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Mémoires d'une vieille fille

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VI
LA TRAGÉDIENNE

Je la rencontrai au coin de la rue de Seine, ou plutôt, l’ayant aperçue qui longeait les premières maisons du quai Malaquais, j’allai vers elle. A la bravoure de son geste, à l’émotion de ses doigts qui serraient les miens, ses longs doigts ardents par où fuyait son âme, j’eus la certitude que je ne me trompais pas.

— Je vous retrouve à un moment heureux ? lui dis-je.

Elle ne répondit pas à ma question, mais elle dit :

— Quatre ans ne vous ont pas changée ! Oh ! pas du tout !

Elle désirait m’entendre répéter la même phrase : « Vous, non plus, vous n’avez pas changé. » Mais je pensais précisément le contraire, et elle le devina sans en être peinée. Nous nous regardions l’une l’autre avec une curiosité avouée. Je sentais le rayon rôdeur de ses yeux sur ma robe peu ornée et d’une coupe à peine sensible à la mode, sur mes joues, sur mon chapeau, sur mes mains gantées de fil, et moi j’étudiais, peut-être sans appuyer autant, la jolie enveloppe mousseuse, dentelle, plumes, guipures, d’où se dégageait le cou vainqueur d’Edmée Sargent, le cou rond, d’une ligne pure comme une plage à mer pleine, le cou flexible et fier encore de sa fleur déjà touchée par le temps. Elle avait, si mes souvenirs ne me trompent pas, trente-deux ans. Je reconnaissais bien et j’admirais, mais avec un petit effort qu’il ne me fallait point autrefois, celle que son oncle appelait « la blonde tragique ». C’était, sous l’ombre et sous la lueur de ses cheveux, le même masque un peu trop fort, un peu dur, et ces yeux que je me rappelle avoir enviés, parce qu’ils étaient clairs et impérieux, comme si leur destinée était de commander. « Vocation ! » avait dit l’oncle. « Belle comme tu l’es, avec ta voix, ta mémoire et la passion qui est en toi, Edmée, tu n’as qu’à le vouloir pour être une grande tragédienne. » Elle appartenait au monde le plus rangé, le plus traditionnel. Son père, après son grand-père, dirigeait une maison de maroquinerie, dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette, « A l’Antilope ». Il avait de l’esprit comme tant de boutiquiers de Paris, un goût moyen qui lui faisait deviner les préférences probables de la clientèle, et lui permettait de ne commander aux ouvriers d’art, ses collaborateurs, que des objets faciles à vendre, d’un style déjà d’accord avec la mode ; il avait une petite fortune. Malheureusement, il avait aussi, logeant dans son appartement, buvant et mangeant à sa table, tenace comme une hypothèque et beaucoup plus gai, un frère ruiné qui se maintenait et régnait par deux moyens : la critique des dessins qu’on soumettait au patron, et l’éloge outré de sa nièce. Ce raté avait découvert la vocation d’Edmée ; il avait désigné le professeur de diction, accompagné Edmée au cours, soutenu le courage de l’enfant qui travaillait et du père qui payait, assisté aux premières auditions dans le monde, raconté en les exagérant les premiers succès de salon de la « tragédienne », entretenu dans le paisible entresol, au-dessus du magasin de maroquinerie, une atmosphère de rêve et d’illusion qui commençait à se dissiper. Et c’était lui qui se plaignait à présent, et qui faisait expier ses fautes à ceux qui n’en avaient jamais profité. « Tu ne m’as pas écouté ! disait-il à son frère. Tu as eu peur du Conservatoire, pour Edmée, peur du théâtre, peur de te séparer d’elle, peur de tout ! Sans toi, ta fille serait célèbre aujourd’hui. Elle gagnerait des millions. Au lieu de cela et parce qu’elle n’a pas de titre, pas de diplôme, elle est à peine connue. Malgré son admirable talent, elle végète. Les leçons lui rapportent peu ; les soirées où l’on demande du tragique sont rares, de plus en plus rares. La comédie l’emporte, parce que les temps sont tristes et les pensées lugubres. Et comme la maroquinerie va mal, et que tu n’as jamais rien compris au grand art, quel avenir nous attend ? Nous sommes menacés de la gêne, ta fille, toi, et moi aussi. Tu l’auras voulu ! »

Je me rappelais ces confidences d’Edmée Sargent, que j’avais rencontrée dans plusieurs salons autrefois, et qui s’était prise de tendresse pour moi, parce que je lui avais fait un compliment qui s’adressait à la femme plutôt qu’à la diseuse. Elle se retrouvait sur ma route. L’éclat de ses yeux était le même, mais le halo bleu avait grandi autour. Son teint était encore éblouissant, mais l’heure jeune où toutes les nuances se fondent était passée.

