Le songe d'une femme: roman familier
PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN
Orglandes, 10 octobre.
… Nous avons beaucoup d'imagination, tous les deux, cher Bazan, mais tu m'as vaincu. Sans doute, j'ai vu Annette, j'ai vu Joconde; sans doute je vois C*** avec les yeux de la complaisance, du désir, de l'espoir; mais je ne me suis pas permis cependant, quand je te confiais ma pensée, de considérer comme réelles, advenues et inexorables, les aventures qui n'existaient encore que dans ma volonté. Es-tu bien sûr, cher ami, d'avoir toujours eu la même prudence? J'ai amplifié, j'ai coloré; es-tu bien sûr de n'avoir jamais inventé? Tu sais quel hasard m'a mis sur le chemin de la marquise de L. T. Comme tu avais rompu avec elle, j'ai accepté sans remords les flèches qui me perçaient et me réjouissaient; ce fut comme dans les estampes symboliques du jésuitique dix-septième siècle; mais les dards de lumière que je renvoyais vers l'audacieuse nymphe glissaient sur sa poitrine et tombaient à ses pieds. Je l'ai revue à Paris, je l'ai revue aux Pins où un subterfuge convenu m'a permis de passer trois jours, et je me sens comme à la première heure devant un cœur ironique et hautain qui rit des attaques, quoique prêt, sans doute, à céder sans révolte et sans étonnement, si quelque trait frappe à l'endroit sensible, si des gouttes de sang affirment la blessure et marquent de pourpre le sein orgueilleux et sa gaîne. Je suis en pleine bataille, je m'agite dans mon armure, songeant au moment où je pourrai la déposer et lutter corps à corps, nu à nu, avec cette femme admirable dont la beauté est un paysage d'été par un jour de vent et de soleil. Je l'adore, sachant bien qu'elle n'a jamais aimé et peut-être jamais cédé, de tout mon rêve et de toute ma force de mâle: sa vue et maintenant son image effacent tout le passé et jusqu'à la trace des lèvres qui hier encore me marbraient l'épaule. Qui a osé me mordre jusqu'au cœur, puisque voici la première fois que je donne mon consentement à une telle morsure? Oh! les absurdes femmes qui crurent en moi, qui aimèrent ma chair ou mes yeux ou mes paroles ou mes cris! Elles ont taillé la vigne, voilà tout. Une autre en cueillera les grappes, une autre pressera, pour en tirer le vin éternel, les grains mûrs de la volupté.
Pourtant je me demande encore si je ne serais pas capable d'un retour? Annette ne m'a rien donné qu'un peu de parfum; Joconde est profonde comme le désir. On ne sait jamais à quel degré de la mine on est descendu et s'il n'y a pas encore des abîmes sous le palier où on se repose. Je n'oublie pas autant que je le voudrais. Chaque femme qui m'a touché a laissé une marque sur ma poitrine; peut-être la pointe de leurs seins est-elle un fer rouge dont le contact s'écrit en brûlure? Enfin je n'ai jamais vidé jusqu'à la dernière goutte aucun flacon d'alcool, et je crois que ces flacons sont des mamelles et qu'on tire toujours quelque ivresse lorsqu'on sait les manier et les prier. La dernière est la favorite; mais toutes ont leur lit dans mon harem et je n'en répudiai jamais aucune qui eût encore figure de femme et d'amante. N'importe, Claude est l'empire que je veux régir. Ce n'est que quand je l'aurai vaincue que je pourrai savoir si elle est l'unique ou si elle n'est qu'un nom de plus à écrire sur un des divans du dortoir. Aujourd'hui elle est tout mon désir… Comme tes lettres, que j'ai relues, me causaient un certain énervement, je les ai brûlées…