Le songe d'une femme: roman familier
PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE
Havoque, 23 septembre.
… Figure-toi, mon cher ami, que des femmes, des Parisiennes, sont venues me persécuter jusque dans ma masure de Havoque, proche du Haut d'Y, sur le havre de Saint-Germain, qui est à la fois un marais et un désert. Elles étaient allées se promener, cueillir sans doute les tristes fleurs de la criste marine, et ces fleurettes roses qui ressemblent à de grosses pâquerettes décolorées et rongées par l'eau et par le sable. Cependant la mer montait; l'Ay, à son goulet, se gonflait et bruissait déjà entre les dunes où il s'est creusé un lit. Le marais blanchissait vers le nord, où le flot pénètre plus vite. Je crus prudent de déguerpir. En me retournant, je vis ces innocentes Parisiennes assises sur un petit monticule que l'eau commençait à entourer; elles regardaient. Je criai, mais le vent me coupait la parole, et peut-être l'émotion, car je connais assez la mer pour savoir combien elle est sérieuse et inexorable. Il me fallut donc courir dans la tangue gluante et faire un détour assez dangereux. Quand j'arrivai, la ceinture blanche se bouclait autour du monticule. Les deux femmes, soudain inquiètes, s'étaient levées; je surgis, je les pris par le bras; j'étais le gendarme des grèves, je ne lâchai mes prisonnières que tombées sur le sable sec où leurs robes trempées firent des ruisseaux. Elles n'avaient sans doute pas songé à me regarder durant notre course à travers l'herbe grasse et l'eau sale. Assises en lieu sûr, effarées, haletantes, serrées l'une contre l'autre, elles levèrent en même temps les yeux sur moi. J'allumai ma pipe, mais je vis leur surprise que je ne fusse pas un paysan; je vis aussi que l'une était toute jeune, l'autre presque vieille et qu'elles ne se ressemblaient pas. La vieille tremblait de froid et de peur; la jeune se leva et toute empêtrée dans sa robe chargée de sable et de limon, les cheveux défaits, sans chapeau, elle fit deux pas vers moi et me tendit la main. Je lui montrai un petit dôme vert qui semblait nager sur les eaux grises: «Voilà où vous étiez. Il n'y avait aucun danger. Ce point ne couvrira pas aujourd'hui, parce qu'il n'a pas couvert hier et que la marée est en décroissance. Je ne vous ai donc pas sauvé la vie. N'exagérons rien. Je vous ai empêchées de vous enrhumer, voilà tout, car à minuit le chemin sera libre. Seulement il n'y a pas de lune, le vent est quelquefois méchant et on peut perdre la tête. Maintenant la seule maison voisine est la mienne. On la voit presque d'ici. Vous y trouverez la Guicharde qui vous fera du feu. Adieu. Je vais à Lessay.»
La Vieille: Oh! vous n'allez pas nous abandonner comme ça, sur cette plage déserte…
Moi: Comme dans Robinson.
La Vieille: Qu'est-ce que nous allons devenir?
La Jeune: Vous n'allez pas aller à Lessay, mouillé comme vous êtes. Vous êtes encore plus mouillé que nous.
Moi: Naturellement, parce que je vous ai soulevées en passant le gué. J'en ai eu jusqu'au poitrail et vous à peine au-dessus des genoux. Un rustre comme moi, ça a de la force.
La Vieille: Et du cœur.
La vieille veut me flatter, mais je m'ennuie énormément. Je prévois une famille, avec des messieurs dans les affaires, des remerciements, des invitations, des portraits, des récits du sauvetage, un pèlerinage inconvenant à la masure «du grand peintre qui se cache à Havoque pour mettre la dernière main à un tableau qui sera remarqué au prochain Salon: l'entrée d'une flottille de pirates normands dans la baie de Saint-Germain-sur-Ay». Je prévois des choses aussi bêtes que ça, sans compter que la jeune fille va peut-être se mettre à «aimer son sauveur». Tu as vraiment raison: tout ce qui se passe dans la vie, c'est de la mauvaise littérature. Est-ce que je vais être obligé de rentrer à Paris pour être tranquille? Cependant il faut prendre une décision. La vieille grelotte. Je lui donne la main pour se lever; elle gémit, se redresse enfin et nous partons. Le chemin est court, mais dur; il n'est pas agréable de marcher dans le sable avec des chaussures mouillées.
