Le livre du chevalier de La Tour Landry pour l'enseignement de ses filles
Cy parle des trois enseignemens que Cathon dist à Cathonnet, son filz.
Chappitre VIXXVIIIe.
Un autre exemple vous vueil dire comment Cathon, qui fut si saige qu’il gouverna toute la cité de Romme, et fist moult d’auctoritez, qui encore sont grans memoires de lui, cellui Cathon ot un filz, et, quant il fut ou lit de la mort, il appella son filz, qui avoit nom Cathonnet, et lui dit : « Beau filz, j’ay vesqu moult longuement, et est tamps que je laisse cest monde, lequel est fort à congnoistre et moult merveilleux, et toujours empirera, comme je pense. Mais toutesfois, beaux chier filz, je aroye moult chier que vostre gouvernement fust bon, à l’amour de Dieu et à l’onneur de vous et de tous vos voisins et vos amys. Si vous ay baillié par escript moult d’enseignemens qui moult vous pourront prouffiter, si vous voulez mettre cuer à les retenir. Et toutesfois me suis-je pensé encore de vous en dire trois autres avant ma mort. Si vous prie de les bien retenir et les garder.
» Du premier enseignement. Le premier des trois enseignemens est que vous ne prengniez office de vostre seigneur souverain, en cas que vous aurez assez chevance et bonne souffisance. Car qui a son estat bon et souffisant, il a toute souffisance, autant selon comme roy et empereur peut avoir, et ne doit plus demander à Dieu. Et pour ce ne vous devez pas mettre à subjection de perdre par une mauvaise parole ou par un mal raport tout ce que vous avez ; car, beaux fils, il est des seigneurs par le monde de plusieurs manières, comme de hastis et qui croient de legier. Et, pour ce, qui a souffisance doit bien doubter de soy mettre en nul peril de avanturer son estat et honneur pour servir gens de legière voulenté.
» Le second enseignement. Le second enseignement est que vous ne respitez homme qui a mort desservie, et par espacial qui est coustumier de faire mal ; car ou mal qu’il feroit après vous seriez participant et en tous les maulx qu’il feroit, et à bon droit.
» Encore de Cathonnet. Le tiers enseignement est que vous essaiez vostre femme, pour savoir se elle saura bien celler et garder vostre secret qui touchera l’onneur de vostre personne ; car il en est de moult saiges et de bonnes qui scevent bien celer et qui donnent de bons advisemens, et si en est de telles qui ne se pourroient tenir de dire tout ce que l’en leur dit, aussi bien contre elles comme pour elles. » Et ainsi le saige Cathon bailla ces trois enseignemens à son filz au lit de la mort. Si advint que le preudomme morut, et son filz demeura, qui estoit tenu pour saige, et tant que l’empereur de Romme lui bailla son filz à le garder et à l’apprendre et endoctriner. Et après cela, il lui fist parler d’estre avec lui et de gouverner les grans faiz de Romme et lui fist promettre de grans prouffis, et tant que, pour la convoitise des grans prouffiz, il se consentist à prendre l’office et s’en charga, et lui fist convoictise oublier l’enseignement de son père. Et quant il fut en cellui office et il chevauchoit par la maistre rue de Rome à grant compaignie de gens qui le suivoient, si encontra un larron que l’on menoit pendre, qui estoit moult bel juenne homme. Si avoit un de sa compaignie qui lui va dire : « Sire, pour la nouvelleté de vostre office, vous povez bien respiter cest homme que l’on va deffaire. » Si dist qu’il disoit voir ; et, sans demander ne enquerre du fait, il le respita et le fist delier et l’en envoier, pour essaucier la nouveaulté de son office. Si fut bien hastiz et ne lui souvint pas à l’eure du commandement que son père luy avoit fait.
