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Le songe d'une femme: roman familier

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PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 22 septembre.

Mon cher Bazan, j'ai toujours l'air de te raconter ta propre aventure, mais tu me l'as permis et je crois comme toi qu'une femme aussi belle que Léda appartient légitimement à tous les hommes dont elle souffre l'amour… Cependant je ne possède rien que la permission d'espérer et j'ai perdu… Je ne sais pas encore ce que j'ai perdu.

Enfin voici. Hier soir, avant dîner, je me suis trouvé seul avec la marquise dans un coin du jardin, déjà sombre. Nous avons parlé, nous avons joué à parler, disant ces mille riens qui émeuvent déjà l'épiderme, qui font rire d'un rire où il y a du désir, de l'inquiétude, du peut-être et de l'impossible. Les sympathies vont vite quand l'heure de la séparation est connue; les heures valent des journées alors; les minutes suprêmes valent des soirées entières. La nature, en ces moments, abuse les cœurs aussi bien que les sens. On comprend soudain et, en vérité, on a entendu très clairement tout ce que les bouches auraient dit en quinze jours de causeries au hasard. Et il semble qu'une voix sortie des obscurités de la vie nous souffle les mots qui deviennent décisifs quand une femme les a écoutés sans rien dire. Il n'y a déjà plus de pudeur humaine; mais la pudeur sociale arrête encore le geste des bras qui cherchent la ceinture pour se poser à l'endroit flexible, à l'endroit même où une pression plie comme une touffe de roseaux la femme qui ne sait plus ce qu'elle veut. Mais ces élans sont rares sans le préambule de la «cour». Je n'osai que ceci: la marquise avait posé sa main sur une branche basse; je baisai cette main. Rien que cela, mais Annette nous avait suivis. Nous entendîmes un cri et nous vîmes une robe claire s'évanouir dans l'ombre. C'est extraordinaire comme la vie ressemble à un mauvais roman! Quoi de plus ridicule qu'une telle scène? Ce cri n'est pas un cri; c'est l'écho des feuilletons. Cependant il me perça le cœur. Tragédie discrète que je dissimulai à la marquise; elle dit: «On a eu peur; on nous a pris pour des fantômes.—N'en parlez pas, répondis-je. Ici, on a peur des revenants.—Et on a peut-être raison, reprit-elle. Rentrons. Nous nous reverrons; je vous le promets.»

La marquise est partie à dix heures. Annette l'a beaucoup regardée pendant le dîner, tout en évitant mes yeux qui étaient suppliants et probablement très bêtes. Je ne sais ce qui va se passer. Je t'écris le matin. Est-ce que je tiens beaucoup à épouser Annette? Je crois que oui. Il me semble que je ne suis venu aux Frênes que pour cela; que ce séjour a été l'une des nécessités de ma destinée; que cette enfant était à moi de toute éternité. Je crois cela depuis quinze jours. Cela est très peu conforme à mon caractère d'avoir une telle croyance; aussi je ne suis pas rassuré. Il est possible que l'explication que je vais avoir avec Annette m'attendrisse et finisse de me vaincre; il est possible que les exigences de ce cœur naïf et l'excès même de sa naïveté me fassent comprendre le péril des amours enfantines. Comment pourrai-je dominer cette petite âme, régler ces petits instincts de sensualité sentimentale, si je ne sais me piloter moi-même parmi la région dangereuse des récifs sexuels? Suis-je destiné à m'échouer d'île en île, prostré chaque fois sur des seins nouveaux, ou à rêver éternellement, le front appuyé sur les genoux purs de l'unique? L'Unique, c'est moi; ma propriété est d'attirer toutes les chairs vers la mienne et de vivre heureux au concert des cris d'amour qui sortent de toutes les poitrines anxieuses dévouées à ma joie. Pourtant, il m'en coûte de renoncer à Annette. Elle m'a inspiré le seul sentiment vrai que j'aie jamais ressenti; elle m'a rendu capable de mépriser la sensualité et de préférer, au ventre qui s'offre au soc, les yeux que l'on cherche pour y clore sous un scel la pensée qu'on voudrait y lire toujours.

J'ai peur, mon cher Bazan, de te dire des choses que j'aurais lues dans les littératures décadentes. Je suis terriblement de mon temps. Je hais le sentiment à l'heure même où je le subis et je range dans le musée des niaiseries les fleurs séchées que je garde pourtant entre les feuillets de mes poètes. Ma sensualité est stoïque. Je veux bien m'incliner à des fonctions animales et jouir d'être un chien; je ne puis pas volontairement mettre plus de poésie dans le lit que dans la table. L'amour, c'est toujours de la gastronomie. Je ne suis dupe ni de la beauté des femmes ni des pièges de l'inconscient. Les femmes sont belles parce que nous les désirons. La femelle ne contient pas plus d'absolu que le mâle. Je sais que si je suis ému au mouvement d'une gorge qui se gonfle sous les dentelles, c'est parce que le Dieu qui nous leurre m'impose le souci de perpétuer ce mouvement d'amour et l'organisme qui en est le moteur. Je sais que ces hanches sont pures parce que je suis lascif; je sais que ce ventre me trouble parce que je surgis,

Lys…

je sais que les bras qui me serrent et les aisselles que je respire sont les chaînes qu'a forgées Vulcain et le parfum que secrète la fleur née de la pierre de Pyrrha. Les Dieux me tiennent en laisse. J'obéis aux mouvements de la chaîne. Je suis l'esclave du désir. J'attends…

Paul Pelasge
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