Le songe d'une femme: roman familier
PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN
Les Frênes, 14 septembre.
… J'ai oublié de te dire, cher Bazan, ou peut-être ne le savais-je pas encore, que Joconde avait été furieuse de la porte barricadée. Venant après la conversation que je t'ai rapportée, cet avertissement, donné d'un ton contrit, lui a crispé la figure. A-t-elle soupçonné mon intervention? Je ne le crois pas. Elle a trop de confiance en elle-même pour admettre qu'on s'éloigne volontairement d'elle, tant que le contact est obscur et sans danger. Mais je me croyais libéré et libre de donner toute ma pensée et toutes mes heures à la petite Annette: jamais je n'ai été moins libre. Dès que je m'éloigne des allées suivies, seul avec Annette, dès que nous avons commencé à sourire et à jouer avec cette indifférence passionnée qui est une des marques de l'amour sûr de lui-même, alors, à quelque détour de sentier, à la surprise d'un buisson ou d'un arbre, voici Joconde. Elle ne nous regarde pas, elle est bien trop fine, elle nous sent; elle ne nous accompagne pas, elle nous suit; elle ne nous suit pas, elle nous précède. Nous la trouvons à l'endroit où nous allions nous asseoir, écrasant de sa beauté un peu lourde la mousse où Annette laisse à peine la trace de ses reins. Elle mordille le brin de jonc que j'ai rompu la veille pour en extraire en vain la moelle blanche et fragile; elle achève d'effeuiller la branche de coudrier où j'avais laissé deux feuilles déchiquetées par mes dents; elle brise en plus petits morceaux les brindilles de bois mortes que j'avais cassées en regardant Annette qui me regardait. Elle ne regarde pas. Elle regarde un livre. Mais elle ne voit pas son livre et elle nous voit. Elle nous guette, elle nous devine, elle nous distance. C'est elle qui a fait remuer cette fougère, et non le vent; c'est elle, et non un oiseau, qui a fait osciller cette branche de hêtre. Elle vient de passer, et cependant elle va passer encore. Elle est partout dans le taillis qui était notre refuge; elle est le vent et les oiseaux, elle est les écureuils et les chats à la chasse. Annette s'en amuse, sans comprendre. Elle croit que Mademoiselle est distraite. Mademoiselle est à l'affût. C'est le fantôme du plein jour, la larve de l'après-midi, la dame blanche des crépuscules dorés. J'ai envie de tendre sous les feuilles mortes des pièges à femme. Elle empoisonne ma vie, mais j'en ris, car elle avoue sa jalousie, et cet aveu la prendra un jour ou l'autre. J'attends. Songes-tu à cela, cher Bazan, que je suis venu presque par hasard aux Frênes, que je comptais m'y reposer quinze jours dans un ennui doux, que voilà plus de six semaines que j'y suis, que j'y ai aimé deux femmes, que j'y ai trouvé une fiancée et une maîtresse, que la tragédie m'entoure comme un cercle d'orages, et que je ne sais plus si nous allons sortir tous vivants de ce vieil oasis de paix? Je suis mal à l'aise pour combiner mes défenses. Joconde m'a-t-elle dit la vérité? Je ne sais. Elle me parlait avec une colère ironique où il y avait de l'amertume et de la franchise. Si elle a dit la vérité, s'il faut que je compte avec les passions d'un vieillard hypocrite, je ne sais ce qui arrivera. Je veux sauver Annette, mais moi-même? Cette Joconde, que je hais et que je tuerais, est toujours mon plaisir. Plaisir de honte, plaisir détesté, mais subi peut-être par diplomatie, peut-être par lâcheté. Mon cher ami, je te dirai tout, pour que tu me juges; elle m'a forcé à dérober dans le cabinet de M. des Fresnes la clef de notre porte maudite. La porte est redevenue la souriante entremetteuse des premiers jours; elle s'efface comme une procureuse sur le seuil où se paie la provende; elle se referme doucement quand l'œil du galant a vu le lit obscur où une forme de volupté se gonfle comme une vague et déroule autour de ses reins l'écume d'une dentelle que le désir déchire. Joconde est plus belle d'avoir été aimée. Elle est la femme sans âme, où toute en petites âmes de chair; chaque grain de sa peau et chaque duvet de sa peau ont une sensibilité. Nulle part la main ou les lèvres ne l'attaquent inutilement; le grand serpent blanc se déroule et s'exalte, ses yeux regardent avec un flamboiement doux et suivent avec une complaisance attendrie tout ce qui se passe le long de lui-même. Elle est de la race des courtisanes qui sont nées pour la science. Elle sait, elle devine et elle imagine. Elle est divine et libertine; elle le sait et elle dit: les corps sont des visages plus blancs et plus doux. Elle dit peu de choses. Elle donne et elle prend. Elle est inépuisable et elle ne rassasie pas. Elle a des mouvements qui rajeunissent les désirs et des gestes qui déterminent l'enthousiasme. Il y a de ses enfantillages qu'on n'accepte pas sans actions de grâces et de ses cruautés qui fanatisent les muscles. Je pense à elle longtemps encore après que j'ai forclos la porte et caché dans ma valise la clef infernale. Alors, je m'endors dans un harem, car chacune de