Le livre du chevalier de La Tour Landry pour l'enseignement de ses filles
Cy parle du debat qui avint entre le chevalier qui fist ce livre et sa femme, sur le fait d’amer par amours. Le chevalier parle, la femme respont après.
Chappitre VIXXIIIIe.
Mes chières filles, quant à amer par amours, je vous en diray le desbat de vostre mère et de moy. Je vouloye soustenir que une dame ou damoiselle peut bien amer en certains cas de honneur, comme en esperance de mariage ; car en amour n’a que bien et honneur, qui mal n’y pense. Car en celles où l’on pense ou mal ou engin, n’est pas amour, ains est mal pensé et mauvaistié. Si vueilliez ouïr le grant contens et le debat de elle et de moy. Je dy ainsi à vostre mère : « Dame, pour quoy ne aymeront les dames et les damoisselles par amours ? Car il me semble que en bonne amour n’a que bien, et, aussy comme l’amant en vault mieux et s’en tient plus gay et plus joli et mieulx acesmé, et en hante plus souvent les armes et les honneurs, et en prent en lui meilleure manière et meilleur maintieng en tous estaz pour plaire à sa dame et à sa mie, tout ainsi fait celle qui de lui est amée pour lui plaire, puis que elle l’ayme. Et aussy vous dy-je que c’est grant aumosne quant une dame ou damoiselle fait un bon chevalier ou un bon escuier. Cestes-cy sont mes raisons. »
Cy parle la dame et respont au chevalier : Sy me respont vostre mère et dit : « Sire, je ne me merveille pas se entre vous hommes soustenez ceste raison que toutes femmes doivent amer par amours. Mais, puis que cest fait et cest debat vient en clarté devant noz propres filles, je vueil debattre contre vous le mien advis, et feablement, selon mon entendement ; car à nos enffans nous ne devons riens celer. Vous dictes, et si font tous les autres hommes, que toutes dames et damoiselles valent mieulx se elles ament par amours et qu’elles s’en tendront plus gaies et plus renvoysiées et en sauront trop mieulx leurs manières et leur maintieng, et feront aumosne de faire un bon chevalier ou un bon escuier valoir. Cestes paroles sont esbatements de seigneurs et de compaignons et un langaige moult commun. Car ceulx qui disent que le bien et honneur qu’ilz font, que ce soit par elles, qui les font valoir et venir à honneur et souvent eulx armer et aler ès voiages, et moult d’autres choses que ilz dient qu’ilz font pour leurs amies, il ne leur couste guères à le dire pour leur plaire et pour cuidier avoir leur gré ; car assez de telles paroles et d’autres bien merveilleux aucuns usent bien souvent. Mais, combien qu’ilz disent que ilz le facent pour elles, en bonne foy ilz le font pour eulx meismes, et pour tirer à avoir la grace et l’onneur du monde. Si vous di, mes chières filles, que vous ne croiez pas vostre père en ce cas, et vous pry, si chière comme vous m’avez, pour vostre honneur garder nettement sans blasme et sans parlement du monde, que vous ne soyez point amoureuses, pour plusieurs raisons que je vous diray. Premierement, je ne dy mie que toute gentil femme ne doye mieulx amer les uns plus que les autres, c’est assavoir les gens de bien et d’onneur et ceulx qui leur conseilleront leur honneur et leur bien ; car l’en puet bien faire meilleure chière aux uns que aux autres en moult de cas. Mais, quant à estre si amoureuses que telle amour la maistroye, atout le plaisir et le vouloir de son cuer, aucunes fois il advient souvent que telle ardeur d’amour et cellui fol plaisir les maistroye et les maine à avoir aucun villain blasme, aucunes fois à droit, et aucunes fois à tort, par l’aguet que l’en a voulentiers sur tel fait, dont l’on puet parfois recevoir grans blasmes et deshonneur, et tel cry qu’il ne chiet pas de legier, par les faulx aguetteurs et par les mesdisans, qui jà ne seront saoulx ne assouviz de agaitier, parler et rapporter plus tost le mal que le bien. Dont, par leurs faulx langaiges, ilz diffament et tollent la bonne renommée de mainte dame et damoiselle, et pour ce, toute femme à marier se puet bien depporter de celluy fait.
