Le songe d'une femme: roman familier
PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN
Les Frênes, 25 août.
… Si je devais m'en rapporter à tes lettres pour juger de ton état d'esprit, mon cher Bazan, je serais très embarrassé, car elles se contredisent assez régulièrement. Mais je crois que tu n'aimes en ta Léda que sa beauté et sa vanité; sa beauté te plaira tant que tu y découvriras des paysages nouveaux, des coins inexplorés, mais ta vanité se lassera bientôt d'un rôle qui nie ton orgueil et tu te préféreras le maître de Patraque que le serviteur de la marquise de La Tour au château des Pins. J'ai lu cette adresse, de la main de Joconde, sur une lettre qui attendait la venue du facteur. J'ai interrogé Joconde. C'est une de ses amies; encore que je ne devine pas quelle amitié peut lier cette marquise à la petite institutrice de mes cousines. Tu vois comme tout se rejoint. C'est admirable! Tâche d'apprendre de la marquise ce qu'elle pense de Joconde: cela m'amusera, car cette fille aux cheveux de bronze m'intéresse toujours, malgré les intermèdes champêtres qui te font pitié. Ah! que tu as tort! Cette petite Annette est une si jolie fleurette, si fraîche! Tu ne comprends donc pas le plaisir qu'il y a pour un homme de sang-froid, mais intelligent et sensuel, à faire chanter un peu, rien que deux ou trois notes de prélude, ce violon de chair et de sensibilité! Elle en est à l'âge où une fille désire tout sans rien craindre encore. Je pourrais lentement, ou en une heure, à mon gré, la mettre au diapason du désir que je me donnerais; mais je ne me le donnerai pas; je n'ai pas le goût de recommencer la scène vile des «Liaisons». Il y a trop de femmes sur la terre pour que je trompe une jeune fille. A quoi bon? Au point où nous en sommes et comme il est écrit benoîtement sur la couverture d'un livre destiné aux vierges, «l'imagination fait le reste». Ainsi tout est toujours à recommencer et le plaisir est toujours devant nous; au lieu de l'entendre pleurer sur nos talons, nous le voyons qui nous précède, souriant, rouge et fier. Je prends là une belle leçon de psychologie et de sensualisme délicat. Elle serait parfaite si Joconde parfois ne m'irritait… Je sentirai mieux encore le charme et la valeur de ces jours d'activité sanguine quand ils se seront un peu éloignés de moi; mais je les range dès maintenant parmi les plus décisifs de ma vie. Je t'en ai raconté quelques épisodes, mais comment en dire toutes les heures et toutes les minutes? Ni Annette, ni Joconde elle-même d'un parfum plus fort, ne m'ont masqué le reste de la nature, mais j'ai joui plus profondément, mêlée à ces odeurs de femmes, de l'odeur ingénue des feuilles et des bêtes, des ruches et des ciguës. Il n'y a de vie que de nous, peut-être; un bras nu qui se glisse dans les rosiers augmente la beauté des roses et l'herbe est plus verte le long du sillage qu'y laisse une robe de femme; un désir se lève en notre cœur vers tout ce qui vit,—et je baisai, je m'en souviens, sur les lèvres d'Annette, les bois, les joncs, les bruyères et les pierres. De tels souvenirs, si on y mêle quelques grains de poivre ironique, sont sans doute durables. Je verrai bien. Mais je suis sûr de ne jamais oublier le petit écureuil que je vis un matin descendre d'un hêtre pour aller dans les noisetiers faire sa provision d'hiver. Il fit quinze voyages de sa cachette à l'extrémité même des branches où pendent les noisettes; il venait par bonds légers et peureux, la queue en trompette comme sur les images; on entendait le bruit sec de la cueillette, et c'était une fuite brusque vers l'arbre qui est sa forteresse. Arrache-t-il les noix avec ses dents ou avec ses pattes; je n'en sais rien: peut-être avec