De ce mesmes. Et quant vint la nuit, qu’il eut dormy le premier somme, si avoit veu moult d’avisions sur cette matière, et tant qu’il lui va souvenir qu’il avoit enfraint deux des commandemens de son père, et qu’il ne failloit plus que le tiers. Si fut moult pensis, et toutesfois il dit à soy mesmes qu’il essaieroit ce tiers, c’est-à-dire que il essayeroit de sa femme si elle le sauroit bien celler d’un grant conseil si il le disoit à elle. Si attendi que sa femme s’esveilla, et lors il lui dist : « M’amie, je vous deisse un très grant conseil qu’il touche ma personne, si je cuidasse que vous le tenissiez secret, et que vous ne le deissiez à riens qu’il soit. » — « Ha, mon seigneur », dist-elle, « par ma bonne foy, je ameroye mieulx à estre morte que vous descouvrir de conseil que vous me deissiez. » — « Ha, m’amie », dist-il, « dont le vous diray-je ; car je ne vous sauroie riens celler. Il est ainsi que devant hier, si comme j’aloie en nostre hostel, le filz de l’empereur, que nous avions en garde, me fist courroucié et me dist mon desplaisir. Si avoie bien beu et estoie courroucié d’autre chose ; si me marry tant avecques lui que je l’occis. Et encore fis-je plus fort, car je arrachay le cuer de son ventre, et le fis confire en bonne dragée et l’envoyay à l’empereur son père et à sa mère, lequel ilz ont mengié, et ainsi me suis-je vengié de lui. Mais je sçay bien que c’est moult mal faict et m’en repens ; mais c’est à tart. Je vous prie de bien celler ce conseil, car je ne le diroie à nul du monde que à vous. » Et celle commença à souspirer et à jurer que, puis que l’advanture estoit ainsi advenue, que jamais ne le diroit. Si se passa ainsi la nuit, et, quant vint qu’il fut jour, celle envoya querre une damoiselle qui demouroit en la ville, qui à merveilles estoit s’amie et sa privée, et à qui elle disoit tous ses grans conseilz. Et quant elle fut venue, elle commença à souspirer et à gemir, et l’autre lui demanda : « Ma dame, que avez-vous ? Vous avez aucune grant tristesse en vostre cuer. » — « Vrayement, m’amie, je l’ay moult grant ; mais je ne l’ose dire à nul, car je vouldroie mieulx estre morte que il feust sceu. » — « Ha, ma dame », dit-elle, « par sa foy, celle seroit bien hors du sens qui descouvreroit un tel conseil, se vous le disiez. Et, quant est de moy, se vous le m’aviez dist, je me laisseroie avant les dens traire que le dire. » — « Voire », dist la femme Cathonnet, « le vous pourroie-je dire et moy fier en vous ? » — « Ouil, par ma bonne foy », dist-elle ; et l’autre en prist la foy et le serement, et au fort elle descouvry tout, comment son seigneur avoit occis le filz de l’empereur, et envoyé le cuer en espices au père et à la mère, qui l’avoient mengié. Et l’autre se seigna et fist la merveilleuse, et dist qu’elle le celeroit moult bien. Mais il luy fut moult tard de le dire, et tant que, quant elle fut departie de liens, elle ala tout droit à la court de l’empereur, et vint à l’emperière, et s’agenouilla pour faire le bienvenant, et lui dist : « Ma dame, je vueil parler à vous secretement d’un grant conseil. » — Et lors l’emperière fist ruser ses femmes de sa chambre. Lors celle lui va dire : « Ma dame, le grant amour que j’ay à vous et le grant bien que vous m’avez fait et que j’espère que vous me faciez encore me fait à vous venir dire un grant conseil, lequel si ne diroie à nulluy fors à vostre personne, car je ne pourroye souffrir vostre deshonneur pour riens.