Dont l’une rayson est que juenne femme amoureuse ne puet jamais servir Dieu de fin cuer ne de si vray comme devant ; car j’ay ouy dire à plusieurs, qui avoient esté amoureuses en leur juenesce, que, quant elles estoient à l’eglise, que la pensée et la merencolie leur faisoit plus souvent penser à ces estrois pensiers et deliz de leurs amours que ou service de Dieu, et est l’art d’amours de telle nature que, quant l’en est plus au divin office, c’est tant comme le prestre tient nostre seigneur sur l’autel, lors leur venoit plus de menus pensiers ; c’est l’art d’une deesse, qui a nom Venus, qui eut le nom d’une planette, si comme je l’ay ouy dire à un preudhomme prescheur, qui disoit que l’ennemy se mist en une femme dampnée qui à mervelle fust jolie femme et amoureuse, et se mist l’ennemy dedans elle et faisoit faulx miracles, dont les payens la tindrent à deesse et la honnouroient comme Dieu. Celle Venus fut celle qui donna le conseil aux Troyens qu’ilz envoyassent Paris, le filz du roy Priam, en Grèce querre femme, laquelle elle lui feroit avoir, et seroit la plus belle dame du royaume de Grèce, et elle dit voir, car Paris avoit la belle Helaine, la femme au roy Menelaux, dont par celluy fait morurent plus de xl. roys et plus de cent mille personnes, dont la cause fust par l’attisement de celle deesse Venus. Si fust une mauvaise deesse, et est bien apparissant que c’estoit mauvaise temptacion de l’ennemy. C’est la deesse d’amours qui ainsi attise les amoureulx et fait penser et merencolier jour et nuit en yceulx delis et en yceulx estrois pensiers, et par especial plus à la messe et au service de Dieu que en autre part, c’est pour troubler la foy et le service et la devocion que l’en a vers Dieu. Et sachiez, belles filles, pour certain, que jà femme bien amoureuse n’aura jà parfaitement le cuer en Dieu, ne à dire ses heures devottement, ne le cuer si ouvert à ouïr le saint service de Dieu. Dont je vous diray un exemple, que j’ay toujours ouy raconter, que il fut deux roynes par deçà la mer qui leurs faulx delis de luxure faisoient aux tenèbres le jeudy absolu et le saint vendredy aouré, quant l’en estaingnoit les chandelles, et en leurs oratoires, dont il en desplust tant à Dieu que leur vil pechié feust sceu et desclairé, tellement qu’elles en morurent en chappes de plong. Et les deux chevaliers leurs ribaux en morurent de si cruelle mort, comme ceulx qui en furent escorchiez tous vifs. Or povez bien veoir comment leurs fausses amours estoient bien desvoyées et dampnables, et comment la tentation de Venus, la déesse d’amours et la dame de luxure, les temptoit si folement, comme le saint vendredi benoist, que toute creature doit plourer et gemir et estre en devocion. Et par cest exemple est bien veu que toute femme amoureuse est plus temptée à l’eglise et au service de Dieu ouïr que ailleurs. Et l’en y doit dire ses heures plus que en autre lieu. Sy est ceste cy une des premières raisons par quoy juenne femme se puet deporter d’estre amoureuse.
