Mémoires d'une vieille fille
IV
LE PÈRE MULOT
C’est un brave homme ; tout le monde le dit, et, bien que je n’aime pas cette locution vague, où tant de culpabilité ou d’inconscience peut tenir, je l’emploie en parlant du père Mulot. On ne saurait guère s’exprimer autrement : car il faut le juger en gros, et par comparaison. Je l’appelle brave homme parce qu’il devrait être mauvais, et qu’il ne l’est pas trop. C’est un miracle fréquent, et grâce auquel la société vit encore. Nos neveux l’expliqueront.
Le père Mulot est, depuis trente ans, peigneur de laine dans une grande filature. Son fils aîné peigne aussi ; sa fille, qu’il a eu l’idée d’appeler Sylvie, est rattacheuse, ce qui veut dire qu’elle noue, sur le métier en mouvement, les deux moitiés des brins qui se rompent. Il y a donc trois Mulot qui gagnent, et qui vivent pendant douze heures dehors. Il en reste trois à la maison : la mère, et deux enfants petits qui suffiraient à épuiser une santé plus robuste : l’un parce qu’il est bruyant, violent et incapable de repos ; l’autre parce qu’il ne cesse pas d’être malade. Le pain n’a jamais manqué chez les Mulot, ni le charbon, ni même le fagot de bois, dont on fait une flambée, quand le froid est trop noir, à l’heure où l’homme revient. Ce ne sont pas des pauvres, précisément ; mais le champ de la misère est bien plus grand que celui de la pauvreté. Celle qui se nomme elle-même la mère Mulot m’a conté ses peines. Dans la chambre du rez-de-chaussée, ornée de chromos et de découpures coloriées, — au lieu des images pieuses d’autrefois, — nous étions assises, un dimanche matin, devant la plaque de la cheminée.
— Ils sont tous sortis, mademoiselle, me disait-elle, le père, le grand Joseph, Sylvie, les deux petits.
— Où sont-ils allés ?
— Acheter le journal.
— Vous faites de la politique ?
Elle avait ramené les plis de sa robe de laine noire, et elle les tenait serrés entre ses deux mains et entre ses deux genoux. Ainsi immobilisée et tendant son corps tout plié vers la cendre, d’où sortait une tiédeur légère, elle répondit d’abord par un sourire et par un regard qui allèrent à la crémaillère. Le visage maigre, un peu trop aigu de partout et pâle uniformément de madame Mulot, en fut tout égayé une seconde, comme un vieux toit sur lequel passe un soleil de giboulée.
— Oh ! dit-elle, la politique, il faudrait être riche pour en faire. Jusqu’à l’année dernière, nous n’achetions jamais le journal, par économie. Mais, à présent que Joseph est devenu un homme, il ne veut plus rester avec nous le dimanche, s’il ne lit pas. Ça l’amuse, ça le retient, mais ça le change…
— Quel journal choisissez-vous donc ?
Elle me jeta le nom d’une feuille socialiste, et, devinant que je n’approuvais pas :
— Les premiers temps, mademoiselle, nous aurions pu acheter pour lui n’importe lequel, et il y aurait pris le même plaisir. Mais ni le père ni moi nous ne connaissions les journaux. J’ai dit à Mulot, quand il est sorti, la première fois, pour en acheter un : « Prends-le au bureau de tabac, dans la plus grosse pile ! » Je pensais que ça serait le meilleur. Et je m’aperçois bien, à présent, que mon garçon se met à dire des choses pas honnêtes contre les curés. Mais il reste à la maison : c’est toujours ça… Il est, en vérité, plus facile à tenir que sa sœur.
— Sylvie ?
— Oui, mademoiselle : une fille jolie qui aime rire, qui aime la toilette, qui est à l’âge où les violons parlent.
— Quel âge a-t-elle ?
— Seize ans bientôt. Et pas plus le goût de la lecture qu’une tourterelle. Ce n’est pas elle qu’on retiendrait à la maison avec un journal ! Elle a le goût de la compagnie. Mais son père a l’œil, vous savez. Je crois qu’il serait encore plus sévère que moi. Il est haut d’honneur, tout à fait, pour Sylvie. D’abord, il l’accompagne, le matin, jusqu’à la porte de l’atelier ; je les vois qui filent, dans le petit jour, elle presque toujours à la remorque, achevant de tapoter ses cheveux ou de boutonner son corsage dans la rue, puis rattrapant le père qui va devant, du même train, comme un roulier. A onze heures, ils se retrouvent au restaurant.
— Ils ne reviennent pas manger chez vous ?
— Le temps leur manque, mademoiselle. D’un coup de sirène à l’autre, ils ont une heure et demie. Et nous sommes trop loin pour qu’ils refassent deux fois la route. Non, ils déjeunent avec les camarades, à la Treille, dans la grande salle où l’on danse le 14 juillet ; mademoiselle se rappelle bien ?