» De ce mesmes. Ma dame, il est ainsi que vous et monseigneur l’empereur amez plus Cathonnet que nul, et bien y appert, car vous l’avez fait tout gouverneur de la cité de Romme, et encores, pour lui monstrer plus grant amour, vous lui aviez baillié à gouverner vostre filz. Si vous en a fait telle compaignie qu’il l’a occis et en a arrachié le cuer de son ventre et le vous a fait mengier en espices. » — « Qu’est-ce que vous dictes ? » dist l’emperière. « Ma dame, par ma foy, je vous dy voir pour certain ; car je le sçay si bien comme de la bouche de sa femme propre, qui le m’a dit en grant conseil, et en est la bonne dame moult à malaise de cuer, comme celle que j’en ay oy plourer. » Et, quant l’emperière l’entendy ainsi, à certes sy s’escria à haulte voix : « Las ! lasse ! » et commença à faire si grant dueil que c’estoit merveilles à veoir, et tant que les nouvelles en vindrent à l’empereur comment l’emperière faisoit si grant dueil. Lors il fut moult esbahis et vint là, et lui demanda pourquoy elle faisoit tel dueil ; et celle à paine lui povoit respondre, et au fort elle lui compta tout ce que la damoiselle lui avoit dit de leur enffant. Et quant l’empereur oït les nouvelles qu’ilz avoient mengié le cuer de leur enffant, si fut moult doulant et courroucié, ne fait mie demander comment, et erraument commanda que Cathonnet fut pendu haultement devant tous et qu’il n’y eust point de faulte. Lors ses gens le alèrent querir et lui distrent le commandement de leur seigneur, et que c’estoit pour son filz qu’il avoit occis. Si va dire Cathonnet : « Seigneurs, il n’est pas mestier que tout ce que l’en dit soit vray. Vous me mettrez en prison et direz qu’il est trop tart et que demain, quant le ban sera fait devant le pueple, sera mieulx faite la justice. » Si l’amoyent moult toutes manières de gens, et le firent ainsi comme il le requist, et fut dist à l’empereur que ce seroit plus grant solempnité et le mieulx d’en faire justice landemain, et qu’il estoit trop tart, et l’empereur l’ottroia, qui grant dueil demenoit de son filz. Et toutesfois, comme l’en menoit Cathonnet en la chartre, il appela un de ses escuiers et lui dist : « Va-t’en à tel baron », et lui nomma, « et lui dis comment l’empereur cuide que j’aye occis son filz, et que je lui mande que demain, dedans heure de prime, il amaine cy l’enffant, ou autrement je serois en grant peril de mort villaine. » Cellui escuier s’en parti et chevaucha à nuitée, et, entour mienuit, il arriva en l’ostel du baron à qui Cathonnet avoit baillé l’enffant en garde, comme à son grant amy et voisin, lequel baron estoit preud’omme et saige, et à merveilles s’entr’amoient. Et, quant l’escuier arriva, il hucha à haulte voix, et tant fist qu’il vint au lit du baron à qui Cathonnet avoit baillé le filz de l’empereur, et lui compta le fait, comment l’en avoit donné à entendre à l’empereur que Cathonnet avoit occis son fils, et tellement qu’il en estoit mis en prison, et le devoit-on landemain pandre. Quant cellui baron l’entendit, si fut moult esmerveilliez de ceste adventure, et lors il se leva courant, et fist arroier ses gens, et vint au lit du filz de l’empereur, et lui compta celle merveille. Et, quant l’enffant l’entendit, il ne fait pas à demander se il en ot grant dueil, comme cellui qui se hasta de lever et fist esveiller tous les autres, car à merveilles amoit son bon maistre Cathonnet. Si vous laisse à parler de l’enffant de l’empereur et du baron, et reviens à Cathonnet, qui estoit prisonnier.
