Mémoires d'une vieille fille
VII
UN DISPENSAIRE
Il n’y a pas de barrière ni de poteau qui indique les quartiers ouvriers de Paris ; mais on les reconnaît tout de suite, à l’air « pareil » qu’ont les façades et les vêtements. La couleur diminue, et non pas le mouvement mais la hâte, et aussi l’étincelle de joie, ou de jeunesse, ou d’orgueil des visages. Dans une de ces rues, où tout se ressemble, j’ouvris une porte au-dessus de laquelle il y avait écrit, en petites lettres modestes : « Assistance maternelle ». Je me trouvais dans une salle spacieuse, toute pleine de mères qui tenaient leur enfant sur le bras, sur les genoux ou entre leurs genoux ; car, il y en avait plusieurs assises, sur des bancs ou des chaises. Je les reconnus toutes, sans les avoir jamais vues ; c’étaient les miennes, celles que je visite en province, ou qui viennent me voir, et dont je suis la sœur, toujours moins que je ne voudrais, puisqu’elles continuent de souffrir. Elles avaient la même usure précoce, la même tenue négligée — l’on sent que la femme de l’ouvrier est si peu ménagère ! — la même habitude, évidemment, de sortir coiffées en cheveux ; elles avaient, pour bercer dans leurs bras l’enfant et pour l’endormir, le même geste de tout le corps, et la même penchée du front au-dessus du nid. Cependant elles parlaient mieux que mes provinciales, et plus vite, et le sourire, quand il n’était pas instinctif, était nuancé. Elles attendaient. Quelques-unes donnaient le sein à leur nourrisson ; d’autres se promenaient, d’autres causaient, debout, deux ou trois ensemble.
— Alors, vous avez trouvé à vous loger ?
— Non. Ils me disent tous la même chose, quand je leur ai répondu que j’ai cinq enfants.
— Quoi encore ?
— Ils disent : « Avez-vous un mari ? » Je suis bien forcée de répondre non, puisqu’il est mort. « Avez-vous un homme ? » — Pas davantage. — « Eh bien ! vous pouvez aller chercher ailleurs : avec quoi payeriez-vous votre loyer ? » J’ai beau leur répéter que je travaille, ils savent bien que ça ne suffit pas.
Le mot, si lourd de sens, ne parut pas étonner la mère à laquelle il était dit, et qui tourna la tête, en disant :
— C’est mon tour, je crois.
Elle détacha, en un tour de main, les épingles qui retenaient les langes de son enfant, lui laissa sur le corps une chemise à peine large de trois doigts, et soulevant et portant à bout de bras le petit qui étirait ses jambes arquées et grêles, elle le posa dans le plateau de la balance où chaque nourrisson était pesé à son tour. Elles étaient deux à suivre du regard l’aiguille de la balance, la mère et une jeune fille, dont la robe de ville était cachée sous une blouse de toile tombant jusqu’aux pieds, et qui inscrivait les poids sur des feuilles où chaque semaine elle ajoute une ligne. Les jeunes mères du quartier ont pris l’habitude de venir tous les huit jours au pèse-bébé. A chaque minute il en vient une nouvelle. La plupart s’en vont contentes, il y a un bel orgueil tendre dans le geste qu’elles font pour reprendre l’enfant et l’emporter.
— Il a profité ! dit-on autour d’elle. Ce n’est pas comme le mien !
D’autres passent, après l’épreuve de la balance, ou même avant, dans la salle de consultation. Là, je rencontre l’amie que je venais voir, celle qui a donné sa vie à la misère des autres, et qui est parmi elles la science abordable, la bonté et la paix. Elle est jeune aussi, elle porte la blouse d’infirmière ; elle a le don d’organisation, et l’habitude du monde qui souffre, moins aisée à prendre que celle du monde qui s’amuse, elle n’est ici une inconnue pour personne, on sait qu’il suffit d’être à plaindre pour être reçu.
— Voyez, me dit-elle tout bas, la mère de ce petit est phtisique ; c’est la sœur qui est venue. Il va moins bien, depuis la semaine dernière.