ses beautés se dresse en vie et en fleur dans mes rêves agités. Une Indienne couleur de safran, grasse et vêtue au-dessous du nombril, m'introduit très sérieusement dans une grande serre où la lumière est bleue et verte, en me disant: Ne vous endormez pas, les fleurs vont s'ouvrir. J'entre et je vois le miracle. Voici des champignons blancs, énormes et palpitants; le sommet de leur chapeau est formé d'une coque rose qui se gonfle et se dégonfle comme une narine entraînant tout le champignon qui se met à battre ainsi qu'une aile. Cela remue, cela tourne, cela devient une jupe de ballerine d'où sort une femme en maillot rose, puis le maillot se déchire et tombe comme la robe d'une figue mûre, et la femme est nue, immobile en une pose d'offrande. Mais voilà que ses deux seins menus et aigus s'exaspèrent et tremblent; ils deviennent des ballons, ils étouffent la femme nue qui s'offrait; ils se couchent sur leur tige courte; ils sont deux grands champignons blancs surmontés d'une coque rose, ainsi que des parasols chinois. Et cela recommence et cela se multiplie, mais je regarde les autres métamorphoses. Je me promène, je fais le tour des corbeilles, je juge, je contemple, je respire, je flatte. Voici la fleur qui est un œil bleu au bout d'une longue tige verte que deux feuilles étroites coupent au milieu; l'œil se balance gouailleur et prometteur; il ne regarde que de côté; son regard filtre comme un rai dans une cave. Cet œil a une grande paupière bistrée qui lui pend sur le cou; il la rabat comme un capuchon et je crois qu'il s'endort. Il y a une autre plante qui ressemble à une orchidée. Elle est effroyable et couleur de bœuf cru. Elle s'ouvre comme un écrin; elle bâille comme une pomme rouge lacérée par les bouvreuils; puis tout d'un coup elle se tord, se déchire et ses lèvres pendent pareilles à des oreilles roses; les oreilles se drapent comme autour d'une forme féminine et c'est encore, dressée sur sa tige, insolente et douce, une femme qui attend, qui rêve ou qui se souvient. Je détourne les yeux pour ne pas voir cette jolie femme frêle et chaste redevenir la fleur couleur de bœuf cru qui bâille avec l'impudeur de la stupidité. Plus loin, c'est la tribu des cactées, les tiges qui sont des jambes coupées au genou ou au bas du ventre comme des colonnes tronquées; celles qui sont des ventres rampants couverts de houppes; celles qui sont des troncs d'arbres où je devine une palpitation humaine, celles qui sont des têtes rases, têtes sans organes, toutes rondes, moitié roses et moitié blanches comme des cochons de lait. Cela devient diabolique; je n'ai plus peur, j'ai honte, et j'envoie un coup de pied dans un ventre rampant qui ressemble à un sac de farine. Mais le ventre saute sur les colonnes tronquées; un buste et des bras viennent se coller à sa chair moite; les bras choisissent une tête, les yeux, une bouche, cueillent une des fleurs couleur de bœuf et le monstre s'avance en minaudant vers moi et me tient un discours: «Ne me reconnais-tu pas, amant? Nous sommes ce que tu aimes et ce que tu viens d'adorer séparément. Nous sommes, réunies à la hâte, il est vrai, la beauté même qui t'a réjoui cette nuit; nous sommes chaque partie d'elle-même, chacune des chapelles où tu t'es mis à genoux avec beaucoup de ferveur. Qu'importe l'ordre de notre architecture? Veux-tu que les jambes soient des bras et les bras des jambes? Voilà. Regarde. Veux-tu que les yeux soient au bout des seins et les framboises des seins à la place des yeux? Voilà. Regarde. Veux-tu que la bouche qui te parle, te parle d'entre mes blanches cuisses, mon mignon? Voilà. Regarde. Veux-tu que la tête descende à la hauteur de mon ventre et que mon ventre soit ma tête? Voilà. Regarde. Tu vois je m'exprime très bien et pourtant je n'ai pas de dents. En suis-je moins belle? Nous n'en sommes plus, mon cher, à la spécialisation des organes. Nous sommes des intelligences, nous autres, et nous savons tirer parti des anomalies. N'as-tu pas un petit miroir de poche? Donne. Oh! que je suis jolie! Voilà l'ordre véritable des choses, voilà l'architecture définitive. L'anomalie est devenue la beauté. Tu m'aimes, dis? Donne-moi tes lèvres, mon amour! Donne-moi ton âme. Bois ma pensée et ma vie sur la bouche que je te livre. Viens, prends-moi, serre-moi dans tes bras. Ah! comme je t'aime! Il n'y a que les femmes très belles qui savent aimer. Je suis très belle et j'aime. Où est le petit miroir? Merci. Ah! je crois que j'ai trouvé ma forme définitive. Venez toutes, vivez!» Et sans abandonner mes membres où il s'enlaçait comme une pieuvre, le monstre fit un geste de résurrection et ce fut une montée de larves dont les suçoirs convergeaient vers ma vie… Je criai et je m'éveillai. Crois-tu, cher Bazan, que ce rêve ait une signification? En tout cas, il n'a eu d'influence que sur mes nerfs. J'ai mal dormi, mais je ne me suis pas repenti. Je m'accoutume à Joconde, jusqu'au jour du dégoût définitif. Ce jour-là, je serai très impitoyable, parce que je suis très égoïste.