Comment Cathonnet fu prisonnier. Cathonnet estoit à merveilles amé à Romme de toutes manières de gens, comme cellui qui estoit saige, doulx, humble et courtoys. Si dist au matin à un sien grant amy que à l’avanture il feist secretement cachier les pendars de la ville jusques à heure de tierce, et l’autre le fist ainsi et eut son gré jusque à ceste heure. Si fut environ prime amené au gibet Cathonnet avec toute la commune gent de Romme. Et là ot moult plouré de toutes gens qui là estoient, et encores l’eust-il plus esté ; mais ils cuiderent qu’il eust commis le fait dont il estoit accusé. Mais de cela ilz se donnoient grans merveilles et disoient : « Comment a esté si saige homme tempté de l’ennemy comme d’avoir fait si grant cruaulté d’avoir occis le filz de l’empereur et leur en avoir fait mangier le cuer ? Comment puet-ce estre ? » Si y en avoit grans paroles entr’eulx, dont les uns le creoient et les autres ne le povoient croire. Et toutesfois il fust mené au gibet, et demandoit l’en où estoit le pendart, et le fist l’en huchier partout et nul ne respondoit, dont il advint grant merveille ; car cellui lequel Cathonnet avoit respité de mort et sauvé la vie quant l’en le menoit pendre saillist avant et dist : « Seigneur, le fait qu’il a fait est villain, et, pour honneur de l’empereur, je m’offre à faire l’office, s’il n’y a autre qui le face. » Et chascun si le regarda, et distrent : « N’est-ce pas cellui que Cathonnet respita de mort ? » — « Par foy », dirent-ils, « c’est cellui sans autre. » Si se commencièrent tous à seigner et distrent : « Vraiement, cellui est bien fol à droit qui respite larron de mort. » Et Cathonnet le regarde et lui dist : « Tu es bien appert ; il te souvient pou du temps passé ; mais ainsi est des merveilles du monde. » En entretant ils regardèrent une grant pouldre de chevaulx et ouirent grans cris qui crioient à haulte voix : « Ne occiez pas le preudhomme. » Et ils regardèrent chevaulx venir courans, et virent le filz de l’empereur qui venoit sur un coursier, si tost comme il pouvoit, en disant : « Ne touchiez à mon maistre Cathonnet, car je suis tout vif. » Lors furent tous esmerveilliez de ceste chose, et l’enffant descendy du cheval et va deslier son maistre, et le baisier en plourant moult doulcement et en disant : « Ha, mon doulx amy et maistre, qui vous a ce pourchacié, ne si grant mençonge trouvée, et comment a monseigneur mon père si legièrement creu ? » Et en disant cela, il le rebaisa et acola, et le peuple, qui estoit esmerveillé, voiant la pitié et la bonne nature de l’enffant plourant tendrement, de la grant joye et de pitié qu’ils avoient ilz mercioient Dieu grandement de celle delivrance, et estoient tous esbahis de celle merveille. Et toutesfois l’enffant fit monter Cathonnet sur un cheval et l’emmena au long des rues de Romme par les resnes du cheval jusques au palais de l’empereur. Et quant l’empereur et sa femme oyrent la nouvelle de leur enfant, ilz saillirent encontre, lui faisant grant joye. Et quant ilz virent leur enffant qui amenoit Cathonnet par la resne du cheval et tout le pueple, si furent moult esmerveilliez de cette adventure, et si se tenoient moult honteux devers Cathonnet, et vindrent à lui et le accolèrent et baisèrent, et lui firent la plus grant feste, la plus grant joye et le plus grant honneur qu’ilz peurent, et se excusèrent devers lui de cellui fait, et leur fils leur dit : « Ha, mon seigneur, comment vouliez-vous faire si hastive justice sans avoir avant bien enquis du donneur à entendre ? Car hauts homs comme vous en seroit plus tost blasmé que un autre ; car, se vous l’eussiez fait destruire sans cause, regardez quel domaige et quelle pitié, et certes je n’eusse jamais eu joye au cuer ; car, se je sçay nul bien, c’est par lui. » Et l’empereur lui respondist : « Beaux fils, c’estoit mal fait à nous, et y avons eu grant honte et grant vice. Mais l’amour que nous avions à toy, en esperance que tu vailles et que tu faces aucun grant bien, nous tolist toute rayson et nous troubla le sens. » Adonc Cathonnet parla devant tous en disant ainsi : « Sire, ne vous esmerveilliez pas de ceste chose, car je vous diray comment il est avenu. Il est vray que j’ay eu le plus saige homme à père, comme l’en disoit, qui feust en son temps en cest païs. Si me monstra moult de bons enseignemens, se j’eusse esté saige à les retenir. Et toutesfois, quant il fut au lit de la mort, il me hucha, comme cellui qui grant desir avoit que je eusse aucun bien. Sy me pria de retenir iij. enseignemens entre les autres. Et pour ce, je les vueil recorder pour estre exemplaire ou temps à venir, comme cellui à qui ilz sont avenus et qui a fait le contraire.
