Le songe d'une femme: roman familier
PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE
Havoque, 19 septembre.
… Je ne suis pas en Bretagne, cher Pelasge, mais en Normandie, sur le bord d'un marais hanté par les oiseaux de mer. La Bretagne est trop connue. Il n'y a plus un coin de côte dont le triste touriste n'ait corrompu le silence et dégradé la beauté. Il en est de la nature comme des femmes: un amant l'embellit; deux la fatiguent; trois l'abrutissent; au delà, c'est l'avilissement. Les hommes ont avili jusqu'aux granits et jusqu'aux sables. Un homme qui n'est pas né du sol, comme les progénitures de Deucalion, est une tache sur le manteau des paysages. Il y a des chapeaux obscènes et des gants impudiques au Val-André comme à Saint-Lunaire; il y en a aux Sept-Iles, à Batz et à Bréhat, les jours de beau temps. J'en ai vu à Chausey et sur les Minquiers; il y en a peut-être, quand la marée est clémente, aux Bœufs et à la Fourquie, aux Dirouilles et à Taillepied, à Cézambre et à la pointe du Groin. Les imbéciles ont choisi ce qui est beau, comme les oiseaux choisissent ce qui est gras. Ils vont vers les points qui sont piqués en rouge sur les cartes de la tauromachie circulaire. Ils foncent sur le rouge, la bêtise en avant; la bêtise leur sert de cornes. Ils crèvent les paysages et oublient dans les tourne-bride, où on ne but jamais d'eau, leurs boîtes de Vichy-État. Il n'y pas d'eau en Bretagne et en Normandie. L'eau baptise, mais n'est pas baptisée. L'eau est bue par les bêtes; elle contient de la semence de grenouille et donne mauvais caractère. Le touriste propage l'eau de seltz, le pneu et l'instantané. Il emporte des rochers qu'il n'a pas vus et des pierres qu'il n'a pas comprises; il rapporte des choses crevées et le dégoût d'une nature dont chaque brin de jonc médite de lui serrer le cou. Il fait la route comme les filles font la rue, mais les arbres pleurent de rire sur sa casquette de domestique. Il est si bête qu'il ne s'aperçoit pas que les cailloux eux-mêmes le frappent d'un impôt. Il paie pour se fracasser la tête et pour regarder les filles qui font boire les veaux; il paie pour voir faucher le foin. Il paie pour s'ennuyer et pour qu'on lui dise la hauteur des clochers. Il paie et on paie pour lui; c'est sa revanche et son venin. C'est pour le touriste qu'on a refait le mont Saint-Michel en saindoux brodé de pistaches; c'est pour lui qu'Avranches a construit des ruines et Granville une caserne; car le touriste aime à prendre des leçons d'art par la vue des monuments, il aime les belles ruines quand elles sont dans un jardin public, entourées de chaînes, et les casernes lui remémorent la patrie absente. J'ai fui la civilisation des touristes, les auberges où on affiche l'heure des trains, le portrait des coquins célèbres et les traits enluminés du grand Dab. A Havoque, il n'y a pas de civilisation. C'est entre Créances, qui est du sable, et Lessay, qui est une lande. J'y ai acheté pour deux cents francs une maison composée d'une étable et un jardin où il pousse des chardons de mer. Lessay est la Mecque de ce désert. J'y ai trouvé de quoi m'installer aussi bien qu'un douanier. Un pêcheur me nourrit quand la mer donne; et quand elle ne donne pas, je me fais de la galette de sarrasin: c'est très facile. Je resterai là tant que je posséderai un tube et un pinceau. Il n'y a pas d'hiver dans ces bas-fonds salés où vient mourir un des filets du courant chaud qui baigne Jersey. Dieu merci, me revoilà à mon métier. La peinture avant tout, n'est-ce pas? Raconte-moi tes histoires, Moi, je n'ai plus d'histoire. Les femmes que je vois sont si différentes de celles qui amusent ou troublent ta vie, qu'il me faut un effort pour comprendre tes plaisirs et tes ennuis. Si je songe aux femmes dont on baise les mains, je regarde aussitôt Marie-la-Guicharde qui sarcle mes chardons avec la précaution d'un moufle, et je ris un peu. Le moment présent est pour moi la vie entière, je suis peintre, et comme peintre j'aime autant Marie-la-Guicharde que la marquise au cygne. C'est plus pittoresque, moins convenu, moins Galimard. Je ne comprends plus du tout Galimard, ni Chassériau, ni Gustave Moreau, ses élèves, depuis que la Guicharde «épluque» mes chardons de mer…