Le songe d'une femme: roman familier
PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN
Les Frênes, 27 août.
… Il y a eu une suite le soir même. J'avais d'abord résolu de ne pas te la dire, car je suis moins habitué que toi au nu; je me résignerais difficilement à faire, comme un peintre, participer le public aux joies égoïstes de mes yeux; au delà de certains gestes et d'un certain état charnel, j'écarte même un ami, même toi. Mais je ne t'appelle pas, je ne te parle pas, je ne t'écris pas; je te communique un cahier de notes que tu me rendras, après avoir cru lire un roman.
Notre petite aventure était de celles qui exigent le silence, une explication ou une conclusion. J'aurais préféré tout à une explication et le silence à la conclusion, car je veux rester libre, et rien ne pouvait me faire croire que Joconde fût une de ces femmes perfectionnées qui savent cueillir la fleur sans arracher en même temps la touffe verte avec ses racines et sa glèbe. Je n'aurais nul goût à transplanter ma liberté, alors en pot comme une giroflée, dans un giron trop tendre, à l'abri de bras trop amoureux. Je désirais Joconde, comme on désire un joli enfant rencontré dans la rue, pour le caresser et le faire sourire, mais non pour l'installer chez soi en prince et en tyran. Alors, comme je ne voulais pas de conclusion, il n'y en eut pas; mais nous continuâmes les préludes interrompus…
Je déplaçai doucement la commode et je n'eus qu'à tourner un bouton et à pousser une porte, un peu revêche, pour apercevoir, assise dans son lit, inquiète et pâle, Joconde, qui avait perçu le bruit de tous mes mouvements et qui attendait. Je fus à genoux, baisant ses doigts respectueusement (comme dans les mauvais romans) avant qu'un geste eût tenté de me faire peur. Je ne lui parlai pas de mon amour, mais de sa beauté, et j'étais très timide parce que sa peau n'était pas aussi blanche que je l'avais cru. Nous conclûmes un pacte de sagesse et je repris mes fadeurs; je fus descriptif et esthétique; je comparai entre elles des statues célèbres. Un mot d'esprit l'amusa; en voulant comprimer son rire et rajuster sa chemise qui se décolletait trop, elle eut une maladresse qui me livra sa gorge. Je n'en profitai pas et lui dis qu'elle ressemblait dans cette pose aux femmes de terre rouge qui gisent à demi-ressuscitées sur les lourds tombeaux étrusques.—«Pas pour la couleur, j'espère?» Et elle se donnait à mes yeux maintenant fixes. Je ne pus me retenir de toucher ce que mes yeux avaient caressé, et comment imposer à mes mains un itinéraire et empêcher mes lèvres de connaître aussi ce que mes mains avaient connu? Nous restâmes ainsi longtemps tassés l'un contre l'autre, avec la sauvegarde de mes vêtements. Je sus qu'elle me pardonnait quand sa bouche se détacha de la mienne et je m'en allai, ayant baisé ses yeux fermés… Que doit-elle penser de moi si elle n'est pas vierge? Voilà ce que je me demandais en essayant de m'endormir à mon tour.
Je ne l'ai pas revue, ou presque pas. Une lettre, ce matin, l'a rappelée à Versailles; elle vient de partir. Le conseiller est très malade; mais on ne veut pas inquiéter inutilement les deux jeunes filles… Si j'avais dix ans de plus, je voudrais marcher sur mes principes et épouser Annette pour la consoler, car elle va peut-être se trouver pas très riche et elle pleurera beaucoup son père, pauvre petit cœur! Quant au départ de Joconde, il me sauve du ridicule ou d'une folie. Je ne connaîtrai pas la pensée du sphinx, mais qu'importe? Et puis, le sphinx pense-t-il autre chose que la pensée que je lui prête?