Le premier enseignement que il me dist, fut que, se Dieux me donnoit bonne chevance, que j’en devoie Dieu mercier et avoir en moy souffisance, et que je ne devoye convoittier ne demander plus à Dieu et au monde, et, pour ce que j’avoie souffisance, que je ne me misse en nulle manière en subjection d’avoir office de mon souverain seigneur, par espoir de convoitise de m’y mettre pour avoir des biens plus, car aucun envieulx ou aucun faulx rappors me feroient perdre moy et le mien. Car grant chose est de grant seigneur qui est de legière et hastive voulenté ; car aucunes fois aucuns ne enquièrent pas les veritez des choses données à entendre, et pour ce font moult d’estrange et de hastifz commandement, et pour ce en avez tous veu cest exemple qui m’a deu estre si grief et si villain. Car si j’eusse creu le conseil de mon père, je n’eusse mie esté ou party où j’ai esté. Car, Dieux mercis, j’avoye des biens terriens assez et trop plus que je n’avoye deservy envers Dieu, et me povoie bien deporter de prendre office. Le secont enseignement fut que je ne rachetasse point homme qui eust mort desservie, et par especial larron ne homicide qui autre fois en a ouvré, et que, si je le faisoie, je seroye participant en tous les maulx que il feroit dès là en avant, et que jamais ne me aimeroit. Et cellui commandement je l’ay enfraint comme de cellui qui aujourd’huy s’est offert de moy pendre, lequel j’avoie respité de mort ; si m’a offert petit guerdon, et toutefois vous en avez veu l’exemple. Le tiers enseignement estoit que je essaiasse ma femme avant que lui dire ne descouvrir nul grant conseil, car il y avoit trop de peril. Car il en est assez qui scevent trop bien celler et en qui l’en trouve de bons conseils et de bons confors, et en est d’autres qui ne sauroient riens celler. Je pensay l’autre nuit en mon lit que j’avoie enfraint deux des enseignemens de mon père, et que je essayeroye le tiers. Si esveillay ma femme et lui dis pour la essayer que j’avoie occis le fils de l’empereur et donné en espices le cuer à l’empereur et à l’emperière, et que, sur l’amour qu’elle avoit à moy et sur quanques elle povoit envers moy meffaire, qu’elle le celast si bien que jamais n’en feust riens sceu. Si ay bien esprouvé comment elle m’a bien celé, comment chascun puet bien veoir. Mais je ne m’en donne pas trop grant merveille, car ce n’est pas nouvelle chose que femme saiche bien tousjours celler les choses que l’en lui dit. Car il en est de plusieurs manières, comme nature leur apporte, et en est d’unes, et d’autres de bien saiges et de soubtil engin, et que jamais ne descouvreroient le conseil de leurs seigneurs et des autres aussy.
Encore parle Cathonnet. « Si avez ouy comment il m’en est prins, et que je n’ay autrement creu le conseil de mon père, qui tant fust saige homme, si ce m’en est deu moult mal prendre. » Et toutes foys il dist à l’empereur : « Sire, je me descharge de vostre office. » Si en fut deschargié à grant peine, et toutes fois fust-il retenu à estre maistre du conseil de Romme, et especialement des grans fais. Et lui fist l’empereur grans prouffis et lui donna de grans dons et l’ayma moult instans, et regna bien et moult saintement en l’amour de Dieu et du pueple.
Et pour ce, mes belles filles, a cy bon exemple comment vous devez celler les conseils de voz seigneurs et ne les dire à nully de monde, car par maintes fois il en advient moult de mal, telles fois que l’en ne s’en donne garde. Car à bien celler, et par especial ce que l’en deffault, ne puet venir se bien non. Et aussy comme la sayette part de l’arc cordé, et, quand elle est partie, il convient qu’elle preingne son bruit, ne jamais ne reviendra à la corde jusques à tant qu’elle ait féru quelle chose que ce soit, tout aussi est-il de la parole qui ist de la bouche, car puis qu’elle en est yssue elle n’y puet rentrer qu’elle ne soyt ouye et entendue, soit bien, soit mal. Et pour ce est-ce belle chose, si comme le sage Salemon dit, que l’on doit penser deux fois ou trois la chose avant que la dire, et penser à quelle fin elle pourroit tourner, et ainsi le doivent faire toutes saiges femmes. Car trop de maulx en ont esté fais et engendrez, de descouvrir conseil et choses qui ont esté dictes en conseil. Sy vous pry, belles filles, qu’il vous vueille souvenir de cest exemple, car tout bien et tout honneur vous en puet venir, et si est une vertu qui eschiève moult de haynes et de maulx. Car je sçais et cognois plusieurs qui ont moult perdu et ont souffert moult de mal et de très grans haynes pour trop legierement parler d’autruy et pour recorder les maulx qu’ils oyent dire d’autruy, dont ilz n’ont que faire. Car nul ne scet que luy est à venir, Et cellui et celles sont saiges de sens naturel qui ne sont mie nouveliers, c’est à dire qui se gardent de recorder la faulte ne le mespris d’autrui. Car Dieux aime celui qui desblasme ceux que l’on blasme, soit à tort, soit à droit, car à taire le mal d’autrui ne puet venir que tout bien, si comme il est contenu ou livre des saiges, et aussi en une evangille.
Cy fine le Livre du Chevalier de La Tour.
Deo gratias.