L’autre rayson est que plusieurs, qui sont tous duiz de requerre et prier toutes les gentilz femmes que ilz treuvent, et jurent et parjurent leur foy et serement que ilz les aimeront loyaulment sans decevance, et qu’ilz ameroyent mieulx estre mors que ilz pensassent villennie ne deshonneur, et qu’ilz en vauldront mieulx pour l’amour d’elles, et que, se ilz ont bien ne honneur, qu’il leur viendra par elles, et leur demonstreront et diront tant de raysons et de abusions que c’est une grant merveille à les ouïr parler. Et en oultre gemissent, et souspirent, et font les pensis et les merencolieux, et en oultre font ung faulx regart et font le debonnaire, tant que qui les verroit il cuideroit que ilz fussent esprins d’amours vrayes et loyaulx ; mais telles manières de gens, qui ainsi usent de faire telx faulx semblans, ne sont que deceveurs de dames et de damoiselles. Si vous dy qu’ilz ont paroles sy à mains et sy forgées, comme ceulx qui souvent en usent, que il n’est dame ne damoiselle, qui bien les vouldroit escouter, qu’ils ne deceussent bien par leurs faulses raysons que elles ne les deussent bien amer. Et il en est bien pou, si elles ne sont moult saiges, qui bien tost n’en feussent deceues, tant ont paroles à main et tant font le gracieux et usent de faulx semblant. Ceulx cy sont au contraire du loyal amant. Car l’on dit, et je pense qu’il soit vray, que le loyal amant qui est espris de loyal amour, que, dès ce que il vient devant sa dame, il est si espris et paoureux et doubteux de dire ou faire chose qui lui deplaise, que il n’est mie si hardi de dire ne descouvrir un seul mot, et, se il ayme bien, je pense qu’il sera iij. ans ou iiij. avant que il lui ose dire ne descouvrir. Ainsi ne font pas les faulx, qui prient toutes celles que ilz treuvent, comme dessus vous ay dit, car ilz ne sont en crainte ne en paours de dire tout ce qui à la bouche leur vient, ne honte ne vergoingne n’en ont. Car, se ilz n’en ont bonne responce d’une, ilz penseront à l’avoir meilleure d’une autre, et tout ce que ilz pevent traire d’elles, ilz rapportent tout et en font leurs parlements des unes et des autres, et s’en donnent de bons jours et de grans gogues et de bons esbatemens. Et par celles voyes s’en vont genglant et bourdant des dames et des damoyselles, et acroissent plusieurs paroles de quoy elles ne parlèrent onques. Car ceulx à qui ilz les disent y remettent du leur et y adjoustent plus de mal que de bien, et ainsi de parole en parole et par telle frivole sont maintes bonnes dames et damoyselles diffamées.
Et pour ce, mes belles filles, gardez-vous bien de les escouter, et, se vous veez ne appercevez qu’ilz vous veullent user de telles paroles ne de telx faulx regars, si les laissiez illecques tous piquez, et appelez aucun ou aucune en disant : « Venez oïr et escouter cest chevalier ou escuier, comme il esbat sa jeunesse et se gengle. » Et ainsi par telles paroles ou par autre manière lui romperés ses paroles. Et sachiez que, quant vous lui aurez fait une foiz ou deux, que plus ne vous en parleront ; car en bonne foy ou derrenier ilz vous en priseront et doubteront plus, et diront : Ceste cy est seure et ferme. Et par ceste voye ilz ne vous pourront mettre en leurs paroles ne en leurs gangleries, ne ne pourrez avoir nul diffamement ne blasme du monde. »
Le chevalier respont. Lors je lui respondy : « Dame, vous estes bien male et merveilleuse, qui ne voulez souffrir que voz filles ayment par amours. Me dittes-vous que se aucun bon chevalier ou autre, qui soit homme de bien et d’onneur et puissant assez selon elles, qui les vueillent amer en entencion de mariage, pourquoy ne les aymeront-elles ? »
La dame respont : « Sire, à ce je vous respons : Il me semble que toute femme à marier, soit pucelle ou vefve, se puet bien batre de son baton mesmes. Car tous les hommes ne sont mie d’une manière ne d’une autre, et ce qui plaist aux uns ne plaist pas aux autres. Car il en est d’aucuns à qui il plaist moult le bon semblant et bonne chière que l’on leur faist, et n’y pensent que bien, et aucunes fois en sont plus ardans de les demander à leurs amis pour les avoir à femmes. Et autres y a plusieurs qui d’autres manières sont et tout au contraire ; car ilz les en prisent moins et doubtent en leurs cuers que, quant ilz les auroient, que elles feussent de trop ligière voulentez et couraiges et trop amoureuses, et pour ce les laissent à demander, et aussy par trop estre ouvertes en leur faire beaux semblant, plusieurs en perdent leurs