— Puisque vous l’avez deviné à mon air, reprit Edmée, je vous avoue qu’en effet j’ai un espoir, un grand, depuis quelques jours… Une pièce nouvelle, une pièce étrangère va être montée… C’est encore un secret… On a parlé de moi au traducteur. Je vais chez lui.

Elle me regarda avec toute sa joie ravivée.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? Ne refusez pas ! Venez ! Je suis sûre que devant vous je dirai mieux. Je réciterai pour vous. J’aurai un public : deux personnes… Et je me sentirai plus libre. Venez !

Je me retournai. Le soleil de mars descendait vers la Seine entre des nuages. Nous allâmes de ce côté, Edmée et moi, rapidement. Le rendez-vous était pour cinq heures. Que m’importait, en somme, une visite dans une maison inconnue, sans les présentations préalables et sans avertissement ? J’en ai tant fait de la sorte chez des pauvres, que j’ai la manière.

Le traducteur habitait au quatrième, un appartement prodigieusement capitonné. Le petit salon où nous fûmes introduites ressemblait à un sac fourré ouvert sur la rue, à une chancelière ayant une fenêtre et une porte, tant nous étions enveloppées de tentures, d’étoffes drapées, de tapis.

— La voix ne résonnera pas, murmura Edmée en se penchant vers moi.

Et je la vis se troubler.

L’homme de lettres entra, jeune et mince, froid, soigneusement négligé dans sa tenue, la tête un peu penchée en avant et portée comme une chose lourde. Il avait des moustaches brunes, qui grimpaient le long des joues pâles, et s’y élargissaient, en espalier. Et je crois qu’il était doué d’une vue excellente, mais je n’oublierai jamais l’art, dont il fit preuve, de composer ses yeux, de les diriger avec effort et comme s’ils quittaient à regret une vision intérieure, sur la terrestre et tremblante Edmée, de les gonfler, de les tenir en arrêt, sans un sourire, sans un rayon, sans une expression quelconque, surtout de galanterie, et de paraître s’absorber, puissamment, uniquement, fatalement, dans la contemplation de celle qui n’était point pour lui une femme, mais l’interprète possible, celle qui peut-être exprimerait la Pensée. Il croyait à toutes les majuscules dès qu’il trouvait aux mots une parenté avec lui-même. Il étudiait Edmée comme une œuvre d’art, ou comme une belle bête. Oh ! ce mépris ! Je crois qu’elle ne le sentit pas. De son côté, lui qui avait le sens aigu du ridicule, il ne semblait pas se douter que les profondeurs ne donnent pas le vertige à tout le monde. Elle et lui, ils jouaient un rôle, sans le vouloir. Quand il estima que la méditation avait assez duré, il laissa se dissiper l’espèce de brume qui voilait son regard, et, avec une gravité douce, comme il convenait :

— Enlevez donc votre chapeau, dit-il, et votre pèlerine.

— Oui, dit vivement Edmée, j’aime mieux réciter sans chapeau, et les bras libres… J’ai appris la grande scène entre Gudmund et Margit… Vous voudrez bien me donner la réplique, n’est-ce pas ?

Le traducteur se tourna pour la première fois vers moi, et soupçonnant que cette petite robe noire n’allait pas souvent au théâtre et n’était pas de leur monde :

— Il s’agit de la Fête à Solhaug, d’Ibsen, une merveille.

Il s’était mis debout près de la fenêtre, à contre jour, les mains derrière le dos, appuyées à sa table de travail.

Au fond de la pièce, Edmée, le visage contracté, les sourcils rapprochés, les lèvres entr’ouvertes, les bras tendus pour accuser et pour implorer, rajeunie par la passion et par les ombres lourdes sur lesquelles s’enlevait son geste, représentait déjà la femme du trop vieux seigneur Benght, à l’heure où son ami d’enfance revient proscrit et l’interroge. Elle commença :

— Écoute-moi attentivement, et tu comprendras ! Pour moi, la vie est sombre comme la nuit dépourvue d’étoiles. Rien ne saurait adoucir ma douleur. Car j’ai vendu ma jeunesse. J’ai échangé mon joyeux espoir contre de l’or. Je me suis enchaînée de mes propres mains. Crois-moi, l’or est bien peu de chose. Oh ! comme j’étais heureuse, jadis, quand nous étions enfants ; nous étions pauvres, notre maison était modeste ; mais l’espoir fleurissait dans mon cœur.

