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Le songe d'une femme: roman familier

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PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 21 septembre.

… Je ne sais comment il se fait que Madame des Fresnes ait pris en affection cette belle créature qu'elle ne connaît pas et dont l'amitié de Joconde ne certifie pas l'état social. La marquise a voulu séduire et elle a séduit. Pourquoi? Enfin elle a consenti a passer toute la journée d'aujourd'hui et à ne repartir que ce soir par l'express de Paris, à onze heures. Joconde la considère avec une stupeur souriante; Annette essaie de la railler, et cela ne me fait pas aimer Annette, qui n'a pas assez d'esprit pour réussir à ce jeu difficile. Je supporte mal qu'on veuille contester la beauté, la grâce ou l'élégance d'une femme. Il y a toujours dans ces marchandages un ferment vilain d'envie ou de jalousie. La beauté des femmes est un fait et la seule vérité. Nous sommes créés pour nous prendre d'abord à ce miroir-là. Le reste de nos activités est secondaire et presque toujours dérisoire. Être riche et posséder le plus grand nombre possible de femmes; mettre son empreinte dans toutes les cires que la nature a façonnées pour nous, c'est peut-être, à bien réfléchir, le plus grand et le premier devoir religieux des hommes. On devrait élever des statues chastes aux mâles qui auraient connu le plus de femmes. Les mille et trois ne sont pas une chimère. En quarante ans de belle vie sexuelle on pourrait tripler ce chiffre, si l'on était assez intelligent, assez fort et assez beau. La beauté aide à l'accomplissement de l'amour; être admiré et désiré, cela donne aux esprits animaux une vigueur particulière d'expansion. Moi qui suis loin même du chiffre de Don Juan, du chiffre proportionnel de Don Juan, car j'ai perdu bien des jours à ne pas oser prendre ce qui s'offre toujours, ou à mordre au même fruit à satiété comme l'enfant qui n'abandonne que net comme un œuf le noyau de sa pêche, je désire du moins mettre la marquise dans mes souvenirs. Il y a des noirceurs sur une peau très blanche, à quoi je ne puis songer sans un tremblement. Cette Léda est bien une femme de plein air, ou du moins de plein soleil et de fenêtres ouvertes. Je crois qu'elle doit être aimée avec une impudeur religieuse et tendre, avec une lenteur de bœuf qui songe entre chaque touffe d'herbe broutée, ou de prêtre qui s'extasie entre chaque dizaine de son chapelet. C'est un autel privilégié; on doit ressentir à toucher ses pieds nus une bénédiction surnaturelle; elle est peut-être une nourriture, un breuvage et une absolution. Ses yeux ne parlent pas; ils écoutent. Ils ne m'ont pas encore entendu; ils m'entendront.

Je l'aime parce qu'elle va me délivrer de Joconde. Annette n'était pas assez forte pour déplacer le rocher. C'était la lutte d'une âme contre un corps; d'un cœur contre un ventre. Annette et Joconde n'étaient pas contradictoires; leurs ombres se mêlaient sans se déchirer dans ma tête. Elles me donnaient des fruits différents; elles me faisaient respirer des fleurs de jardin et des fleurs de serre: je ne pouvais refuser une des mains sans me priver d'un plaisir. Joconde et Léda, au contraire, sont de mutuelles négations. Quand on désire Léda, on ne désire plus Joconde. Une nouvelle sensualité fait dédaigner les anciennes habitudes. Cependant, comme je me marie dans un mois, si j'étais raisonnable, j'attendrais la prochaine surgie de la comète. Les comètes reviennent toujours, mais les femmes qu'on laisse échapper reviennent-elles jamais?…

Paul Pelasge
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