mariaiges. Car pour certain, pour soy tenir simplement et meurement et non faire guères plus grant semblant ès uns mieulx que aux autres, elles en sont mieulx prisées et sont celles qui plus tost sont mariées. Dont une fois vous me deistes une exemple qui vous estoit advenue, que je n’ay pas oublié. Vous souvient-il que vous me deistes une fois que l’on vous parloit de marier avecques la fille d’un seigneur que je ne nomme pas ? Si la voulsistes veoir, et si savoit bien que l’en parloit d’elle et de vous. Et lors elle vous fist si grant chière comme se elle vouz eust veu tous les jours de sa vie, et tant que vous la touchastes sur le fait d’amourettes, et que elle ne fist mie trop le sauvaige de bien vous escouter. Et les responses ne furent par trop sauvaiges, mais assez courtoises et bien legierettes, et, pour le grant semblant qu’elle vous fist, vous vous retraystes de la demander, et se elle se fust tenue un peu plus couverte et plus simplement vous l’eussiés prise, dont j’ay ouy depuis dire qu’elle fut blasmée ; si ne sçay se ce fut à tort ou à droit. Si n’estes pas le premier à qui j’ay ouy dire et parler qu’ilz en ont maintes laissiées à prendre sur leur legier couraige et attrait et pour leurs grans semblans. Si est moult noble chose, et bonne et honneste à toute femme à marier, que soy tenir simplement et meurement, et especialement devant ceulx dont elles pensent que l’en parle de les marier ; je ne dy mie que l’en ne doive faire honneur et bonne chière commune, selon ce qu’ilz sont. »
Le chevalier parle : « Comment, dame, les voulez-vous tenir si courtes qu’elles n’aient aucune plaisance plus aux uns que aux autres ? »
La dame respont : « Sire, tout premierement, je ne vueil point qu’elles ayent nulle plaisance à nulx mendres d’elles, c’est assavoir que toute femme à marier n’ayme nul qui soit mendre que elle ; car, si elle l’avoit prins, ses amis l’en tiendroient pour abaissiée, et celles qui telles gens ayment, telle amour est contre leur honneur et estat et de grant deshonneur ; c’est un grain de fol et legier couraige et de grant mauvaistié de cuer. Car l’on ne doit rien tant convoittier comme honneur en cest monde, et avoir et acquerre l’amistié et amour du monde et de ses amis, qui par celle fole et legiere voulenté est perdue ; dès lors qu’elle se met hors du conseil et du gouvernement de eulx, elle est deshonnourée moult vilment, comme, se je vouloie, j’en diroye bien l’exemple de plusieurs qui en sont diffamés et hayes de leurs prouchains amis. Et pour ce je leur deffans, comme mère doit faire à ses filles, qu’elles n’aient nulles plaisances ne nulle telle amour en nuls mendres d’elles, ne en nuls si grans qu’elles ne puissent avoir à seigneur ; car les grans ne les aymeront pas pour les prendre à femmes, ains ne leur feront nul semblant d’amour, forz pour le cheval et pour le harnoiz, c’est assavoir pour le pechié et delit du corps et pour les mettre à la folie du monde.
Après, celles qui aymeront trois manières de gens, comme gens mariez, gens d’esglise, prestres, moynes, et comme vallez et gens de néant, cestes manières de femmes qui les ayment pour néant et folement, je ne les met à nul compte, fors qu’elles sont semblables et plus putes d’assez que femmes communes du bourdel. Car maintes femmes de bourdel ne font leur pechié fors que par povreté, ou pour ce qu’elles furent deceues par mauvais conseil de houlières et de mauvaises femmes. Mais toutes gentilz femmes et autres, qui ont de quoy vivre honnestement, ou du leur, ou par service ou autrement, il fault, se elles ayment telle manière de gens, que ce soit pour la grant ayse où elles sont par la lescherie de leur chair et mauvaistié de leur cuer, qu’elles ne daingnent maistrier. Moult de gens les trouvent plus putes, à tout regarder, que les communes ; car elles sçavent bien que l’amour des mariez n’est pas pour les avoir à seigneur, ne aussi les gens d’eglise, et aussi les gens de néant ; ceste amour n’est pas pour recouvrer honneur, mais pour toute vilté et honte recevoir, si comme il me semble. »
Le chevalier parle : « Au moins, dame, puisque vous ne vous voulez accorder que voz filles ayment par amours tant comme elles seront à marier, plaise vous souffrir que, quant elles seront mariées, que, se elles prennent aucune plaisance d’amour pour elles tenir plus gayes et plus envoysiées, et pour mieulx sçavoir leur manière et leur maintieng entre les gens d’honneur, car, aussi comme autreffois vous ay dit, ce leur seroit grant bien de faire un homme de néant valoir et estre bon. »