De l’autre bout du salon, la réplique vint, non vibrante, malgré les mots :

— Et déjà ta magnifique beauté se dessinait.

— Sans doute, reprit Edmée ; mais ce fut la louange qui me perdit. Tu dus partir pour l’étranger, hélas ! et l’harmonie de tes chants résonnait toujours dans mon cœur, et mon front s’assombrit au souvenir du passé… Ensuite, les amoureux arrivèrent de l’est et de l’ouest, et puis j’épousai mon mari.

— Oh ! Margit ! dit Gudmund sans conviction.

— Il ne se passa pas beaucoup de jours, reprit-elle, et je versai des larmes amères. Songer à toi, mon ami et mon parent, ce fut le seul bonheur qui me resta. Combien vide me semblait le grand hall de Solhaug !

— Pardon, mademoiselle, interrompit le juge. Ce n’est pas cela !

Edmée n’était déjà plus la tragédienne. Elle était la femme qui craint de manquer un examen, qui essaye de comprendre l’observation, qui se fait toute petite devant l’examinateur, et qui sourit pour lui plaire, avec l’épouvante dans le cœur. Elle avait pâli.

— Je ne comprends pas, maître, dit-elle aimablement. Expliquez-moi…

Il leva les yeux vers le plafond, et lentement, en détachant les syllabes :

— Ce n’est pas cela, reprit-il. Cela manque de composition, d’architecture. Vous êtes partie trop tôt. Il y a une progression dans la pensée. Suivez-moi bien. Margit ne livre pas son secret tout de suite. Elle parle d’abord avec une réserve feinte ; elle attend l’effet de ses premières confidences ; elle s’enhardit ; elle ne crie son amour qu’à la fin…

Il continua. J’avais trouvé, moi, qu’Edmée jouait très bien. Mais elle ne se défendait pas, en ce moment. Elle savait l’inutilité d’une contradiction. Elle disait :

— Oui, maître, je comprends… Je comprends parfaitement… Voulez-vous que nous reprenions ?…

Ils reprirent ; elle fut moins bonne parce qu’elle souffrait atrocement. Et, quand elle eut achevé la scène, il n’y eut, pour répondre à sa question muette et anxieuse, que des phrases déjà entendues et faites pour tuer l’espoir. « Nous verrons… La diction est ferme ; avec de l’étude, vous feriez une Margit émouvante… Si j’étais seul, je vous dirais dès ce soir de travailler le rôle. Il faudra que j’en cause avec mes amis… » Elle ne répondit pas. Je ne sais même pas si elle écoutait encore. Elle remettait son chapeau ; elle nouait fiévreusement sa voilette ; elle jetait sur ses épaules sa pèlerine ornée de guipures et son boa de plume blanche.

Pendant ce temps, l’homme de lettres s’approchait de moi, et, à voix basse, ne voulant pas que l’essai se renouvelât, me disait :

— Elle n’a pas le tempérament, votre amie. Elle est faite pour se marier.

Si bas qu’il eût parlé, elle entendit, car je la vis frissonner.

— Venez-vous ? dit-elle.

Dans la rue, où l’ombre brumeuse avait remplacé le jour, nous n’échangeâmes que peu de mots. Edmée fit semblant d’espérer un peu. Je ne pouvais lui dire que je la plaignais. Et, à cause de cela, je la quittai bientôt. Mais à peine m’eut-elle dit au revoir que je me mis à la suivre. Je l’apercevais, de loin, marchant vite, le front levé, indifférente à tout ce qui vivait autour d’elle. Au tournant d’un pont, il me parut qu’un homme la frôlait en passant et lui parlait. Elle tourna la tête un instant, irritée. Elle devait penser à ce mot cruel de tout à l’heure : « Votre amie est faite pour se marier ! pour se marier ! » Elle continua sa route, plus nerveusement. C’était maintenant que je la trouvais tragique. Quand elle fut rendue devant la porte de sa maison, sur le trottoir désert, elle resta un long moment avant de sonner, et je vis ses deux bras s’incliner ensemble dans un geste de lassitude et d’abandon, comme si elle laissait là un espoir, un rêve, ou peut-être, au contraire, une déception qu’il ne fallait pas faire entrer avec soi.

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