— Parfaitement.
— La jeunesse voudrait faire bande à part. Le père ne veut pas. Il sait que les grandes réunions de ce genre-là, ça finit toujours par des petites. Et il se défie. Tant de mauvais drôles à l’usine, des garçons qui n’ont jamais entendu seulement parler d’une bonne action ! Ils n’approchent pas trop près, quand ils voient mon homme et le grand Joseph à côté de Sylvie. Mais le dimanche ! En voilà une question difficile, le dimanche !
— Envoyez votre fille au patronage, chez les sœurs !
— Je l’ai fait. Nous avions peur, le père et moi, que les sœurs ne l’acceptent pas, parce que Sylvie a été élevée à la laïque. Mais non. Depuis six mois, chaque dimanche, elle y allait, elle s’amusait, elle trouvait des filles de son âge, elle revenait contente… Le malheur a voulu…
La mère Mulot, du bout du doigt, sembla chercher et renfoncer, au coin de ses yeux, une larme qui s’y trouvait souvent, en faction.
— Le malheur, reprit-elle… on l’a renvoyée, dimanche dernier.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle a chanté : « Viens, poupoule, viens ! »
— C’est impossible, mère Mulot !
— Vous allez l’entendre vous le dire : elle rentre !
Elle rentrait, en effet. La porte s’ouvrit, et le père Mulot parut le premier, grand, la poitrine creuse, le visage tout couvert de poils gris, moustaches, favoris, sourcils, touffes de supplément, qui poussaient avec fougue, et au milieu desquels luisaient deux yeux tout petits, tout noirs, et prêts à flamber comme deux grains de poudre. Il portait un cache-nez et un complet d’étoffe mince. Comme l’hiver n’était pas encore fini, tout le luxe du ménage s’était réuni sur la personne de Sylvie. Elle seule devait avoir chaud. Elle seule était presque élégante. Elle avait des gants de peau, — pleins de déchirures non recousues, il est vrai ; — une jupe à deux volants gros bleu ; un manteau à la mode, avec des manches en forme de ballon dégonflé ; un col droit, une cravate multicolore, un chapeau à trois cornes, et elle eût été plaisante à regarder, avec son nez de chat, tout court, ses lèvres longues et rouges comme une gousse de piment, ses yeux bridés et vifs, sans l’insolence qu’on sentait déjà chez elle toute formée, irrémédiable et dominante. La mère Mulot s’était détournée, je m’étais levée, et j’eus un joli sourire de Sylvie, lorsque je tendis la main aux deux arrivants, le sourire qu’elle aurait dû avoir toujours. C’est une tristesse, pour ceux qui visitent leur prochain, surtout les pauvres, de songer à ce qui eût été possible. Nous renouâmes connaissance. Mais, dès que j’eus prononcé le nom de patronage, ce fut une autre Sylvie qui me répondit, offensée, irritée, intraitable :
— Oui, pour une chanson ! On m’a fait des affronts pour une chanson ! Je n’y retournerai pas ! Ni vous, ni mon père, ni ma mère, vous ne m’y ferez retourner !
— Lors même que j’en aurais moyen, je ne vous y forcerais pas, Sylvie : il faut s’amuser de bonne humeur. Mais, qu’est-ce que vous ferez désormais, le dimanche ?
Le bonhomme répondit pour elle. Il n’avait pas cessé de la regarder, avec une admiration inquiète, avec la peur secrète de ceux qui n’ont qu’un moyen d’action, l’autorité, et qui ne savent pas s’il suffira.
— Eh bien ! fit-il, je renoncerai à ma partie de boules, et j’emmènerai Sylvie se promener. Voilà ce qu’elle fera !
Un rire de faunesse emplit la pièce. Le père Mulot n’en pensa rien. Mais la mère eut le sentiment de la note fausse et perverse. Elle me parut plus pâle, plus menue, plus repliée sur elle-même qu’auparavant, et, quand elle me reconduisit, l’instant d’après, elle me dit :
— On n’est plus facilement leur maître à présent.
Elle ne s’expliqua pas davantage. La phrase vague mourut dans la brume de la rue, et je m’éloignai.
Comme je l’avais bien deviné, Sylvie n’avait pas été renvoyée du patronage ; elle avait reçu des observations, non pour avoir chanté, mais pour s’être battue. Je la rencontrai plusieurs fois, le soir, à l’heure où l’usine verse dans les avenues ses régiments mixtes, et, parmi les femmes qui revenaient, cinq ou six de front, ébouriffées, la bouche ouverte pour parler, pour rire ou pour boire l’air nouveau, j’en vis une qui me faisait un signe d’amitié. Le père n’était jamais loin.
Le père Mulot tenait sa promesse. Lui peu marcheur, lui joueur de boules et amateur passionné des stations à l’auberge, il sortait chaque dimanche dans la banlieue et même la campagne. On l’apercevait, dans les bois suburbains, pillés et traversés jour et nuit, cueillant la violette et la primevère.