La dame respond : « Sire, à ce je vous repons : Je me attens bien que elles facent bonnes chières et liées à toutes manières de gens d’onneur, et plus aux uns que aux autres, c’est assavoir comme ils seront plus grans et plus gentilz et meilleurs de leurs personnes, et, selon ce qu’ilz seront, qu’elles leur portent honneur et courtoisie et chière liée devant tous, et que elles chantent et danssent, et se esbattent honnourablement, et leur faire bonne chière et bon visaige. Mais, quant à amer par amours, puisque elles sont mariées, se ce n’est d’amour commune, comme l’en doit faire à gens d’honneur, si comme les amer et honnourer ceulx qui plus le valent, et qui ont plus mis peine et travail à venir à honneur par armes ou par bonté de corps, ceulx doit-on plus amer, servir et honnourer, sans y avoir plaisance, fors par la bonté d’eulx. Mais soustenir que une femme mariée doie amer par amour, d’amour qui la maistroie, ne prendre la foy ne le serement de nul que ils soient leur amant ne leur subgiet, ne aussi que elles baillent bien leur foy ne serement que elles les aymeront sur tous, je pense que dame ne damoyselle mariée ne autre femme d’estat ne mettra jà son honneur ne son estat en tel party ne en telle balance, par plusieurs raisons, lesquelles je vous declareray, si comme il me semble. Dont l’une raison est comme dessus vous ay jà dit, c’est assavoir que femme amoureuse ne sera jamais si devotte à prier Dieu ne à dire ses heures si devotement, ne ouïr le saint service comme devant. Car en amours a trop de merencolies, si comme l’en dit, et en y a maintes amoureuses qui, se elles osassent et elles ouyssent sonner la messe ou à veoir Dieu et que leur amant leur dist : « Venez çà », ou qu’elles peussent faire chose qui lui pleust, elles laisseroyent à veoir Dieu et à ouïr son service pour obeir à leur amant. Et si n’est-ce pas jeu-party, mais ainsi est la tentacion à Venus la deesse de luxure. L’autre rayson est que le mercier, qui poise la soye, puet bien mettre tant de fillettes que la soye emporte le poix, c’est à dire que la femme se puet bien tant admourouser qu’elle en aimera moins son seigneur, et que l’amour et la chière qu’il devra avoir de son droict, que autre la lui touldra. Car, pour certain, une femme ne puet avoir deux cuers à amer l’un et l’autre ; car ce qui va en l’un decline de l’autre : tout ainsi comme un levrier qui ne puet courre à deux bestes ensemble, tout ainsi ne puet-elle amer feablement son seigneur et son amy qu’il n’y ait faulte et decevance. Mais Dieux et raison naturelle la contraint et deffent de l’autre ; car, si comme disent les clers et les prescheurs, Dieu dès le commencemant du monde assembla homme et femme par mariaige, et dès lors commanda compaignie de mariage, et, après ce, quant il fut venu ou monde, il en parla en plain sermon, devant tous, en disant que mariaige est une chose si jointe de Dieu que ilz ne sont mie deux chars, mais une seule chair et une seule amour et fragilité, et qu’ilz se doivent si entr’amer qu’ilz en doivent laissier père et mère et toute autre creature. Et puisque Dieu les a assemblez, homme mortel ne les doit separer, c’est-à-dire ne oster point l’amour l’un de l’autre. Ainsi le dit Dieu de sa sainte bouche, et pour ce à la porte de l’eglise l’en les fait jurer d’eulx amer et d’eulx entregarder, sains et malades, et ne guerpir pas l’un l’autre, pour pires ne pour meilleurs. Et dont je dy, puis que le createur le dist, que ce n’est que une mesme chose et que l’on doit toute amour guerpir pour celle ; et le grant serement que l’en en a fait en sainte eglise, que l’amour ne le service de l’un et de l’autre ne se doit changier pour pire ne pour meilleur, c’est-à-dire ne changier ne mettre autre en son lieu. Et dont comment pourroit femme mariée donner s’amour ne faire serement à d’autre, sans le gré de son seigneur ? Je pense, selon Dieu et selon le saint sacrement de sainte eglise, que ce ne se puet faire deuement que il n’y ait foy brisée ou d’un cousté ou d’autre. Et maint autre orrible cas et let, qui tout vouldroit mesurer, a en celles qui baillent la foy et le serement, c’est l’amour, qu’elles doivent de leur propre droit à leur seigneur, la baillier à autruy. Car, en bonne foy, je doubte que celles qui sont amoureuses et baillent leurs foys en ayment moins leurs seigneurs ; car il convient que l’amour pende de l’un costé ou de l’autre, selon raison, aussi comme le poix de la balance.