Derrière une table, un jeune médecin est assis et examine l’enfant, puis signe une ordonnance. Deux, trois, quatre, six enfants passent dans ses bras, pendant que je cause avec la directrice du dispensaire. L’un d’eux tousse, un autre a la fièvre, un autre est déjà maigre et bleu comme ceux qu’on ne reçoit plus ; un autre a le ventre ballonné et l’air sombre et à moitié bestial, et on apprend, en interrogeant la mère, qu’il a été nourri en Bretagne, pendant deux ans, et qu’il était robuste alors, et qu’« il buvait l’alcool comme de l’eau ». Une femme, tout à fait vieille, ou qui paraît telle, apporte un bébé de trois mois, qu’elle allaite. C’est la grand’mère ; elle a eu un enfant en même temps que sa fille en avait un, et comme elle a perdu le sien, elle nourrit son petit-fils. Après elle, entre une femme de vingt ans, jolie, blonde, aimable, qui s’assied adroitement, en faisant une gerbe avec les plis de sa pauvre robe. Elle a des dents éblouissantes, qui fleurissent son pâle visage. Elle soulève une mousseline recouvrant un paquet.
— Je vous apporte Charlot, dit-elle.
— Je le reconnais, dit le docteur. La diarrhée a disparu ?
— A peu près. Mais il diminue. Je l’ai fait peser par la demoiselle à côté : depuis deux semaines il diminue.
— Vous l’allaitez toujours ?
— Oui, monsieur le docteur.
— Combien de fois ?
La bouche mince, spirituelle, nerveuse, s’allongea un peu plus, un rire léger en sortit.
— Il est si vorace ! dit-elle. Combien de fois ? Mais, tant qu’il veut !
— Vous voulez le tuer, alors ?
— Oh ! monsieur !
Il lui expliqua l’imprudence grave qu’elle commettait, et je voyais décroître et s’effacer le sourire jeune et charmant, comme s’efface une lumière.
Le défilé des malades continue. Entre les consultations, ou dans les rares moments où la directrice se trouvait libre, je pus causer avec elle. Elle m’apprit qu’elle avait fondé, dans le même quartier, un dispensaire pour les tuberculeux, et une sorte de magasin où les femmes enceintes et les mères de famille venaient chercher du travail qu’elles faisaient ensuite à domicile, des vêtements à coudre, ou, pour celles qui ne savent pas coudre, des fils de fer à tordre, pour coiffer les bouteilles.
— Mais, ajouta-t-elle, ce sont mes enfants qui sont les préférés et les gâtés. On vient les voir, on les aime, on m’aide à les faire vivre. C’est plus aisé que d’empêcher les parents de mourir jeunes. Le dispensaire a nourri plus de cent petits gars ou petites filles du quartier, l’année dernière, et en a soigné plus de six cents. La ville de Paris nous donne aussi.
— Combien ?
— Trois cents francs par an.
— Elle y gagne !
Puis, ramenées invinciblement, l’une et l’autre, vers le sujet vrai, qui n’est pas tant la manière d’équilibrer un budget que la manière d’aimer ceux qui ont si peu d’amis, hors les temps d’élections, nous avons parlé d’eux ; des préjugés qu’ils doivent sacrifier lorsqu’ils prennent notre main ; des haines qu’ils abandonnent, — non pas tous ni toujours ; — de leurs étonnements devant celles qui n’attendent rien d’eux ; de l’horizon de misère, qui recule à mesure qu’on essaie de l’atteindre ; des heures cruelles et des minutes inoubliables, où le bonheur des autres passe si près de nous que nous pouvons y boire.
— Tenez, me dit-elle, un jour que j’étais ici, avant les consultations, une de mes amies du faubourg, la femme d’un maçon, vint me voir. Elle avait sept enfants. Je la savais très courageuse et très fière. Comme elle ne me disait rien d’elle-même, je compris qu’elle était inquiète, et, comme le jour du terme approchait et que j’avais de l’argent par hasard, je lui offris de payer son loyer. Elle ne s’y attendait pas. Elle se mit à fondre en larmes. « Ah ! cria-t-elle, comment faire pour vous remercier ? » L’élan était si vrai que je répondis : « Embrassez-moi ! » Elle se jeta à mon cou, et je me sentis plus joyeuse qu’elle, de cette joie qu’on a causée, qu’on peut porter avec ses peines, et qui ne meurt pas du voisinage.