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Le songe d'une femme: roman familier

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PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 20 septembre.

… Bien que tu ne t'intéresses plus à rien, cher Bazan, voici une aventure qui t'appartient; car une femme que l'on a aimée reste un vase cher aux lèvres et que les mains ne pourraient plus toucher sans pitié ou sans haine. Voici. Hier matin M. des Fresnes a reçu cette dépêche:

La Fresnaye de Carrouges - 642 - 39 - 19 - 9 h. m. =

Marquise de La Tour passant par la Fresnaye désire aller voir son amie Mademoiselle des Loges au château des Fresnes. Prie M. des Fresnes agréer ses excuses et ses compliments. = La Tour.

M. des Fresnes agréa, quoique Mademoiselle eût paru marquer peu d'enthousiasme à cette visite imprévue. M. des Fresnes a une haute idée de son importance sociale et de ses devoirs de gentilhomme. Sa politesse est cordiale, fière et raffinée. Il ne refuse jamais ce qu'on lui demande à titre de souverain. Il maîtrise toujours le pays. Il règne sur plus de paysans que son grand-père avant la Révolution, et il est plus aimé et plus obéi. Onze cents électeurs sous son influence votent pour la République. Il aime ce régime qui lui maintient ses droits sans le contraindre à aucun devoir servile. Il est libre parce qu'il représente une force, parce qu'il est doux avec ses fermiers, rude et libéral avec les pauvres, ironique avec le fonctionnaire. C'est le patron des latifundia romains. Tous ces gens-là, si loin qu'on peut voir du haut de la tourelle, sont ses enfants. Il n'y a pas hostilité d'intérêts entre M. des Fresnes et les paysans des Frênes. La ruine du château rejetterait sur les fermes les pauvres qu'il nourrit et les vagabonds qu'il occupe ou qu'il chasse quand ils refusent de faire des fagots, de casser des pierres ou de vider les étangs. Les Frênes sont une villégiature pour les misérables; on y fait une saison quand on n'a que ses bras et une chemise et on reprend les routes avec dix écus et un ballot sur le dos. Madame des Fresnes n'est pas très bonne, mais elle a des principes religieux; elle subit les pauvres comme une croix, mais elle les subit, elle les soigne, elle les réconforte. Elle les détesterait si Jésus n'avait pas existé. C'est très curieux. Elle croit qu'il sont tous des lâches et des ivrognes, mais elle leur permet de s'asseoir en buvant du cidre et elle leur donne des sous en criant: Allez vous soûler; vous n'êtes bons qu'à ça! On exploite sa foi et sa peur, mais on l'estime et plus d'un coquin qu'elle abreuva de «bère» et de reproches accepterait pour elle des coups de bâton. Un jour d'orage qu'on rentrait du foin, elle rencontra dans l'avenue les trois mendiants les plus paresseux du pays; elle les chassa comme des lièvres vers les prés où les gens haletaient, silencieux; elle prit une fourche et les chemineaux travaillèrent comme des bœufs. Il faut savoir mener les hommes. Quelle influence une loi et un gendarme peuvent-ils avoir sur un vagabond? Celle de la peur disparue aussi vite que le bicorne. Il y a des maîtres et des esclaves. Un maître intelligent voit venir à lui les esclaves, heureux de se réaliser selon leur chair, heureux d'obéir, heureux de faire le métier dont la nature inscrivit le manuel dans leur cerveau enfantin.

Un mendiant télégraphierait pour retenir une botte de paille aux Frênes qu'on lui préparerait sa chambre dans l'étable. La voiture qui attendait la marquise de La Tour depuis onze heures du matin à la gare de La Fresnaye la ramena vers cinq heures du soir. Joconde était allée au-devant d'elle le long de l'avenue; et moi aussi, avec Annette, en nous cachant derrière les haies, comme des enfants qui reviennent de l'école. Je n'aurais pas voulu te le dire, mais c'est inévitable: elle est d'une beauté miraculeuse, et j'ai laissé tomber, quand je l'ai aperçue, la main qu'Annette avait mise dans la mienne. Sa figure est à la fois presque parisienne et normande; elle est régulière, spirituelle et fraîche. C'est divin. Elle a dîné et couché. M. des Fresnes avait eu le temps de consulter son Magny, d'apprendre sa généalogie et de découvrir une parenté un peu lointaine, mais sûre, entre Fresnes et Pinot par Jean Bézy, qui était en 1537 seigneur de la Baleine et vicomte de Percy; le dit Jean Bézy ayant été père de Madeleine et de Scholastique qui épousèrent l'une Pierre Le Rouge et l'autre Janot Crèvecœur; ces deux sieurs eurent, entre autres, chacun une fille, Catherine et Gertrude, lesquelles épousèrent respectivement Jean des Fresnes et Pinot des Marais.

Un Pinot des Marais fut prieur de l'abbaye d'Escouves au XVIIe siècle et un autre colonel de la maréchaussée de La Ferté, en 1778; le fils aîné de celui-là, délégué du bailliage de Mortagne à l'assemblée des notables, mourut en 1840 après avoir épousé une Trévire. De ce mariage naquit Gaétan Pinot des Marais, vicomte de Trévire, par substitution, d'où Claude de Trévire, marquise de la Tour depuis quelques années. M. des Fresnes entama ensuite sa propre histoire généalogique, mais elle me parut moins lumineuse, peut-être parce qu'il y mit trop de détails, la connaissant trop bien.

Moi, comme on le sait, je descends du célèbre hérétique Pelage; je le fis savoir et cela me valut cette question de la marquise: «Et avec vous, Monsieur, aurais-je aussi un ancêtre commun?—Oui, répondis-je sans hésiter, mais par une autre femme, par Élizabeth Colipierre, la propre sœur de la mère du seigneur Jean Bézy; les dites Colipierre étant filles de Margot Colipierre, fille de bien vivant sur la généralité de Carentan, aux dépens des gens d'Église, et de Jérôme Durot, en religion Dom Curot, prieur de Blanche-Lande. Les armes de Dom Curot sont sculptées sur des pierres échouées au Musée de Saint-Lô; celles de Margot Colipierre étaient brodées en orfroi sur une belle ceinture de soie de Padoue: tant vont les mains à la ceinture…—Que la ceinture?…—… Glisse.» Comme on est bête avec une femme que l'on ne connaît pas! Il n'y peut-être de langage possible entre mâle et femelle que celui des yeux. Ainsi on arriverait doucement au langage des mains sans avoir à rougir de sa propre sottise; et de là au stade où le silence devient sublime.

Je comprends ta passion, cher Bazan, mais je ne comprends pas qu'elle ait duré si peu de jours. La femme est très belle et la marquise est spirituelle. Ses mains sont enivrantes. Avant de manger une pêche elle l'a caressée si sensuellement! Il y a un art de la caresse dans ces longs doigts fins et blancs. J'en ai rougi, non de pudeur, mais de désir, et je crois qu'elle se sentait regardée du coin de l'œil, car j'ai aperçu sa gorge battre un peu. Qu'est-elle venue faire ici? Peut-être me voir?…

Paul Pelasge
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