Le songe d'une femme: roman familier
PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN
Les Frênes, 21 août.
… Georges est encore absent. Cependant, Madame des Fresnes nous a permis d'aller jusqu'au viaduc du Moulin, une insignifiante curiosité du pays, mais dans une vallée profonde et toute verte. Dès qu'on aperçoit cette longue maçonnerie, Joconde s'arrête, sous le prétexte de la dessiner, et je descends seul avec les jeunes filles le sentier de chèvres qui dévale au milieu des ajoncs. Responsable du salut de ces vierges, je deviens paternel et autoritaire; j'arrête les bras qui s'allongent vers la tentation d'un nœud de chèvrefeuille. Annette, qui a retroussé sa robe, se sent les jambes mordues par les ajoncs; chaque piquant est une petite fourmi qui passe après avoir dit sa colère. Mais Annette rit de souffrir ainsi. Elle a l'ivresse du vert, cette ivresse comme balsamique qui masque la fatigue et engourdit la peau. Les ajoncs parfois deviennent si hauts que le passage est dangereux pour les figures; mais le terrain change, la terre devient rocheuse, et nous écrasons les airelles noires qui nous font des taches d'encre violette. Il y a de l'herbe sous les hautes voûtes du viaduc. Annette se jette follement au cou de sa sœur étonnée et les deux jeunes filles tombent enlacées; j'entends des baisers. Ah! que c'est bête et triste d'être un homme abruti par la civilisation biblique! Leur hystérie me désire, et moi aussi j'obéis un peu au fil qui me tire vers ces jambes frémissantes. Pourquoi n'avons-nous pas le droit d'être des dieux qui joueraient à se donner des sensations au fond d'un val, à l'abri des grandes maçonneries préhistoriques? Mais je suis là presque un dieu, en vérité, car je me sens comme invisible. Annette languit et détache ses bras des épaules qu'ils serraient étroitement. Anne se relève. Pour me calmer, je leur jure qu'elles sont des gamines ridicules et je vais tendre à Annette une main qu'elle étreint de ses deux mains pour se retrouver debout, rouge et pas du tout confuse. Où ai-je lu que des femelles simulent un combat d'amour pour exciter le mâle indifférent? Je m'assieds sur un bloc de granit oublié là par les maçons. Elles me regardent en secouant leurs robes fripées. Je deviens dieu de plus en plus et je prends une pose noble pour fumer une cigarette. Cela doit être très beau un homme aux yeux rêveurs et au torse plein vu par des jeunes filles dont le cœur bat! Quand elles m'ont bien regardé, elles se prennent le bras et s'en vont. Je les suis de l'œil, berger soucieux, en mâchant une tige amère de centaurée. Que nous sommes bien domptés! Les esclaves ne traînent plus leur chaîne: ils l'ont avalée, et elle leur pèse sur le ventre. Oh! avoir l'immoralité de la nature, sa cruauté et sa beauté! N'être pas une chose d'intelligence; sentir des instincts et violenter le monde plutôt que de ne pas les satisfaire! Les hommes et les femmes ne savent plus qu'être un tourment les uns pour les autres; si j'obéissais à la loi éternelle du désir, je serais forcé de me mépriser, ou de me tuer… Ainsi je déclamais, l'âme médiocre, peut-être, contre ma propre lâcheté, lorsque je vis Anne et Annette qui s'en revenaient vers moi encore sérieuses, toutes pâlies et toutes jolies dans leurs claires robes tachées du vert des ajoncs et du violet des airelles. Elles avaient l'air de petites bacchantes sages et rusées: je fus content de les désirer toujours et je compris la sagesse des morales qui prolonge le plaisir en défendant d'ouvrir la boîte. Pendant une minute, je souhaitai de toujours vivre ainsi parmi des filles auxquelles il ne me serait pas permis de toucher; j'aurais peut-être des nuits trop peuplées et des minutes de veille un peu troubles, mais la tentation surmontée je serais pareil aux saints qui vivent leur misère dans un ciel futur… Les voilà assises en face de moi sur une autre pierre un peu plus basse; nos genoux se touchent presque, nos jambes se mêlent: elles vident sur leurs robes tendues leurs mains pleines d'humbles fleurs, et elles me questionnent et les doigts frôlent les doigts qui se passent les fleurettes décolorées. Nous faisons de la botanique, de la plus naïve, mais elles en savent moins que moi et je regarde leurs mains pour me donner des idées. Annette a la main plus potelée; celle d'Anne, sans être maigre, est plus longue: on voudrait s'amuser à mettre des bagues bien lourdes à chacun de ces doigts ronds et souples. Je les regarde trop pendant qu'ils font tourner une marguerite comme une petite marionnette; je ne sais pas ce que je vais faire, peut-être quelque chose d'absurde: je me penche et j'ai touché, d'un baiser rapide, la longue main blanche… Il me semble qu'Annette a dit oh! sur un ton de jalousie: je baise aussi la main potelée d'Annette, moins vite, avec une sensualité moins timide. Après une seconde de stupeur, elles se mettent à rire et je puis librement reprendre les deux mains qu'on m'abandonne et les unir sous ma bouche dans un baiser durable et passionné. Elles sont émues, mais pleines de courage; le jeu ira aussi loin que je voudrai, jusque-là où le jeu cesse de rire; mais je ne veux plus rien dès qu'on m'a donné tout ce que je peux prendre. Je n'irai pas jusqu'aux lèvres qui pourtant s'entr'ouvrent fiévreuses sur les dents; je n'irai pas jusqu'à la gorge que pourtant je vois se gonfler sous l'étoffe légère qui se plisse tour à tour et se tend comme une voile sous l'effort de la vie… Nous entendons un cri d'appel. Joconde se dresse là-bas, au-dessus des ajoncs. Anne se lève et lui fait un signe. Annette, cachée par sa sœur, en profite pour me les tendre, ces lèvres que je me refusais, et j'obéis, je bois la fraîcheur de cette petite bouche rouge et rieuse qui me faisait peur, je bois longtemps la petite âme jeune qui se livre avec une candeur où il y a de la vanité et de la jalousie: cependant je sens sous ma main inconsciente et stupide la caresse soudaine d'une fleur dure qui se lève comme une mauvaise pensée… Anne se retourne, mais Annette est déjà debout, juchée sur la pierre, et elle gesticule vers Joconde pendant que je regarde sa robe que le vent retrousse et des talons jaunes sous lesquels je voudrais mettre la main pour être écrasé un peu par cette fillette qui a le droit de me punir…