L’autre raison de la dame. Après y a autre raison. Qui bien vieult garder l’amour de son seigneur nettement, sans dangier et sans peril, c’est assavoir contre envieux et males bouches qui font lez faulx rapports, c’est-à-dire que, se elle fait aucun semblant d’amours et aucun s’en apparçoive, soient de ses servans ou servantes ou autres de eulx, quant ilz sont departis d’elle ilz en parleront aucuns mos, et ceulx à qui ilz en parleront en reparleront à d’autres, et ainsi de parole en parole, avec ce que chacun y mettra du sien et acroistra un pou davantaige, et tant yront les paroles que ilz diront que le fait y sera, et ainsi sera une bonne dame ou damoiselle, ou autre femme, diffamée et deshonnourée. Et se il advient par aucune adventure que son seigneur en oye aucune parole, lors il la prendra en hayne, ne jamais de bon cuer ne l’aymera, et la rudayera et laidangera et lui sera plus rude, et elle lui. Et ainsi veez l’amour de leur mariage perdue, ne jamais parfaitte amour ne bien ne joye n’auront ensemble. Et pour ce est grant peril à toute femme mariée de mettre son honneur et son estat et la joye et le bien de son mariaige en telle balance et en telle advanture. Et pour ce je ne loue point à nulle femme mariée amer par amours ne estre amoureuse d’amours qui les maistroye, dont elles soient subjettes à d’autres qu’à leurs seigneurs ; car trop de bons mariaiges en ont esté deffais et peris, et contre un bien qui en est venu il en est venus cent maulx. Dont je vous en diray aucuns exemples de ceulx qui sont morz et peritz par amours. La dame de Coucy et son amy en morurent, et sy firent le chevallier et la chatellainne de Vergy, et puis la duchesse ; tous ceulx cy et plusieurs autres en morurent pour amours, le plus sans confession. Si ne sçay comment il leur en va en l’autre siècle ; si me doubte bien que les joyes et les delis que ilz en eurent en cest monde ne leur soyent chières vendues en l’autre. Et pour ce les delis des amoureux, pour une joye qu’ilz en ont, ilz en reçoivent cent douleurs, et pour une honneur cent hontes. Et ce advient souvent de par le monde, et ay tousjours ouy dire que femme amoureuse n’aymera jà puis son seigneur de bon cuer, ne, tant comme elle le sera, n’aura parfaicte joye de mariaige, c’est-à-dire avecques son seigneur, fors que merancolie et menus pensiers. »
Le chevalier parle : « Ha, dame, vous me faictes esmerveillier de ce que ainsi deslouez à amer par amours. Me cuidiez-vous faire acroire que vous soiez si crueuse que vous n’ayez aucunes foiz amé et oy la complainte d’aucun que vous ne me deistes mie ? »
La dame respont : « Sire, en bonne foy je pense que vous ne m’en croiriez mie de en dire la vérité. Mais quant d’estre priée, se j’eusse voulu, par maintes foys j’ay bien apperceu que aucuns m’en vouloient touchier. Mais je leurs rompoye leurs parolles, ou appelloye aucun, par qui je despeçoye leur fait et le fait de leur emprise. Dont il advint une fois que tout plain de chevaliers et de dames jouoient au Roy qui ne ment pour dire vérité du nom s’amie ; si me dist un, et me jura trop fort que c’estoit moy, et qu’il m’amoit plus que dame du monde. Et je lui demanday s’il y avoit guères qu’il lui estoit pris, et il dist qu’il y avoit bien deux ans, et oncques mais ne me l’avoit osé dire. Et je lui respondy que ce n’estoit riens de estre si tost espris, et que ce n’estoit que un pou de temptacion, et qu’il alast à l’église et preist de l’eaue benoiste et deist son Ave Maria et sa Pater nostre, et il luy seroit tantost passé, car ces amours estoient trop nouvelles. Et il me demanda comment, et je lui deis que nul amoureux ne le doit dire à sa mie jusques à la fin de vij. ans et demy, et pour ce n’estoit que un pou de temptacion. Lors il me cuida arguer et trouver ses raysons, quant je lui dis bien hault : Veez que dist cest chevallier ! Il dit que il n’a que deux ans que il ayme une dame. Et lors il me pria que je m’en teusse, et en bonne foy onques puis ne m’en parla. »
