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Le songe d'une femme: roman familier

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ADÉLAÏDE FAIRLIE A ANNETTE BOURDON

Cavilly, 25 septembre.

Chère amie, quand tu m'as annoncé ton mariage, je t'ai envoyé quelques petits compliments enveloppés comme des bonbons douteux dans l'ironie d'un papier en dentelle. Tu n'as pas compris et tu as cru que mon petit cœur rêvait aux joies discrètes de l'état de fiancée. La vérité est que j'étais triste et humiliée de voir la plus jolie et la plus tendre de mes amies se jeter ainsi les yeux fermés dans les bras égoïstes d'un homme particulièrement détestable. Ma joie a été très grande d'apprendre qu'il s'est rendu lui-même impossible et que tu ne peux plus songer à lui sans rougir de ton songe enfantin. Tu souffres passionnément, mais tu méprises. Tu ne souffriras pas longtemps et tu auras appris qu'il ne faut donner aux hommes que ce qu'ils nous donnent, le caprice d'un désir sans amour. Les plus candides détestent la femme qui n'a plus rien de nouveau à leur offrir. Tu avais donné ton cœur; tu allais donner ta beauté et ta virginité! Imprudente qui ne gardais rien à jeter aux monstres le long de la vie! Chère enfant, il faut au moins garder son cœur, si on n'a pas la force de garder tout. Le cœur d'une femme, cela contient son âme et son intelligence. Nous comprenons en aimant, nous autres. Donner l'intégralité de son amour, c'est se résigner à la pauvreté intellectuelle; c'est se dégrader. Si encore l'homme en valait la peine! Mais quel homme mérite un tel sacrifice, ou quel homme est assez noble pour rendre une fille fière de son état insensible à la souffrance d'une telle diminution? Y a-t-il une sécurité qui vaille la liberté? Vivons libres, chère Annette. Tu m'avais promis de ne jamais disposer de toi sans me consulter. Renouvelle-moi cette promesse et, cette fois, jure-moi de la tenir, au nom même de ta douleur présente. Nous resterons ici très longtemps encore, aussi longtemps qu'il ne fera pas froid. Je ne sais donc quand je pourrai te voir et te réconforter. Mais pourquoi ne viendrais-tu pas à Cavilly? On ne peut rien te refuser, en ce moment, viens! Ta Mademoiselle pourrait te conduire à moitié chemin et nous irions à ta rencontre. Tu sais que je ne veux pas l'avoir chez moi: elle n'a pas des yeux comme nous; ils contiennent je ne sais quoi que j'ignore et que j'ai peur de lire. Viens, chère Annette. Ici, tu seras libre comme moi, d'une liberté sans but, sans obstacles et sans accidents. Le pays est un désert d'hommes. Il n'y a que des cultivateurs et des pêcheurs; sur les plages, quelques familles ridicules. Cependant, j'ai rencontré sur les chemins un monsieur qui n'est pas sot et hier nous avons, ma mère et moi, fait la connaissance d'une sorte de peintre excentrique qui pourra nous distraire. Il n'est pas très intelligent. C'est un peintre. Mais sa peinture est amusante. Il vit dans une pauvreté bizarre, qui semble volontaire. Ce qui me semble étrange, c'est qu'il a reçu hier une lettre timbrée de La Fresnaye comme les tiennes. Je l'ai vue sur sa table. Mais il y a tant de La Fresnaye!

Je t'attends, chère Annette…

Adélaïde Fairlie de Cavilly
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