Le livre du chevalier de La Tour Landry pour l'enseignement de ses filles
Du pechié de yre.
Chappitre CIIIIe.
Mes chières filles, gardez-vous bien que le péchié de yre ne vous preigne ; car Dieux dit en la sainte euvangille que l’en doit pardonner à ceulx qui ont mesprins et meffait, si humblement que, se on est feru de son prouchain, c’est de son frère crestien, sur une joe, il doit tendre l’autre joe pour soy laissier referir, avant que soy laissier revengier ; car prendre vengence n’est nulle merite, mais est le contraire de la vie de l’ame. Encores dist nostre seigneur que, se l’en a nulle rancune à nullui et l’en viengne offrir à son autel, que l’en se retourne et s’accorde à son prouchain et lui pardonner, car après le pardon puet venir seurement faire son offrande, et Dieu le recevra ; car il ne vieult avoir offrande ne ouir oroyson de homme ne de femme qui soit en péchié de ire ne en courroux, comment Dieu, qui fist la paternostre, qui dist en adourant Dieu le père en entencion du pueple que Dieu pardonnast comme il pardonnoit, c’est quand on dit : « Et dimitte nobis debita nostra, etc. », dont il advient, si comme dient les grans clers, que ceulx qui haient autruy et sont en rancune et ilz dient la paternostre, ilz la dient plus contre eulx que pour eulx. Et sur ce fait, je vous diray un exemple d’une grant bourgoise, comme j’ay oy raconter à un preschement. Celle bourgoise estoit moult riche, prisée et charitable, et avoit moult de grans signes d’estre bonne crestienne. Et tant advint que elle fut au lit de la mort ; sy vint son curé, qui à merveilles estoit saint homme et preudomme, et si la confessa, et, quant vint sur le péchié de yre, il lui dist qu’elle pardonnast de bon cuer à tous ceulz qui meffait lui avoyent, et, quant à cellui article, elle respondy que une femme sa voisine lui avoit tant meffait que elle ne lui pourroit pardonner de bon cuer. Lors le sainct homme la commença à traire de belles paroles et de beaux exemples, comment Jhesucrist avoit pardonné sa mort moult humblement, et aussi lui compta comment le filz d’un chevalier, à qui l’en avoit occis son père, que un saint hermite confessoit, et, quant vint à cellui de yre, il dist comment il ne pourroit pardonner à cellui qui avoit occis son père, et le preudomme lui monstra comment Dieu avoit pardonné et moult d’autres exemples moult bons et nottables, et tant lui dist et monstra que cellui enffant pardonna la mort de son père de bon cuer, tellement que, quant l’enffant revint s’agenoullier devant le crucefiz, le crucefiz s’inclina vers lui, et dist une voiz : « Pour ce que tu as pardonné humblement et pour l’amour de moy, je te pardonne tous tes meffaiz et auras grace de parvenir à moy en la celestielle joye. » Et ainsi monstra cellui curé ceste exemple et pluseurs autres à la bourgoise ; mais oncques, pour exemple ne pour admonestement que il lui deist, elle ne lui voult pardonner de bon cuer, ains morut en cellui estat, dont il advint que, en celle nuittée, il sembloit par advision à cellui chapellain, qui confessé l’avoit, que il véoit l’ennemi qui emportoit l’ame, et véoit un gros crapaut sur le cuer d’elle. Et, quant vint au matin, l’en lui dist qu’elle estoit morte, et vindrent ses enffans et ses parens pour lui parler de son enterrement, et qu’elle feust mise en l’eglise. Mais le chappelain respondit qu’elle n’y seroit point mise ne enterrée en terre benoiste, pour ce qu’elle n’avoit oncques voulu pardonner à sa voisine, et qu’elle estoit morte en pechié mortel, dont les amis d’elle estrivèrent moult à lui et le menacièrent, et lors il leur dit : « Beaulx seigneurs, faites-la ouvrir et vous trouverez un gros crapaut dedens son cuer, et, se il n’est ainsi comme je dy, je vueil que elle soit mise en terre benoiste. » Lors ils parlèrent ensemble et ne s’en firent que bourder et dirent que ce ne povoit estre, et que hardiement elle fust ouverte pour eulx mieulx mocquier de lui et pour le approuver mençongier. Lors ils la firent ouvrir et trouvèrent un gros crapaut sur son cuer moult hideux. Lors le saint chappellain prinst l’estole et la croiz et conjura cellui crapaut, et lui demanda pourquoy il estoit là et qui il estoit. Et cellui crapaut respondist que « il estoit un ennemy qui par l’espace de xxv ans l’avoit temptée, et par especial un pechié où il avoit trop plus trouvé son avantaige, c’estoit un pechié de yre et de courroux ; car dès cellui temps avoit si grant jalousie et si grant courroux avecques une sienne voisine que jamais à nul jour ne lui pardonnast ; car je y mis telle yre que jamais ne la regardast de bon oeil, et l’autre jour, quant tu la confessoies, je estoie sur son cuer à iiij piez et le tenoie si enclavé et eschauffé du pechié de yre qu’elle ne povoit avoir nulle voulenté de pardonner, et toutevoies fut-il heure que je eus paour que tu ne la me tollisses, et que tu la convertisses par tes preschements, et toutesfoiz je en euz la victoire tellement qu’elle est nostre et en nostre seignourie à touz jours mais. » Et, quant tous ouirent dire ces parolles, sy furent moult esmerveillez et n’osèrent plus parler de la mettre en terre benoiste, et n’y fust point mise. Sy a cy moult belle exemple comment l’en doit pardonner l’un à l’autre ; car qui ne pardonne de bon cuer, Dieu à paines le pardonra, et en pourroit bien prendre comme il print à la bourgoise dont ouy avez.