Le chevalier parle : Lors je lui dis : « Madame de La Tour, vous estes moult male et estrange et orguilleuse en amours, selon voz paroles. Si fais doubte se vous avez toujours esté si sauvaige. Vous ressemblez madame de La Jaille, qui m’a aussy dit qu’elle ne voult oncques riens ouir ne entendre la note de nul, fors une fois que un chevallier le lui disoit, et elle aguigna un sien oncle, qui vint derrière escouter le chevallier, dont ce fut grant trayson et grant pitié de faire espier le chevallier, qui moult estoit bien advisié et cuidoit bien dire sa raison, et ne pensoit mie que l’en l’escoutast. Vraiement, entre vous et elle, a poy que je ne die que vous estes grans bourderesses et peu piteuses de ceulx qui mercy quièrent. Et aussi je la tiens à aussy malle ou plus comme vous, car elle soustient voz oppinions, que dame ne damoiselle qui est mariée se puet bien deporter d’amer autre que son seigneur, par les raisons que vous avez dites dessus. Si je ne m’y pourroye consentir, ne jà ne m’y consentiray. Mais quant à voz filles, vous leur povez dire et eschargier ce qu’il vous plaist, et après du fait sera fait droit. »
La dame respond : « Sire, je prie à Dieu que à bien et à honneur puissent leurs cuers tourner, si comme je le désire ; car mon entencion n’est point de en ordonner ne deviser sur nulle dame ne damoiselle, fors sur mes propres filles, sur qui j’ay mon parler et mon chastiement. Car toutes autres dames et damoiselles se sauront bien gouverner, se Dieu plaist, à leur guise et à leur honneur, sans ce que je me doye entremettre d’elles, moy qui suis moult pou savant. »
Le chevalier parle : « Au moins, ma dame, me vueil-je un pou débattre à vous que, s’elles pevent faire valoir et venir à honneur aucun que jamais n’y tendroit ne n’auroit le hardement ne le cuer de l’entreprendre, se ne feust le plaisir qu’il pourroit prendre en sa mie et la bonne esperance de tendre à estre bon, et d’estre nommé entre les bons, pour tirer à avoir honneur et pour mieulx cheoir en sa grace et plaisance ; et ainsi pour un poy de bonne chière puet faire un homme de neant bon, dont de lui n’estoit compte ne parole, ne de sa renommée, et à present pour l’amour d’elle a tant fait qu’il sera nommé entre les bons, et doncques regardez et amesurez se ce n’est mie convenable. »
La dame respond : « Sire, il m’est advis qu’ilz sont plusieurs manières d’amours, se comme l’en dit, et en y a des unes meilleures que les autres. Mais, se un chevallier ou escuier ayme une dame ou damoyselle par honneur, tant seulement pour l’onneur d’elle garder, et pour le bien, la courtoisie et la bonne chière qu’elle fera à lui et aux autres, sans autre chose lui requerre, ceste amour est bonne, qui est sans requeste. »
Le chevalier parle : « Avoy, dame, et, se il la requiert d’acoler et de baisier, ce n’est mie grant chose ; car autant en porte le vent. »
