Le songe d'une femme: roman familier
XAVIER DE MAUPERTUIS A LA COMTESSE DE TRÉVIRE
La Devise, 15 octobre.
… Il plane sur notre désert une atmosphère de douceur et d'amour. Raillez, tendre cœur, vous raillez des convertis qui n'ont de regards que pour la croix et d'oreilles que pour les murmures d'en haut. Moquez-vous! Je me moque de moi-même, mais je suis content, moi-même, sans trop de honte. Je sais fort bien que je suis dupe, mais je le suis dans le sens de la vie humaine; le souffle qui me pousse me pousse vers la maison que je désire. La vraie méthode pour dominer la vie est de lui obéir. Il faut bien que j'obéisse, puisque je veux être le maître. Présentons nos voiles au vent; orientons nos illusions sur le but commun à tous les désirs. L'arrivée me trompera; sans doute, mais non le voyage. Croyez-vous qu'on irait voir les Pyramides, si elles étaient dans la plaine Saint-Denis? L'amour est un voyage qui n'est jamais assez long; et plus il est douteux, plus il est doux. Je ne suis pas devenu sentimental; ma sensibilité s'est exaspérée jusqu'à ne plus goûter que les nuances et les finesses de la vie, voilà la vérité. L'épilepsie n'est plus le but de mes promenades et je préfère un verre d'eau fraîche à un verre d'eau-de-vie. Enfin, ce pays de désolation est pour nous une oasis. La moindre fleur nous semble un jardin; tout roseau nous est un palmier. Bazan vous a écrit; mais il ne sait pas très bien écrire dès qu'il ne raconte plus ses impressions d'artiste. Il vit depuis quinze jours dans un état voisin de la contemplation. Il regarde la petite Annette, quand il ne la voit pas; et quand il la voit, il l'absorbe en lui-même, il la boit d'un regard comme le géant d'une haleine buvait un ruisseau et tous ses sourires. Elle est charmante d'une beauté indécise et fragile, charmante d'une innocence passionnée. Il y a en elle un tel appétit de félicité qu'elle en est angélique; une telle impatience de fleurir qu'elle imprègne de bonheur l'air tout autour de son corps pur. Ses yeux sont clairs, ses cheveux sont clairs, son teint est clair; c'est une lumière. Fairlie, un peu sombre, est toute illuminée par son voisinage. Nous nous retrouvons presque tous les jours, l'après-midi, dans l'atelier de Bazan; les autres jours, nous allons à Cavilly, chez Madame Fairlie, où il y a les seuls beaux arbres du pays. Cet atelier de Bazan est une étable comme en avaient les troupeaux de Sardanapale; le sol est de la terre battue et les murs sont des songes épanouis. Assis sur des coffres, sur une bancelle, nous parlons des couleurs, de la mer, du ciel et du sable; les poses des jeunes filles, leurs sourires et leurs paroles sont les thèmes de nos oraisons; nous écoutons le bruit lointain du flot en fureur et le sifflement du vent qui traverse la toiture avec la rapidité d'une pensée. Fairlie voit le bonheur dans la liberté; Annette serait heureuse, aimée, même en esclavage. Elles ne se comprennent pas, mais elles s'adorent; Fairlie a soin d'Annette comme d'une plante précieuse et Annette lève sur son amie de grands yeux doux. Bazan trace des lignes; il symbolise par des courbes les regards et les sourires; il retrouve le chemin de la spontanéité, perdu depuis trois siècles, depuis que Léonard, en créant l'analyse, créa le métier. La chasteté de nos rapports est délicieuse; elle est si complète qu'il me semble que je la trouble en y arrêtant ma pensée.
Est-ce que je vis une heure isolée de mon existence, ou cette heure est-elle suivie d'autres heures se tenant par la main? Est-ce une journée qui commence? Les minutes présentes sont agréables, voilà tout ce que je sais; et je sais aussi qu'elles vont finir, mais l'avenir, qui n'est pas clair dans ma pensée, est également obscur dans mon désir. Les sentiments de Fairlie détermineront les miens. Si elle m'aime, je lui appartiens; sinon, je rentrerai dans ma tour et j'accrocherai au mur, parmi les témoins du passé, le chardon bleu où hier elle se piqua les doigts…