— Sylvie, disait-il, rapportons de quoi fleurir la maison ! En es-tu ?
Elle en était, sans enthousiasme. Et, dans le crépuscule tardif, quand ils rentraient, ayant chacun une brassée de fleurs liée avec une ficelle et serrée contre la poitrine, ils entendaient dire, par les petits rentiers assis sur le seuil des portes et respirant la poussière et les quelques bonnes odeurs que le hasard y mêle : « Sentez-vous la jolie glycine ? Ça doit être celle du grand jardin ? » Eh ! non, la glycine, c’était Sylvie avec ses bouquets, Sylvie qui traînait la jambe, et qui souriait un peu, dans l’ombre, au compliment. D’autres fois, le bonhomme prenait une ligne, sa fille prenait le panier de provisions, et ils suivaient le cours d’une rivière, et s’installaient, pour l’après-midi, au coin d’un pré, à l’endroit où la vase des rives, criblée d’empreintes de semelles, disait que les remous ou les herbiers voisins avaient une renommée. Mais qu’il se promenât à l’est, à l’ouest ou au midi, le père Mulot se rendait compte que sa fille ne le suivait que par force. Vers la fin du printemps, un matin qu’ils partaient pour la campagne et qu’elle était demeurée en arrière, il l’avait surprise à faire des signes à trois jeunes ouvriers de l’usine, cachés à l’angle d’une ruelle. Il avait eu le pressentiment d’un malheur ; il avait compris que toute la bonne volonté, toute la rudesse et même tout l’amour d’un vieux comme lui ne suffiraient pas à retenir Sylvie. Et, le dimanche suivant, au moment où il s’apprêtait à se mettre en route, ayant appelé : « Sylvie ? » il n’avait pas reçu de réponse.
Il attendit, s’inquiéta vite, courut chez les voisins, assembla la fourmilière qui sort si vite au bruit, de toutes les cours, de toutes les mansardes, de tous les corridors.
— Vous ne l’avez pas vue ? Elle avait son chapeau à plume bleue ; sa cravate rose…
Mais personne ne l’avait vue. Il eut l’idée folle d’enlever le couvercle de planches qui fermait l’entrée du puits. Il courut au commissariat de police, où l’on ne savait rien, chez des amis logés très loin, dans des cafés où plus d’une fois, elle et lui, ils s’étaient reposés, et il rentrait, exténué, à quatre heures du soir, quand la mère Mulot, restée à la maison, lui dit, pâle comme la cendre, en lui ouvrant la porte :
— Ta fille est perdue, Mulot ! Le buraliste l’a vue, qui filait à bicyclette avec deux gars de l’usine !
Alors, les voisins se rassemblèrent de nouveau, autour de l’homme qui criait :
— Je la tuerai ! Si elle reparaît devant moi, je la tuerai !
Il allait, d’une chambre dans l’autre, montrant le poing au lit de Sylvie, aux images pendues au-dessus, aux joueurs de boules, ses amis, qui essayaient de l’apaiser. A cinq heures, il y avait autant de monde, dans la maison, que pour un enterrement, et plus d’émotion. Les enfants pleuraient. Des hommes et des femmes, par groupes, s’entretenaient à voix basse. Il faisait presque nuit. Tout au fond de la seconde pièce, on ne voyait plus le père Mulot, affaissé sur une chaise et serré par une vingtaine d’hommes et de femmes, aussi furieux que lui, et qui l’écoutaient. La voix ne s’élevait que par intervalles, frémissante et vibrante :
— Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour elle, moi Mulot ? criait-il. Qui peut dire, ici, que je ne l’ai pas fait bien élever ? A-t-elle été à l’école, oui ou non ? Je les ai pris tout à l’heure, ses cahiers, dans l’armoire… Écoutez bien ce qu’il y a dessus ; — on entendait le froissement des pages lourdement maniées ; — il y a écrit : « La bonne tenue est indispensable aux jeunes filles ». C’est-il une leçon, ça, oui ou non ?… Écoutez encore le cahier : « Le progrès de tous ne peut s’obtenir que par la moralité de chacun. » Est-ce tapé ? Voilà comment elle a été instruite !… Et jamais elle n’a été à l’usine toute seule… Et le dimanche !… Je vous dis que je la tuerai, ma fille, quand elle reviendra !…
Les réponses venaient irrégulièrement, timidement. Un homme disait, comme se parlant à lui-même :
— Moi, je la battrais seulement.
Un autre ajoutait :
— Les enfants d’aujourd’hui… ils sont secoués par trop de choses.
Une femme murmurait, sans s’expliquer davantage :
— On n’est pas assez aidé, voyez-vous, mon pauvre Mulot, pas assez.
Et la nuit tomba tout à fait, sans que Sylvie fût rentrée.