Le songe d'une femme: roman familier
PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN
Les Frênes, 20 août.
… Ceci n'est pas un conte. Je n'invente pas; je n'arrange pas; j'écris à peine. Cependant garde mes lettres. Rien ne vaut les impressions naïves et cordiales pour donner du ton à un roman et prendre les femmes. Si j'écris des histoires, je ne veux être lu que par les femmes. Je voudrais être un de ces romanciers dont les livres sont les compagnons de lit des incomprises et des délaissées.
Joconde nous surveille de moins en moins. Au premier prétexte, le long de nos promenades, elle nous abandonne et nous la retrouvons presque toujours penchée sur le cahier violet où elle crayonne. L'autre jour je l'ai surprise couchée et cachée dans un fourré de jeunes hêtres. Elle dormait. Sa jupe s'était relevée sur ses jambes et dans son sommeil, sans doute, elle avait fait sauter quelques boutons de son corsage; un peu de chair rosée, à chaque prise d'haleine, montait comme une fleur que le vent remue au-dessus de la dentelle de la chemise, et tout le buste se gonflait. C'était fort joli; c'était bien plus encore: c'était émouvant. Je regardai assez longtemps, et avec un trouble presque douloureux, la beauté de cette vie épanouie sous l'ombre des feuilles. J'avais peur d'être surpris, car j'aurais eu l'air d'adorer, et je contemplais. Cependant des souvenirs me revenaient de mauvaises lectures: je m'enfuis à travers les branches, me demandant quel peut être l'état d'esprit d'une femme qui s'endort seule au pied d'un arbre et se réveille écrasée par un homme… Quelques instants après, je l'ai retrouvée assise sur un banc, l'air vague et les yeux lointains. Une flèche de soleil faisait une blessure rouge dans ses cheveux sombres; je m'amusai à ce jeu de lumière, avant de lui parler, puis nous discourûmes sur la couleur des cheveux. Elle avait l'air de moins vivre en parlant que couchée sous les jeunes hêtres. A quoi songe-t-elle? Et moi, quelle est ma pensée pendant que je lui affirme que ses cheveux sont «bai cerise»? Je lui dis encore qu'elle mérite qu'on use en l'honneur de sa chevelure des termes réservés au chevaux; que la plus belle femme est moins belle que le plus beau cheval. Elle est surprise, elle ne dit rien, elle attend. Je lui demande si ses cheveux sont très longs. Aucune indignation. Elle répond: très longs. Elle me domine par son indifférence. Je me sens ridicule, je me tais. Alors elle tourne la tête vers moi, me regarde un instant et dit: les vôtres sont très courts. Est-ce de l'ironie ou de la stupidité? Il me semble qu'elle s'est renversée avec impatience sur le dossier incliné du banc. J'ai envie de la violer ou de la battre…
Cette fille de mon âge m'intéresse plus que les trop jeunes candeurs, même un peu perverses. Il y a en elle une plénitude de vie et de chair qui attire la morsure; elle excite la sensualité ou peut-être la gourmandise; je deviens ogre à sentir sous cette robe tendue et insolente la certitude d'un corps qui m'est dû, comme le corps de toutes les femelles de ma race. Il est évident que, d'après les lois de la nature et de mon désir, j'ai le droit de la prendre et de la courber sous mon joug: elle le sait, mais elle sait aussi, et moi-même, qu'il y a entre nous une invisible barrière à mailles d'acier et que, seule avec moi, elle est plus en sûreté que derrière une muraille de granit. Le danger n'est ni dans ma main ni sur ma bouche; il est en elle-même: tout dépend d'un geste, d'un mot, d'un regard, d'un soupir, de moins que cela, d'une pensée qui, partie de son front, viendrait heurter mon front et y éclater comme une amorce.
Nous ne disons rien. Maintenant je songe à moi. Je dois avoir l'air très froid ou très gauche. C'est que je ne vois en Joconde ni une femme ni une maîtresse; elle est pour moi depuis deux ou trois jours, et surtout depuis une heure, plus ou moins qu'un désir social: elle est la substance d'un acte naturel et simple, la branche que je vais rompre, la fleur que je vais cueillir, le fruit où je vais mordre, l'eau que je vais boire. Aucune idée d'amour, rien de délicat, de pudique, de rêveur. Je la déshabillerais sans plus d'émotion que moi-même; je songe à un accouplement licencieux…
Quel silence! Ce silence est plus lourd que l'orage et plus brûlant que le soleil. Il est quatre heures. Que vais-je faire jusqu'au dîner? Où sont les petites? Elles me calmeraient comme des sources. Avec elles je parle. Je n'ai jamais pu rien dire à Joconde. Si je l'appelais Joconde, peut-être que cela la ferait rire. Je ne l'ai jamais vue rire… Voilà qu'elle se lève. Elle s'en va sans me regarder. C'est presque un geste. J'ai été sot. Elle était une si jolie bête couchée sous le berceau des jeunes hêtres…
Voilà, cher ami, quelques-unes de mes réflexions, assis sur un banc dans le parc des Frênes, tête à tête avec l'institutrice des petites Bourdon, mes cousines. Évidemment j'ai quinze ans ou soixante ans. Un homme maître de sa force et de son émotion sensuelle eût en cette heure chaude conquis Joconde, si elle est à conquérir. En une heure, un homme spirituel fait six mois de cour à une femme. Est-ce que je ne pourrais pas l'aimer, depuis trois ans que je la connais? Il est vrai que je ne l'avais encore jamais tant regardée, mais elle m'aurait cru puisque je lui aurais dit ce qu'elle croit déjà. Une femme n'est jamais moins surprise que lorsqu'on lui fait une déclaration; elle tient ceux qui s'abstiennent pour des sots, des timides, des lâches ou des impuissants. Voilà ce que les hommes comprennent mal, eux qui se résignent à déplaire; et s'ils le comprennent, cela ne leur sert de rien, parce qu'ils mentent avec déplaisir et avec mauvaise grâce. Je sens très bien que mon désir est trop limité pour que je puisse le faire partager à Joconde; si je désirais l'infini, elle s'en serait aperçue et elle m'aurait peut-être donné ce qui est pour elle l'infini: soi…