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Le songe d'une femme: roman familier

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ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR

Les Frênes, 14 septembre.

… Vous savez pourquoi je suis allée vous voir. Il y avait un tel désaccord entre le ton de vos lettres et ce qu'avait dit de vous à un de mes amis quelqu'un qui vous connaît bien, que j'ai voulu connaître la vérité. Nous avons passé deux jours ensemble et alors vous avez été sincère; cela fait que je vous pardonne, mais je reste humiliée d'avoir été dupe de votre vertu et de votre amitié passionnée. Si j'avais su que vous aviez des amants, si j'avais su qu'on rencontrait chez vous des filles à tout faire, je ne vous aurais pas écrit avec cette confiance dont vous avez abusé. Cette histoire de ma vie que j'écrivis pour vous, vous l'avez perdue, vous l'avez oubliée en quelque hôtel de hasard, et me voilà à la merci du premier curieux qui voudra s'amuser au «Songe d'une femme»! En vérité, c'est pour cela que je suis allée chez vous, pour vous reprendre des lettres où je me suis racontée avec la franchise d'une âme forte, quand je m'adressais à une femme sans courage, sans volonté et sans passion. La lettre où vous m'aimiez trop ne m'a pas fait reculer, parce que je suis au-dessus de pareilles tentations. Le souvenir de vos enfantillages de pensionnaires ne me fait pas rougir, mais ne me donne pas, à cette heure, le désir de renouveler, en toute liberté, des actes ridicules. Vous avez pu vous apercevoir de ma froideur ironique à vos minauderies. Je suis assez belle pour n'avoir pas le désir de contempler la beauté des autres femmes; je n'aime pas assez les femmes pour vouloir leur donner du plaisir; et je ne vois pas bien ce que je pourrais leur demander qu'un homme ne m'ait offert à genoux. Vous aviez un amant très convenable et qui vous aimait. M. P. B. Tâchez de le reconquérir. Mais je crains qu'il ne soit trop tard, car il connaît—c'est un de ses modèles—la petite que ma visite a chassée, et il ne se soucie guère, j'imagine, d'avoir pour «rival» cette joueuse de mandoline. Je ne vous déteste pas, je vous plains,—surtout quand je considère la vie, compliquée peut-être, mais agréable et sûre, que je me suis organisée. Je vous regarde avec pitié du haut de mon bonheur, du bonheur que j'ai voulu, que j'ai créé de mes mains, que je tiens et que je possède. Et pourtant, en quelles conditions meilleures n'étiez-vous pas, riche, mariée et libre! Moi, j'ai subi tous les esclavages et j'y suis restée reine. Relève-toi, chère Claude, reprends ton rôle de dominatrice, mets le pied sur les hommes et réjouis-toi de les voir pleurer sur ton ventre. Le bonheur, c'est ça, c'est de les mener par la main tout le long de soi, comme des fous et de les entendre chanter leur triomphe à la minute où ils sont prostrés dans la décrépitude animale. Ça, et peut-être d'en être dupe, le temps de fermer les yeux. Il n'y a de lutte et de victoire que d'un sexe à l'autre, que d'un sexe sur l'autre; toutes les autres rencontres sont des complicités sans adversaires. Il est ennuyeux, quand on a gagné la partie, qu'il n'y ait pas de vaincu. Je suis tout en feu, tout en amour et tout en haine! Leur sang me rafraîchit, me console et me venge. Nous n'avons que du lait; ils ont du sang. Ainsi, tu as quitté ton amant pour l'ombre de toi-même, tu as quitté celui qu'on terrasse et qu'on dompte pour celle qu'on caresse comme un animal hypocrite. L'homme n'est pas hypocrite; il est orgueilleux, et son orgueil rugit au moment où ses nerfs le couchent sans force dans ses muscles pétris par nos talons. J'aime les plus violents et les plus perfides; je les enivre mieux que les faibles et les humbles. Il y a tant à manger en moi, je suis une telle plénitude de communion qu'ils se gorgent et se soûlent avant que le pain charnel ait fondu tout entier sous leurs dents: la table reste mise et leur désir, en mourant, contemple dans un soubresaut la corbeille de pêches et de raisins où ses dents n'ont pas mordu. J'ai un rebelle. Cela m'amuse. Il se croit rassasié parce qu'il s'est levé de table en tournant le dos à la table et parce qu'il a vu, de la fenêtre où il se penche, une haie de framboisiers. Mais quand il aura goûté aux framboises aigres de la maigre virginité, il reviendra aux fruits qui réjouissent les yeux, les mains et les lèvres. J'ai la foi. Je suis heureuse.

Anna
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