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Mémoires d'une vieille fille

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III
OCTAVIE MERLE

Dans la cour où demeure Georgette, la cour du Laurier-Bleu, j’ai passé hier une heure douce et cruelle. La douceur n’est venue que tout à la fin, quand j’ai cru comprendre que la confession de sa souffrance avait calmé cette âme épuisée par le silence. Le silence des religieuses est plein de conversations avec Dieu. Mais celui de ces pauvresses qui ne croient à rien pèse comme un couvercle de tombe sur la douleur vivante.

Lorsque j’entre dans les cités de misère où je suis connue, il y a des femmes qui regardent d’abord le sac de soie noire où je serre mes bons de pain et de charbon ; il y en a aussi qui regardent d’abord mes yeux, et ce sont mes amies. Toutes ne causent pas avec moi. Pour avoir le droit de plaindre une peine il faut l’avoir gagné. Cela s’achète quelquefois très cher.

Je saluais donc, depuis cinq ou six ans, Octavie Merle, la femme qui demeure au quatrième, à gauche, sous les toits. Les voisines de la cour m’avaient prévenue en sa faveur, ce qui est rare :

— La Merle ! Ah ! mademoiselle, en voilà une qui a du mal ! Elle gagne la vie de deux hommes, le sien et puis le frère du sien, deux pas grand’chose, je vous assure. Elle se tue de travail. Mais elle ne vous demandera pas la charité. Non, c’est plus fort qu’elle : il faut qu’elle se taise, et même devant nous elle n’a pas de mots sur son chagrin.

Or, hier je frappais à la porte qui ouvre sur le même palier, à droite. Je voulais savoir des nouvelles d’une jeune femme, — une souriante et une causante, celle-là, — qui m’avait priée de la faire inscrire sur la liste du bureau de bienfaisance. Elle devait avoir son troisième enfant pendant les vacances. Et au retour des vacances, que j’ai dû prolonger cette année, je venais rendre visite à la jeune mère et à l’enfant.

Une fois, deux fois, trois fois je frappai. Personne ne répondit. Dans la cage de l’escalier, le vent seul, aspiré par quelque lucarne de grenier, grognait ou sifflait en montant. Je me détournais pour descendre. La porte de gauche s’entr’ouvrit, et le pâle, le mince visage tragique d’Octavie Merle se pencha.

— Que cherchez-vous ?

— Votre voisine, madame Merle.

— Elle est morte.

— Ah !… pauvre femme ! Que dites-vous là ?… Morte !

— Vous voulez donc que ça n’arrive qu’aux braves gens de mourir ?… Vous aurez beau frapper, personne ne vous entendra… Tout est parti… Je ne les regrette pas.

Elle disait cela sèchement, avec une flambée de colère dans les yeux, et le secret plaisir de me blesser. Cependant les lèvres, toutes fendillées, ne tremblaient pas seulement de haine, au passage des mots, mais de froid, de détresse, de faiblesse.

— Si vous êtes curieuse de savoir à qui vous faisiez la charité, continua-t-elle, entrez chez moi : je vous l’apprendrai.

Ce que j’allais apprendre, surtout, et je le pressentais, c’était la vie de celle qui m’invitait de la sorte. Je m’assis au milieu de la chambre mansardée, près du petit poêle de fonte, qui mêlait sa fumée à l’odeur fade des cuirs cirés. Octavie Merle était piqueuse de bottines. Des paquets de tiges et d’empeignes couvraient la table étroite d’une machine à piquer que la femme avait mise entre le poêle et la fenêtre. L’ouvrière s’accouda dessus et, pour ne pas me regarder, regarda dehors.

— Ma vue a bien baissé, dit-elle. J’ai trop travaillé, et j’ai mal dès que je m’applique.

Par la fenêtre, nous apercevions un paysage de toits et de ciel : beaucoup de pentes d’ardoises, de cheminées, de tuyaux, de fils de fer, et les fumées, qui sont de la vie que le vent tourmente.

