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Le songe d'une femme: roman familier

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PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 12 septembre.

… Joconde est allée aux Pins! Je comprends ta dernière lettre. C'est très curieux. Ne trouves-tu pas singulier cet amour mutuel de nos deux maîtresses et que nos caprices aient été sombrer ensemble dans le même trou d'enfer. Joli dénouement pour un roman mondain! Dès que j'ai su d'où elle revenait, je me suis mis à l'observer avec une curiosité diabolique. Elle avait toujours son même air calme et reposé, mais je n'ai pas souffert une attitude qui m'apparaissait une moquerie et j'ai voulu la torturer. Elle a souri et c'est moi qui ai souffert. Voici à peu près notre conversation:

Moi: Comment va la marquise de la Tour? Pense-t-elle toujours à mon ami Pierre Bazan?

Elle: Elle ne m'en a pas parlé.

Moi: On dit que sa lectrice est fort jolie.

Elle: Quelle lectrice?

Moi: Une petite Parisienne, toute blonde et blanche. Je l'ai vue dans l'atelier de Bazan et quand je la dis fort jolie, je parle de ce que j'ai vu. C'est aussi chez Bazan, et sans plus de voiles, que votre amie l'a vue—et aimée?

Elle: Pas longtemps.

Moi: Vous voyez que je suis renseigné.

Elle: Moins bien que moi.

Moi: Sans doute, puisque la lectrice est partie des Pins deux heures après votre arrivée.

Elle: C'est moi qui l'ai chassée.

Moi: Vous avez donc des droits sur la marquise?

Elle: Ceux d'une amitié très ancienne…

Moi: … Et très tendre.

Elle: Comme vous le dites.

Moi: Vous me faites horreur!

Elle: Menteur!

Moi: Quoi! Vous croyez que je puis souffrir ce partage équivoque?

Elle: Tout partage est équivoque. Celui-là serait innocent au prix de ceux que vous avez tolérés, sans doute…

Moi: C'est dégradant.

Elle: … Mais il n'a pas eu lieu. J'ai été aux Pins consoler une amie malheureuse, voilà tout.

Moi: Consoler! Ne mêlez pas ce mot à une turpitude!

Elle: Vous ne pouvez pas m'insulter: je vous aime.

Moi: C'est fini.

Elle: Non. Je vous aime. Je vous aimerai toujours, toujours, cher ami. Je vous aime assez pour vous permettre toutes les folies, même celle de vous marier avec une enfant; mais je vous aime trop pour vous abandonner jamais,—ni pour permettre que vous m'abandonniez jamais. Il y a longtemps que je vous aime, allez! Je vous guettais depuis des années. Or, je vous tiens, et mes bras sont de fer. J'ai vécu avec votre ombre un songe long et doux qui commence à se réaliser, mais il me semble que je rêve encore, et je ne veux pas me réveiller. Vous êtes ma vie, et je veux vivre. Je suis sûre de moi,—et de vous!

Moi: Mais je ne vous aime pas. J'ai voulu vous avoir; je vous ai eue; mon désir est passé.

Elle: Brutal!

Moi: Je vous répète que c'est fini.

Elle: Cela commence à peine.

Moi: Sottise! Vous n'avez pas la prétention de me suivre partout où j'emmènerai ma femme, je suppose?

Elle: Vous resterez près de moi, tous les deux.

Moi: Vous croyez peut-être que M. Bourdon vous gardera comme nourrice de ses petits-enfants!

Elle: O le malheureux qui ne sait pas que je suis la maîtresse du conseiller, et que demain je serai sa femme!

Moi: Mensonge!

Elle: Oh! que non!

Moi: Bien. Il saura qu'il est trompé.

Elle: Soit. Et vous pensez qu'il donnera sa fille à l'amant de sa maîtresse? C'est un homme d'ordre et très religieux. Il m'épousera parce qu'il me l'a promis; mais s'il mettait sa maîtresse à la porte, il fermerait en même temps sa porte à l'amant de sa maîtresse. Vous attendrez d'être marié pour faire vos révélations? Je ne vous le conseille pas. Annette ne serait peut-être pas très heureuse d'apprendre que vous la quittiez le soir, au temps de vos fiançailles, pour monter dans mon lit. D'ailleurs ce n'est pas cette petite fille qui vous donnera les plaisirs que vous aimez. Il vous faudra une maîtresse, nécessairement. Je serai là. Adieu, souvenez-vous que je vous aime.»

Le mobile de presque tous les actes des femmes, c'est la jalousie. Joconde est donc jalouse. Son amour m'ennuie et me gêne, mais je ne le crains guère. C'est une sensuelle: elle oubliera vite et dédaignera celui qui lui aura refusé les joies accoutumées. Ah! quelle bonne préceptrice le vieux conseiller huguenot a choisie pour ses filles! Sa maîtresse, et une femme qui, nécessairement, l'a capté par des complaisances! Voilà l'envers des choses vénérables. Cela me plaît. D'ailleurs, malgré mon sentimentalisme d'aujourd'hui, je sens très bien que je n'ai renoncé pour l'avenir à aucun de mes vices. Peut-être au fond ne suis-je retenu que par un vieux respect conventionnel, la peur d'un vieux fantôme qui se lève en moi parfois, quand je regarde les yeux innocents d'Annette. Joconde me fait horreur et je ne la déteste pas; je pense à Annette, en la fuyant, et non à moi. Si j'avais pensé à moi, pendant que sa gorge se soulevait troublée par les invectives, j'aurais étendu les mains pour comprimer à mon profit le désarroi de ces beaux seins aux veines bleues. Dieu! que je suis compliqué! Dis-moi quelque chose de sensé, si tu as des pensées. Moi, j'ai peur d'avoir du regret devant la vieille serrure de notre porte!…

Paul Pelasge
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