Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
XIV
MONTAGNARDS, TRAPPEURS ET TRAITANTS.
Fort Laramie (Dakota), 13 novembre.
A la nouvelle de notre arrivée, tous les coureurs du Grand-Ouest, les trappeurs qui chassent le bison et le castor, les traitants qui font le commerce avec les tribus, tous ces énergiques aventuriers des Montagnes-Rocheuses que les Américains désignent sous le nom de montagnards (mountainers), sont accourus à Laramie. Ils savaient que la commission devait venir, ils arrivaient au-devant d'elle. J'ai vu là le père Bissonnette, un vieux traitant louisianais, d'origine française. Il vit aujourd'hui dans une ferme aux environs de Laramie. Il a du reste toujours fréquenté ces parages, car le fort Laramie, avant d'être une station militaire, était, je vous l'ai dit, un poste de traitants, appartenant à la célèbre maison Chouteau de Saint-Louis. Si vous avez lu le récit du voyage de Frémont dans l'Extrême-Ouest, vous aurez vu qu'il y est fait mention de Bissonnette, quand Frémont s'arrête à Laramie.
«Il a gagné de l'argent gros comme le bras, m'a dit Pallardie. Beauvais et moi, nous avons été ses agents, nous avons travaillé sous lui. Aujourd'hui c'est nous qui sommes riches et lui qui est pauvre. Que voulez-vous? dans le désert, pour passer le temps, on joue, on s'amuse. Les femmes, la bonne chère, ça mène loin! Bissonnette a tout perdu, mais il est resté bon garçon.»
Un autre traitant, un Français de pure origine, car il est arrivé du Havre, nous a invités aujourd'hui dans sa tente à un repas de chien; ceci soit dit sans jeu de mots. Nous avons mangé un jeune chien, engraissé et tué à notre intention. La chair du meilleur mouton ne peut se comparer à celle-là, et je conçois l'usage des Peaux-Rouges de réserver le chien pour les repas de fête, surtout ceux où ils veulent faire les honneurs aux blancs.
—Comment trouvez-vous cette viande? m'a demandé le général Harney, qui a vieilli au milieu des guerres indiennes, et qui, pour la centième fois peut-être, s'asseyait à un repas de ce genre.
—Excellente, général.
—Avez-vous mangé du cheval à Paris? car on dit que vous êtes devenus hippophages.
—Pas encore; mais, dès mon retour, je goûterai certainement du cheval, ne fût-ce que pour comparer avec le chien.
La vérité est que je n'ai jamais mangé de meilleur mouton que ce jeune chien de Laramie.
Notre hôte s'appelle Guérut. Il est parti du Havre, il y a quelque vingt ans, pour faire fortune aux États-Unis (c'est toujours pour faire fortune qu'on arrive dans ce pays), et il est venu se perdre, après maintes vicissitudes, au fond de l'Extrême-Ouest. Il est aujourd'hui interprète du fort auprès des Laramie-Loafers.
Parmi les traitants venus à Laramie est encore le père Richard, que je vous ai déjà présenté. Je vais de temps en temps fumer le calumet avec lui, le vrai calumet des Peaux-Rouges.
«J'ai gagné beaucoup d'argent avec les Sioux; me disait-il tout à l'heure; mais un jour les Chayennes, ces coquins de sauvages, en guerre avec mes amis les Sioux, m'ont tout pris. Ils m'ont volé tous mes chevaux, toutes mes belles robes de buffle, toutes les peaux de castors que j'avais préparées. Il me reste bien encore quelques piastres, et je ne suis pas tout à fait pauvre. Cet hiver, je veux aller dans les Montagnes-Noires couper des traverses pour le chemin de fer. Il y a là des dollars à gagner. Je sais des bois de cèdres et de sapins qui n'appartiennent à personne; j'en profiterai pour les exploiter.»
Le meilleur type, entre tous ces coureurs des grandes plaines, tous ces vieux trappeurs, qui me rappellent tous la France, soit l'ancienne, celle du Canada et de la Louisiane, soit la France contemporaine, le meilleur type est encore celui de notre guide et interprète Pallardie.
Et cependant que de choses il ignore encore sur les sauvages. J'ai essayé de le consulter sur les origines, les légendes, les traditions des Peaux-Rouges, au milieu desquels il a si longtemps vécu. Un soir, autour du feu du bivouac, quand nous allions ces jours derniers de Hill's-Dale à Laramie, pensant que le Canadien serait communicatif, je lui demandai si les Sioux, qu'il connaissait si bien, dont il parlait si bien la langue, n'avaient pas conservé quelque tradition sur leur première venue en Amérique.
«Je ne me suis jamais occupé de ça, m'a répondu Pallardie. Demandez-moi le prix des peaux de buffle ou des peaux de castor, là-dessus je puis vous répondre; mais les légendes, les origines, comme vous les appelez, ça ne m'intéresse pas.»
Et je n'ai rien pu tirer de lui.
Sur le Sioux, j'en ai su davantage. Grâce à lui, j'ai pu apprendre à compter dans cette langue, à la fois gutturale et harmonieuse, qui, à l'entendre parler, rappelle beaucoup l'espagnol. J'ai composé aussi un petit dictionnaire de mots usuels sioux que je vous montrerai à Paris.
Enfin Pallardie m'a initié au langage par signes, que parlent entre eux tous les Peaux-Rouges pour se comprendre d'une tribu à l'autre, et qui a beaucoup d'analogie avec celui de nos sourds-muets.
Quant au corbeau et à l'arrapahoe, personne n'a pu me donner de leçons de ces langues. Elles sont des plus gutturales et ne se prononcent, du moins l'arrapahoe, que du bout des lèvres. Aucun interprète n'est capable de les écrire et souvent, tout en les comprenant, ne peut les parler que par signes. L'arabe le plus renforcé n'est rien à côté de ces langues diaboliques.
Les linguistes, les anthropologistes, les ethnologistes devraient bien nous dire pourquoi toutes ces tribus, voisines les unes des autres, ont des langues si dissemblables et présentent des types si divers. Le problème se pose plein de difficultés devant les partisans de l'unité de l'espèce humaine, mais ce n'est pas ici le cas de le résoudre, il suffit de l'indiquer en passant.
J'aime mieux finir par un dernier mot sur ces vigoureux trappeurs, sur ces braves traitants, qui continuent si courageusement dans les prairies les habitudes de chasse, de commerce et d'excursion au milieu de tribus indiennes, habitudes que la première a introduites la France, et que ses enfants n'ont pas oubliées. Ces coureurs des grandes plaines sont des pionniers à leur façon, et je m'en voudrais si, après avoir vécu un moment au milieu d'eux, après avoir partagé leur tente, leurs repas, je ne leur avais pas consacré quelques lignes. Honneur donc à ces enfants lointains de la vieille France! je suis sûr que vous les aimez déjà comme moi.