La dame respond : « Sire, de ce je vous respons quant à mes filles, de autre je ne parle point ; il me semble bien et m’y consens qu’elles leurs pueent bien faire bonne chière et liée, et encore qu’elles les accolent devant tous, et que par faulte de bonne chière devant tous plainement que ilz ne perdent pas à valoir, se voulenté en ont. Mais quant à mes filles, qui cy sont, je leur deffens le baisier, le poetriner et tels manières d’esbatemens. Car la sage dame Rebecca, qui fut très gentille et preude femme, dist que le baisier est germain du villain fait. Et la royne de Sabba dist que le signe d’amours est le regart, et après le regart amoureux on vient à l’accoler, et puis au baisier, et puis au fait, lequel fait toult l’onneur et l’amour de Dieu et du monde, et ainsi viennent voulentiers de degré en degré. Et vueilliez sçavoir qu’il me semble que, dès ce qu’elles se laissent baisier, elles se mettent en la subjection de l’ennemy, qui est trop subtil. Car telle se cuide au commencement tenir ferme qu’il desçoipt par telz plaisirs et par telz baisiers. Car, ainsi comme l’un boire attrait l’autre, et comme le feu se prent de paille en paille et puis se mest au lit et du lit en la maison, et puis elle art toute, tout ainsi est-il de maintes amouretes ; car premièrement ilz demanderont le acoler et puis le baisier, et tout plain d’autres folz delis, et de celle ardeur d’amour aucunes foiz chéent en plus fol fait, dont mains maulx en sont avenus et maintes fois encores adviennent, dont maintes en sont deshonnourées et diffamées. Et encores je dy que, se le fait n’y est et aucun les treuve seul à seul eulx entrebaisant en bonne foy, si ne puet-elle faillir à estre diffamée ; car cellui ou celle qui l’aura veu le dira et adjoustera plus de mal que de bien, et par ceste raison et plusieurs aultres, qui trop seroient longues à toutes les dire, toutes femmes qui telz signes font et qui ainsi se laissent baisier à homme à qui elles ne le doivent faire, elles mettent leur honneur et leur estat en grant balance d’estre diffamées. Si vueil que mes filles se gardent que elles ne baisent nullui, se il n’est de leur linaige ou que leur seigneur ou leurs propres parens le leur commandent ; car en chose faicte par commandement n’a nul mal. Et si vous dy, belles filles, que vous ne soyez jà grans jouaresses de tables. Car c’est un fait qui trop attrait de folz attrais, et en y a aucuns qui se laissent perdre, tout à leur escient et de leur gré, certaines fermailles et de petis joyaulx, comme annelés d’or et autres choses. Car c’est une chose qui donne voye et attrait d’avoir aucune fois blasme. J’ay ouy raconter d’une dame de Banière, moult belle, et disoit l’en qu’elle avoit xx. subgiez qui tous l’aymoient, et à tous donnoit attrais de semblant d’amour, et si gaingnoit souvent à eulx à cellui jeu corssés, draps, pennes de ver, perles et grans joyaulx, et en avoit moult de grans prouffis ; mais pour certain elle ne les pot onques si bien garder que en la fin elle n’en feust moult blasmée et diffamée, et mieulx lui vaulsist pour son honneur avoir acheté ce qu’elle en avoit eu le denier xij. Si est moult grant peril à toute dame et damoiselle et à toute autre femme de user de celle vie ; car les plus appertes et les plus saiges s’en tiennent sur le derrenier pour moquées et diffamées. Et pour ce, belles filles, prenez y bon exemple, et ne jouez pas trop envieusement, et n’aiez mie le cuer trop ardant de gaingner petites fermailles, et n’i aiez mie trop le cuer. Car qui a le cuer trop ardant de prendre dons ne telz fermailles gaingnez par tels jeux, maintes en sont deceues, et sont semblables ès dons, car l’un vault l’autre, et qui est accoustumière et ardante de trop souvent prendre dons ne telles fermailles gaingnez par tels jeux, aucunes fois celles qui trop en prennent se mettent en subgicion, et maintes fois advient qu’elles s’en trouvent deceues. Si est bon de toutes avisier avant le coup. »