Le songe d'une femme: roman familier
ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE
Les Frênes, 19 septembre.
Chère Adélaïde, mon père veut bien; Madame Pelasge aussi. Tout le monde est heureux. Nous nous marions le 25 octobre. Georges épousera ma sœur le même jour. Cela sera très beau. Alors je m'amuse des jours de liberté qui me restent. Comme je suis la plus jeune, on m'obéit, mais je ne sais quoi ordonner. Quand je suis seule avec Paul, je suis contente; cela n'arrive pas souvent. Mademoiselle, qui croit toujours sans doute que je suis une petite fille, nous surveille d'une façon ridicule. Elle ne peut se faire à l'idée de voir le petit Chaperon Rouge se promener avec le Loup. Elle croit toujours que le loup va me croquer. Entre nous, je crois qu'il en a bien envie. Te fais-tu une idée claire du mariage, chère Adélaïde? Moi pas. Je pense seulement qu'on doit être très heureux, on s'endort en se tenant les mains et on se réveille en souriant. Cela ne me fait pas peur, mais cela me semble étrange. Pourquoi ne pas dormir chacun dans son lit? Enfin, c'est l'usage. Cependant toutes les personnes mariées que je connais ont chacune leur chambre. Mademoiselle m'a dit qu'il n'y a que les pauvres qui n'ont jamais qu'un lit. Après la première grossesse, on se sépare. J'aime mieux cela. Je t'ai promis de te dire tout, voilà. Paul m'embrasse sur les mains, sur les yeux, et sur la bouche, quand je le permets; c'est très agréable, surtout la bouche, et cela donne un grand frisson. Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus agréable au monde, mais c'est une faveur, et je ne donne pas mes faveurs à tort et à travers. Il faut que Paul ait été bien aimable et bien sage, pour que je lui permette cela. J'aime mieux souffrir moi-même que de lui accorder un plaisir que je partage, quand il ne l'a pas mérité. Tout cela m'occupe beaucoup. Je réfléchis. Mais je n'arrive à rien de définitif. Si on ne se mariait que pour s'embrasser sur la bouche, cela ne demanderait pas tant de mystères. Le mystère est le lit, c'est certain. Peut-être alors me baisera-t-il les bras, les épaules, la gorge; mais cela se fait au bal, dans les petits coins obscurs. Je l'ai vu et cela ne m'a pas beaucoup scandalisée, parce que je savais que les gens qui faisaient ça étaient des amis intimes, des personnes qu'on n'invitait jamais l'une sans l'autre. Je crois maintenant que c'étaient des fiancés qui ne pouvaient pas se marier, parce que Madame *** était déjà mariée. Cela, ça doit être terrible. Si, une fois mariée, je venais à en aimer un autre que Paul, que deviendrais-je, mon Dieu? Il doit y avoir des romans, où on parle de ces situations-là, les romans dont on m'interdit la lecture. Dès que je serai mariée, je lirai tout ce qui m'a été défendu; ainsi je serai renseignée et je saurai ce que je dois faire, en cas de nécessité. Je suis décidée à être très bonne pour mon mari, mais je ne voudrais faire à personne une peine inutile. Si on me fait la cour, je serai contente. J'aime qu'on me regarde, et qu'on me parle. Toute seule, je m'ennuie et parfois j'ai fait des extravagances pour attirer l'attention. Je t'ai raconté celle de la rivière, mais c'est ma sœur qui en avait eu l'idée. N'importe, je vois que l'idée n'était pas mauvaise, car c'est depuis ce moment-là que Paul a commencé à me regarder avec des yeux tout nouveaux. Moi, si je voyais nager un homme tout nu à fleur d'eau, cela me ferait peur et je me mettrais à courir. Les hommes sont plus braves; ils n'ont même pas peur du tout. Ils avaient l'air en extase, tous les deux, et je manquai de rire, ce qui m'aurait fait boire de l'eau et noyée. Quel dommage, mais quelle occasion