse du fluide électrique et à la différence des méridiens.

Les services des diligences, du poney, du télégraphe, semblaient donc avoir préparé comme à souhait la colonisation du Colorado, quand les pionniers sont venus: il fallait l'homme pour achever cette œuvre à laquelle aidaient déjà tant d'avantages matériels!

Le pionnier! je ne l'ai jamais vu ni si grand, ni si viril, ni si moral. Nous sommes descendus à Central-City, dans une des plus honorables familles du pays, celle de M. Whiting, agent des mines de M. Whitney.

L'hospitalité la plus cordiale nous a été donnée par ces braves gens, et l'élégant cottage qui les abrite s'est encore embelli pour nous recevoir.

M. Whiting a auprès de lui sa femme et ses enfants. Deux de ses filles sont mariées et vivent sous le même toit que leur père, avec toute leur famille. Dans cette ruche travailleuse, chacun a son occupation: les hommes vont le jour aux affaires, les jeunes filles ou les garçons à l'école, les femmes soignent la maison. Pas de domestiques, on n'en trouverait pas, ou ils coûteraient trop cher, 20 francs par jour!

Le soir, tout le monde se réunit: on cause, on lit, on fait de la musique; les dames travaillent à des ouvrages d'aiguille, les enfants mêlent leurs jeux bruyants aux distractions plus calmes des grands-parents. C'est l'honnête et austère famille du pionnier; chacun a planté là ses pénates pour jamais, sans aucun esprit de retour.

Que de bons jours mes compagnons et moi avons passés dans cette hospitalière demeure! que d'agréables souvenirs nous en emportons! Jamais le moindre nuage ne s'est levé au milieu de toutes ces personnes, d'esprit et de caractère si divers. Et ce que je dis pour cette famille pourrait s'appliquer à cent autres que j'ai rencontrées à Black-Hawk, Nevada, Idaho, Empire, Georgetown, etc. Je ne parle pas de la société de Denver, dont je vous ai déjà fait le tableau.

M. Whiting et les siens sont venus de l'Illinois, dès les premiers jours de la découverte de l'or au pied des Montagnes-Rocheuses.

Ils avaient une ferme dans cet État, et ils l'ont vendue pour venir tenter la fortune plus avant dans le Far-West. Ils sont tous venus, hommes, femmes, enfants, comprenant bien qu'il n'y avait de pionniers et de colons sérieux que ceux qui emportaient avec eux tous leurs pénates, comme jadis Énée disant adieu à Ilion.

Dans des mines éloignées, dans des vallons déserts, j'ai rencontré aussi de ces courageux émigrés. Le cottage est au milieu des bois, perdu dans la montagne ardue ou dans le vallon sombre. Vous entrez: une femme gracieuse vous accueille; le mari empressé vous offre un abri sous son toit ou une part du repas. Le linge est d'une éclatante blancheur; les mets les plus variés, composés souvent par des mains délicates, naguère habituées à d'autres occupations, ornent la table. Partout des meubles élégants, et des habitudes de luxe, de confort, qu'on est tout étonné de rencontrer dans ces lointains déserts.

Sans doute, le spectacle n'est pas partout le même. Je voudrais maintenant vous décrire quelques nouveaux types de pionniers, ceux que j'appellerai les aventuriers, les coureurs, les enfants perdus de la colonisation. Mariés ou célibataires, ceux-ci forment une bande à part. Je voudrais aussi vous dire un mot des mines d'or et d'argent. Vous froncez le sourcil. N'ayez crainte; je ne ferai pas trop de géologie. Au reste, je réserve cela pour une autre lettre. Il ne faut pas traiter deux sujets à la fois: non bis in idem, comme dit le latin, qu'on parle même dans ces montagnes.

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