Le songe d'une femme: roman familier
CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES
Les Pins, 12 septembre.
… Pourquoi as-tu fui, chère consolatrice, au moment même où j'allais toucher ta beauté et me régénérer dans ton cœur? Pourquoi n'as-tu pas voulu comprendre? Tu étais venue, pourtant?… Ah! malheureuse que je suis, c'est ma faute! je n'ai pas osé. Je me suis dressée devant toi comme une apparition au bord d'un chemin désert et j'ai attendu… Tu as eu peur? Mais de quoi s'agissait-il, de quoi? Je n'en sais rien. En vérité, je ne sais plus ce que je désirais… Anna! je voudrais être heureuse! Être heureuse ou mourir! Oh! voilà un cri bien naïf. Je le laisse, puisqu'il représente ma sincérité, mais avec un peu de honte. Te souviens-tu de la lettre où je te disais: Viens me corrompre! Quand je t'ai écrit cela, c'était fait; j'étais corrompue, c'est-à-dire que tu avais déjà insinué en moi le poison des espérances sensuelles. Tes confidences m'ont tourné la tête, à moi qui avais juré de nier, à tout autre que moi, le secret de mes faiblesses et de mes expériences. Comme plus d'une femme mariée à un mari malade et chagrin, j'ai eu des tentations auxquelles j'ai cédé. Quelques-unes furent agréables, mais aucune à aucune minute ne me révéla le secret d'Isis: et j'en prenais mon parti, vivant orgueilleuse et froide jusqu'en mes débauches quand tu es venue en ma vie, quand tu m'as fait croire, par tes mensonges, qu'une femme a dans ses hanches, dans sa poitrine et dans ses lèvres un infini charnel de joie et d'extase. Je sais que non. Alors, que pourrais-tu tirer, toi, de l'instrument rebelle au chant suprême? Rien de plus sans doute que mes amants! Quel mystère détient nos bouches que ne possède la bouche licencieuse des hommes? Cependant je t'aimais et je tressaillais d'avance avec complaisance sous le charme doux de tes yeux. Tu m'as trompée! Tu m'as traitée comme une vierge qu'on leurre avec un baiser sur le front et tu as éloigné de moi un visage que j'aimais à regarder, un visage qui allait peut-être sourire et pâlir et s'approcher anxieux de mes joues fraîches!… Cependant, Anna, tu peux revenir. Je te hais assez pour t'aimer encore,—pour aimer, sinon toi-même, du moins, toutes les sueurs d'amour dont tu gardes l'odeur, le parfum roux de ceux qui t'ont fait crier! J'aime les hommes à travers toi. Viens me donner ton amant.