pour Paul de me repêcher et de me tenir dans ses bras, pareille à une languissante sirène! Enfin, il sera bientôt heureux, si c'est cela qui doit causer son bonheur. Je sais que je suis agréable à regarder, puisque j'y ai du plaisir moi-même, et de ce plaisir je ne priverai pas mon mari, au contraire. Je ne sais si je l'aimerai, je l'espère; mais je veux qu'il m'aime lui, et je ferai pour lui plaire tout ce qui lui plaira. Ah! chère Adélaïde, je suis pleine de rêves absurdes et de pensées contradictoires! Je songe à des choses qui me semblent à la fois douces et vilaines, et j'ai des imaginations qui me font rougir en même temps que pleurer! Au moins, je ne m'ennuie pas. Je vis plus en une heure de ces journées que l'an passé je ne vécus en toute l'année. Chaque heure me renouvelle, me grandit et m'épanouit. Je me semble un rosier qui fleurirait à vue d'œil; je suis fraîche et parfumée; je suis légère et forte: j'attends le bonheur. Paul est plus beau que je ne l'avais encore jamais vu. Il est pâle avec de grands yeux pleins de fièvre et d'amour. Je le trouve sublime quand il s'agenouille près de moi pour me regarder comme en prière. J'ai envie de le prier aussi, parfois, et de coucher ma joue sur ses genoux, mais quand j'ai cette envie-là, je me fâche contre moi-même et je boude contre Paul. Il est très difficile de maintenir un homme dans les bornes du respect. Il m'a tutoyée, une fois; je n'ai pas aimé cela. Personne ne m'a jamais tutoyée que des femmes. Dans la bouche d'un homme, cette familiarité me paraissait insupportable. Rien de vulgaire ne me plaît. Il faut qu'une femme soit une reine pour être tout à fait une femme. C'est l'attitude que je veux prendre dès maintenant; même quand je joue à cache-cache, on sent que je suis une princesse et on ne me tire pas sans précaution par ma robe chiffonnée. J'ai eu dix-huit ans avant-hier. A cet âge-là, on a un sceptre ou une baguette de fée. Quand je ris, il y a des yeux qui sont inquiets; et quand je souris, on me regarde pour participer à mon sourire. J'ai pris beaucoup d'assurance, depuis que je suis la vie d'un homme. Je donne ma main à baiser et je commande à Paul des choses impossibles. Quand il fait semblant de m'obéir, cela me suffit. Je crois que je regretterai que le mariage se fasse si tôt, car ces jours préliminaires sont délicieux. Je suis dans l'état d'une âme qui va entrer en paradis. Elle n'est pas encore dans la belle prison lumineuse; elle cueille les dernières fleurs de sa liberté; elle est sûre du bonheur de demain, mais elle n'éprouve pas encore le tremblement des joies suprêmes et la certitude ne l'enserre pas dans ses bras divins mais inflexibles. C'est Paul qui m'a fait cette phrase-là. Moi je dirais plutôt que je suis en face d'une fleur et la main levée pour la cueillir; je regarde et je ne cueille pas; je m'éloigne, je fais cent tours dans le jardin, je reviens, je regarde encore et je m'arrête encore. Il est bien certain que quand j'aurai cueilli la grosse rose blanche que j'aime et que je désire, je ne pourrai pas la replanter sur sa branche pour la prendre une seconde fois. La question serait de savoir si elles sont remontantes, les roses de ce rosier-là. Je crois que oui, mais cela m'est égal en ce moment. Je songerai à cela plus tard, si la fleur que je vais mettre à ma ceinture venait à se faner un jour, un jour d'été, un jour de sécheresse et d'amertume! Mais que cela est loin, sans doute! Je sens que je m'embarque pour un long voyage de plaisance. Tout rit. L'automne lui-même est printanier, cette année. Il y a des langueurs de mois de mai et des fraîcheurs d'herbe nouvelle. On dirait qu'il pleut de l'amour toutes les nuits…