Nous arrivons. La Guicharde «épluque» toujours mon jardin. Je lui commande de faire du feu; mais il n'y a pas beaucoup de bois. On brûle les chardons de mer dans la grande cheminée qui fume. Cela sent un peu la fumigation pharmaceutique; mais pourvu que cela n'abîme pas ma peinture? Cependant je n'ai qu'une seule pièce. Je prends le moufle de la Guicharde et je vais «épluquer» les chardons, pendant que les naufragées, en attendant que leurs vêtements aient séché, respireront les saines vapeurs de l'iode. Je fais ma toilette sous un hangar, puis je cueille un chardon et je l'admire; il semble découpé dans une masse d'acier bleu; il sonne comme du métal; il pique comme la pomme épineuse d'un fouet d'armes. Le chardon me rend un peu de bonne humeur et je songe sans amertume aux corps féminins qui se dévêtent, sous les yeux innocents de la Guicharde, devant mon feu de joie. Cependant la porte s'ouvre et la vieille paraît sur le seuil. Elle est pleine de reconnaissance, maintenant qu'elle a chaud et sec. Elle a déjà «admiré» ma peinture; c'était inévitable. La Guicharde lui a dit mon nom: «Un monsieur Basin qui tire le portrait». Elle me permet d'entrer chez moi, «quoique Adélaïde ne soit pas présentable, car elle était bien plus mouillée qu'on ne croyait». Drapée maladroitement dans un rideau de mousseline à fleurs jaunes, Adélaïde s'est assise dans un coin sombre et elle songe pareille à une Polymnie de carnaval. Son linge sèche toujours. Comme mon étable est vaste, cela n'est pas trop indécent. A mesure que sa silhouette s'éclaircit dans l'ombre, Adélaïde me surprend par une attitude noble et des lignes pures. Elle est belle sous le rideau qui lui donne un air japonais; je vois une épaule et la naissance riche d'un bras. Les bras grêles m'attristent; les bras puissants témoignent de la gloire des hanches et de la plénitude des seins. Elle est assise sur un coffre de paysan que j'ai mis là. Les pieds nus battent indifférents contre les panneaux où des corbeilles de fleurs sont sculptées; ils sont fins sans mièvrerie, cambrés, ramassés, solides. L'eau de mer les a nacrés de sable fin; ils brillent comme des pieds de marbre, et aussi haut que le rideau le permet, c'est le même grain de peau fin et poudré d'étincelles. Ah! comme j'ai baisé follement, non loin d'ici, il y quelques années, des jambes adorées, salées par la mer! Mais je regarde Adélaïde sans trouble et, tout en écoutant le bavardage cordial de la vieille, je crayonne des lignes. Comme on me laisse faire je trempe un petit pinceau dans de l'eau gommée et j'achève mon croquis en le saupoudrant d'une tangue figue et nacreuse qui fait ressembler Adélaïde à une statue de sel enveloppée d'un châle. Cela rend mon souvenir plutôt que mon impression. Je songe aux jambes que j'ai aimées et aux baisers qui nous emplissaient la bouche de sable et de salure. Adélaïde ne dit rien, regarde par la porte ouverte l'étendue jaune et bleue des sables, des joncs, des chardons et des herbes coupantes. Le soleil couchant depuis quelques minutes fait étinceler ses jambes poudrées; le rayon monte, atteint son buste où il semble sculpter dans de l'or deux seins orgueilleux; il arrondit encore ses épaules graves, donne à la figure la teinte orangée des vieux portraits, aux yeux bruns un ton de flamme et aux cheveux châtains une transparence fauve. Elle se laisse admirer. Peut-être me prend-elle pour un appareil photographique? Attitude bien faite pour me séduire, car j'aime les femmes que l'on peut regarder, qui sont muettes et respirent harmonieusement. Si elle pouvait me détester et me laisser faire son portrait—dans un rideau sans fleurs—je ne regretterais pas d'avoir vécu une page de mauvaise littérature. On trouve si difficilement des modèles obéissants et silencieux! Si elle pouvait me mépriser assez pour ne pas m'adresser la parole et me donner deux ou trois matinées par hypocrisie de reconnaissance! Je songe ainsi quand une voix douce, mais rendue presque méchante, nous dit brusquement, au milieu d'une auréole: «Laissez-moi maintenant. Je vais m'habiller.» Tout a une importance dans les épisodes de la vie sauvage: je me souviens que j'ai du thé. Suis-je à Juan Fernandez ou à Havoque? J'ai du thé. Je mets moi-même une bouillotte au feu et j'offre à la mère d'Adélaïde de faire un tour de jardin. Nous nous promenons dans le sable; je fais apprécier l'état de mes travaux de défrichement; je dévoile à la dame les vastes projets de mon imagination. En un quart d'heure Havoque est une ville qui rampe jusqu'à l'Y où un phare à éclipses orne la jetée en estacade. Mais pour le moment je suis voué au silence et à la retraite. Elle ne sait plus si monsieur Basin est un peintre de portraits ou un entrepreneur de villes d'eaux. Elle s'appelle Madame veuve Fairlie. Son mari était «dans les affaires», nécessairement, associé de la maison O'Clova, de Perth. Elle me conte sa vie, de ce ton dolent que prennent pour ces narrations les femmes qui n'ont pas été très heureuses, et elle insiste sur deux points: elle n'est pas du tout anglaise; elle est née à Lessay, dernier rejeton des Lefèvre d'Ectot. Son père qui était médecin étant allé se fixer à Paris, elle rencontra Fairlie qui l'épousa pour sa beauté de Normande aux yeux clairs: «Ma fille me ressemble si peu et a si peu mes idées!» Madame Fairlie me parle de sa fortune qui est encore «assez belle»; mais tandis qu'Adélaïde possède en propre une part d'intérêts considérable dans la maison O'Clova, la vieille dame normande a acheté des terres qui ne lui rapportent pas des revenus tous les ans: «Mais la terre, c'est encore ce qu'il y a de plus solide.» Elle passe trois ou quatre mois par an au manoir de Cavilly. C'est de là qu'elles sont venues à Lessay cueillir de la criste-marine,—manie héréditaire, sans doute, qui doit sembler ridicule à Adélaïde.