Elle demeura un peu de temps silencieuse et puis elle me raconta, par phrases courtes, sans émotion apparente, sans cesser de regarder les toits, le triste mariage qu’elle avait fait. Elle avait épousé un homme plus jeune qu’elle, malingre, exempté du service militaire pour cause de faiblesse de constitution, et qui n’avait vu dans le mariage qu’un moyen de ne pas travailler. « J’étais forte, disait Octavie, je ne refusais pas l’ouvrage, je croyais tout ce que mon mari me racontait sur les longs chômages de son métier d’ajusteur-mécanicien, sur la difficulté de trouver une place dans un nouvel atelier. Et puis, en ce temps-là, je l’aimais ; c’était un enfant : je le sentais faible, peu raisonnable, et j’avais peur de le perdre. Vous l’avez rencontré quelquefois, dans la cour du Laurier-Bleu ; il vous connaît, il me l’a dit. C’est un homme distingué ; il a l’air d’un monsieur ; jamais un mot grossier avec lui tant que j’ai pu suffire à payer la dépense ; même il ne buvait pas. Je l’aimais. » Au ton dont elle disait cela, je comprenais qu’elle l’aimait encore. La pauvre créature s’était épuisée pour nourrir son mari. Bientôt il avait amené chez lui et logé sous son toit son frère, un vrai malade, celui-là, qui mourait lentement de la poitrine et qui se soignait en buvant. Et, obligée de travailler pour les deux hommes et pour deux enfants nés au début du mariage, Octavie Merle avait passé près de quatre années sans quitter cette machine sur laquelle à présent s’amoncelait l’ouvrage en retard, dormant deux heures par nuit, usant ses yeux, ses mains, ses nerfs, afin que son cœur fût épargné. Alors, il arriva ce qu’elle aurait dû deviner, ce qu’elle avait prévu peut-être : elle devint une vieille femme en quelques mois, et son mari la délaissa.

Dans le ciel, par la fenêtre aux vitres étroites, elle regardait les toits de la ville qui s’en vont si loin, si loin, chacun abritant une peine ou une plainte. Pour me parler de l’infidèle, elle, si dure quand elle jugeait l’atelier, les camarades, son beau-frère, ses enfants, son travail, elle avait des mots indulgents, des mots qu’elle maniait avec une prudence instinctive, comme des armes qui auraient pu la blesser elle-même. « Il a toujours été si léger… Autrefois il m’aimait… S’il n’avait pas été entraîné par l’autre, je ne serais pas la femme finie que je suis et plus malade que les médecins ne sont savants.

» Il rentrait à toute heure de nuit, quelquefois au petit matin. Il me trouvait toujours attelée à ma besogne de piqueuse, et nous nous disputions. J’aurais mieux fait de ne rien dire peut-être ? Mais le moyen, quand tout le cœur n’est qu’un cri ?

» Tout ce que j’ai fait a tourné contre moi. Tenez, cette voisine que vous avez secourue, j’avais eu pitié d’elle, moi aussi. Ça n’était pas marié ; ça faisait la noce ; ça riait toujours. Nous ne nous parlions guère. Pourtant, quand elle a eu son troisième enfant, les commères d’en bas m’ont dit : « Elle ne vivra pas », et je suis allée la voir. Je n’avais que le palier à traverser pour entrer chez elle. Dès qu’elle m’aperçut, — le lit était au fond de la chambre qui ressemble à celle d’ici, — elle dit : « Vous n’auriez pas dû venir ». Et je pensai qu’elle se souvenait de plusieurs paroles de mépris que je lui avais adressées. Elle était toute menue sous son drap, comme une petite fille. Elle avait la fièvre. Elle tenait près d’elle, dans le lit, son nourrisson, dont elle cachait le visage avec un mouchoir. Je lui parlais, comme on fait en pareil cas, de sa santé, du temps, du médecin, des voisines. Elle me regardait comme si j’étais la mort. Elle n’avait plus que des yeux, des creux d’ombre avec une petite veilleuse, au fond, qui avait peur. Je pensai alors que son heure était proche, que les enfants allaient demeurer à l’abandon, que c’était une pitié, et je lui demandai : « Quel est le père de votre petit qui est là ? » Elle fit un grand effort pour tourner la tête de l’autre côté, et pendant que je l’aidais de mes deux mains, elle répondit : « Je ne peux pas le nommer devant vous ! Pas devant vous ! »… Trois jours après, elle était morte.

— Et l’enfant, qu’est-il devenu ?

— Les deux aînés ont été pris par l’Assistance publique… Le dernier… je ne pouvais pas le laisser à d’autres, n’est-ce pas ? je l’ai gardé. Mais c’est la force qui va me manquer pour nourrir tant de monde, mademoiselle…

Le soir commençait à roussir les toits. La fumée sortait plus épaisse des cheminées. Des corneilles, taillées dans de la suie et de la brume, coulaient avec le vent au-dessus de la ville. Je causai une demi-heure encore, avec Octavie Merle, qui s’était penchée sur la machine et reprenait son travail.

Puis je regagnai ma maison, l’âme partagée, comme il m’arrive souvent, entre la tristesse et l’admiration. Je me demandais où de pareilles créatures, qui n’ont plus la force de la foi, puisent ce courage héroïque, cette tendresse, cette patience surhumaine. Et je me répondais qu’elles vivent encore, moralement, sur la réserve de vertus et de mérites de leurs vieilles mères croyantes et disparues.

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