Le songe d'une femme: roman familier
ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE
Les Frênes, 12 septembre.
Chère Adélaïde, je crois que je vais me marier, si mon père le permet. Mon fiancé est très beau. Il s'appelle Paul, nom que j'ai toujours beaucoup aimé. Je crois que je l'aime aussi, lui, mais je n'en suis pas sûre parce que je n'ai pas encore pleuré. Il me semble que si je l'aimais, je pleurerais quand il me baise les mains. Mais moi, je ris et je le regarde bien dans les yeux pour voir s'il est sérieux. Je ne sais pas bien encore lire dans les yeux, mais j'apprendrai, car c'est très utile pour deviner les vraies pensées de son mari. Voici ce qu'on fait quand on est fiancée, chère Adélaïde: on pense l'un à l'autre dès le matin et on se rencontre comme par hasard le long de l'étang où il y a de grandes fleurs jaunes qui sentent très bon et beaucoup de mouches; là on se donne la main et on se dit des choses comme s'en disent les autres personnes le matin. Seulement il me parle des fleurs et des mouches dont il sait les noms; cela me paraît drôle et je ris. Alors il est content et il me regarde. Dans la matinée on se rencontre encore avant déjeuner sous une charmille où il fait frais; on a l'air étonné, puis on entre dans le jardin et il me choisit une rose ou un œillet pour mon corsage. Quand la cloche sonne il rentre par l'allée des tilleuls et moi par la charmille. Au déjeuner, je suis en face de lui; il me contemple, mais sans oublier de manger, heureusement, car j'ai entendu dire à Mademoiselle qu'il faut une bonne santé pour se marier. Mademoiselle le regarde aussi et aussi moi; elle est très contente de notre mariage. Pourtant j'avais bien cru m'apercevoir que Paul lui plaisait; mais tu comprends que Mademoiselle ne peut pas épouser Paul Pelasge. Alors elle n'y pense plus, car elle est très raisonnable. Elle a vingt-huit ans; à cet âge-là, on ne se soucie plus des folies de l'amour. Tout le monde se promène à l'ombre après déjeuner, puis je m'en vais dans les avenues avec Paul et Georges et Anne; Mademoiselle vient aussi. Elle lit un livre sans faire attention à nous, car je crois que toutes ces amourettes l'agacent un peu, et si nous nous éloignons, nous la trouvons toujours à la même place. Ensuite je rentre à la maison avec ma sœur; quelquefois nous allons nous promener très loin. C'est plus amusant parce que le jardin et les avenues m'intimident: une fois, dans un bois, Paul m'a embrassée; j'étais toute rouge, mais pas très contrariée. Il faut bien que je le laisse faire; quand je le repousse, il est triste et j'ai du regret de la peine que je lui ai causée. Une autre fois, il a été encore plus hardi avec moi; je ne m'en suis aperçue qu'après, tant cela me semblait naturel, mais je ne t'en dirai pas davantage, car cela, c'est des secrets. Tu m'approuveras quand tu seras fiancée. Les hommes ont des curiosités que je ne comprends pas bien. J'y suis toujours prise, mais si j'ai un peu honte, je ne suis pas trop fâchée, au fond, car ses yeux dans ce moment-là sont contents. C'est tout ce que je puis lire dans les yeux de Paul; mais je crois que ce n'est pas le plus difficile. Dès que nous sommes seuls, pendant ces promenades, il se tait et se rapproche de moi; alors je bavarde pour le déconcerter. J'ai remarqué qu'il n'aime pas que je parle en certaines circonstances; alors s'il tient ma main, il la laisse; s'il tendait le bras vers moi, il oublie ce qu'il voulait faire, sans doute m'attirer à lui et m'embrasser. J'ai peur aussi d'être chiffonnée et qu'on lise sur ma robe des choses qui ne regardent que nous. N'est-ce pas?
Enfin, je crois que nous n'abusons pas de notre liberté, car je n'ai pas de grandes émotions et je ne sens aucun regret de ce que j'ai permis ou souffert. C'est le soir qui est le moment tragique, chère Adélaïde. Nous nous échappons pour aller nous asseoir un instant seuls sur un banc qui est bien caché, mais Madame des Fresnes nous y découvre régulièrement et je crois que cela vaut mieux, parce que j'aurais peur si nous restions trop longtemps seuls. J'éprouve parfois à cette heure-là un sentiment de langueur que je ne comprends pas bien. Je crois que l'odeur des grands lys qui sont à côté du banc me fait mal à la tête. Pourquoi n'allons-nous pas sur un autre banc? Je n'en sais rien.
Le banc des lys est notre banc; nous y revenons comme à un gîte sans penser à rien qu'à nous asseoir là et à rester l'un près de l'autre immobiles et souvent silencieux. Il me prend la main, il me touche les cheveux, il me dit des choses que je n'ai jamais entendues et que je ne comprends pas toujours. Mon cœur bat; je laisse sa jambe s'appuyer à la mienne et quand il m'a baisé la main, j'ai envie de baiser la sienne. Mais je ne le fais pas parce que je réfléchis trop longtemps et qu'alors nous entendons la voix de Madame des Fresnes qui parle très haut avec Mademoiselle.
Paul m'a fait des vers à propos des grands lys qui nous regardent en effet comme des figures. Il me semble que je n'aimerais pas beaucoup ces vers-là, s'ils ne m'étaient pas adressés; ils ne ressemblent pas du tout à ceux de notre Choix de Lectures. Je te les envoie pour que tu me dises ton avis:
LES GRANDS LYS PALES
A Annette.
PAUL PELASGE.
Voilà, chère Adélaïde, la vie d'une petite fiancée au château des Frênes, pendant le mois de septembre 189…