Moi: Et vous voudriez retourner à Millières, ce soir? c'est impossible par le chemin de fer. La Guicharde va aller à Lessay vous louer une voiture, qui sera ici dans une heure et vous conduira directement à Cavilly par Créances et Le Buisson. Vous voyez que je connais le pays.
Madame Fairlie: Oh! merci!
Adélaïde, qui est survenue: Mais non, les chemins sont trop mauvais par Le Buisson. Nous retournons à pied jusqu'à Lessay et de là nous nous ferons conduire. Nous avons déjà tant abusé de «Monsieur Basin»!
Madame Fairlie: C'est que je suis bien fatiguée.
Moi: Cela ne vous empêchera pas de reprendre la route de Lessay, quoique le chemin du Buisson soit très bon et plus court.
Adélaïde: Ce n'est pas mon avis. Je vais moi-même à Lessay. Venez au moins au-devant de la voiture. Cela n'est pas très amusant, ces promenades dans le désert. Adieu, Monsieur. Ma mère vous remerciera. Je me sauve!
Madame Fairlie, obéissante: Je voudrais vous remercier, mais comment?
Je la laisse dire. J'attends le pourboire.
Madame Fairlie: Consentiriez-vous à faire le portrait de ma fille? Voilà longtemps que je cherche un peintre de talent…
Moi, à part: Et pas trop cher…
Madame Fairlie: Vous viendriez passer quelques jours à Cavilly.
Moi: Si je vais à Cavilly, j'en reviendrai le même jour. Un portrait, cela peut demander une semaine ou un mois; on ne sait jamais.
Madame Fairlie: C'est que, si vous venez sans prévenir, vous trouverez rarement ma fille. Elle a une bicyclette et elle s'en sert. Vous ne l'avez jamais rencontrée? Cela est surprenant. Nous avions pensé à avoir une voiturette pour sortir ensemble, mais elle prétend que les chemins sont trop mauvais…
Moi, comprenant enfin: Les chemins sont bons pour les voitures du pays, voilà tout.
Madame Fairlie: C'est dommage. Les chevaux ne sont pas souvent libres. J'aimerais pourtant à sortir quelquefois et aussi à surveiller ma fille.
Moi: Elle est distraite?
Madame Fairlie, sans comprendre: Distraite, ou imprudente.
Ainsi tantôt…
Moi: Mais vous étiez là!
Madame Fairlie: Je m'en rapporte à elle, toujours. C'est elle qui commande. Je l'aime tant! Si elle avait été seule, d'ailleurs, elle n'aurait pas perdu la tête. Elle nage très bien et rien ne lui fait peur…
Moi: Alors c'est plutôt vous qui auriez besoin d'être surveillée?
Madame Fairlie, riant: Peut-être bien. Je pense à des choses tristes, à autrefois, à ma solitude, à tout ce que ma vie a eu d'incomplet, de borné, de gris. Adélaïde est bien plus heureuse que moi. Je la laisse libre, trop libre… Elle est très capable de revenir vous voir toute seule, si vous lui avez plu. Que pourriez-vous penser de cela?
Moi: Oh! je n'ai pas beaucoup de préjugés, ni beaucoup de politesse. Peut-être bien que je ne lui ouvrirais pas. La peinture avant tout, n'est-ce pas?
Madame Fairlie: Vous raisonnez très bien… Ah! la voilà!… Venez à Cavilly, je vous attendrai tous les jours.
Madame Fairlie monte dans le grand cabriolet que conduit un enfant. Adélaïde me fait un très léger signe de tête, la voiture vire lof pour lof et s'éloigne…