ses pattes, car les rongeurs sont des petits hommes qui mangent à peu près comme nous, en portant à leur bouche leurs mains griffues… Le soir, sous les mêmes hêtres, à la lisière du bois, pendant que les limaces grises redescendaient de la cime des hêtres où elles passent le jour, j'ai vu les noces des fourmis. Celles qui doivent s'accoupler ont des ailes et c'est dans l'air que les couples se joignent; mais sitôt que le mâle a étreint la femelle, leurs ailes se mêlent, leurs nerfs se troublent et les deux bestioles enlacées tournoient et tombent. Les noces que je vis s'étaient exaltées très haut, au-dessus des arbres, la pluie d'or rebondissait de feuilles en feuilles, avec un vrai bruit d'ondée, et à mesure qu'un couple touchait le sol, les deux amants aussitôt désunis rejaillissaient comme les gouttes d'une cascade et s'en allaient, d'un vol rapide et solitaire, vers le soleil et vers la mort. Singulière vision et presque effrayante! Je suis très fier d'en avoir eu le spectacle et j'ai pitié de moi, qui aime avec tant de précautions, de détours et de ruses, quand je songe aux fourmis qui donnent toute leur vie pour la vie et ne se disjoignent, les femelles que pour aller porter à la fourmilière le trésor fécond, et les mâles que pour mourir. Je crois même qu'ils meurent immédiatement sur place et que les femelles seules prennent leur vol; mais j'étais comme ivre d'avoir participé à ce mystère et dès que j'eus compris, je me mis à songer pour comprendre encore mieux…
26 août.
… Hier soir, après dîner, par une nuit sans lune, mais claire de tous les sourires des étoiles, nous nous promenions dans le parc, le long de ce même bois qui est le refuge nocturne de tous les oiseaux des environs; l'heure était douce et le silence des choses nous imposait silence. Mais Georges frappa dans ses mains et voici qu'un bruit long et léger, singulier, profond, s'élève d'entre les branches; c'est un océan d'ailes surprises, un effarement de peuple en robes de soie, un froissis délicieux de plumes gonflées: tous les oiseaux réveillés, pour une seconde dressés sur leur perchoir, inquiets si c'est l'aurore ou si c'est l'épervier. Je fus étonné, mais Annette eut peur et aussi Joconde et (sans doute parce que je me trouvais là) elles se jetèrent vers moi dans un tremblement que je calmai en leur ouvrant mes bras. Joconde se dégagea bientôt avec une certaine impertinence, mais, Georges ayant recommencé (cette fois en allumant un tison), elle se pressa plus étroitement le long de mon corps, ma main rencontra la sienne par-dessus ses hanches et, rendu audacieux ou peut-être fou par la nuit que la lueur avait faite pour nos yeux, j'étreignis contre la hanche forte la main qui s'était laissé prendre et je frôlai de ma joue la figure qui ne s'éloignait pas de la mienne. Ce fut une seconde de possession, de certitude charnelle… La voix de Georges brisa notre enlacement de hasard. Annette lui demanda ses tisons et fit des flammes dont les ailes remuées dans les arbres semblaient le crépitement douloureux: «Annette, dit Joconde, laissez dormir ces pauvres oiseaux.» Alors nous fûmes encore aveugles et j'atteignis une bouche brûlante qui trembla sous mon baiser; les reins de la femme se cabraient au jeu inconscient de mes doigts dévoyés; j'entendis un «oui» qui ne répondait pas à une question… Elle s'éloignait avec Georges et Anne, et Annette avait repris mon bras que j'étais encore troublé. «Venez donc, disait Annette, laissons dormir les pauvres oiseaux.»
Voilà donc ma situation, mon cher ami. J'aime Annette, petite âme sentimentale, et j'aime Joconde, chair sensuelle et cheveux violents… Je te dirai la suite, s'il y a une suite, car je pars dans quatre ou cinq jours…