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Mémoires d'une vieille fille

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XIV
L’ALLIANCE

Elles s’étaient promis de vivre toujours ainsi, chacune à son étage, dans la même maison. Elles étaient alliées, tante et nièce, l’une vieille fille, l’autre nouvellement veuve. La première avait l’âge où l’on pense surtout aux autres, quand on a le don et qu’on l’a cultivé ; la seconde quittait à peine la période de jeunesse, d’illusion, de tendresse et de succès où l’on pense surtout à soi. Elles s’aimaient donc, c’est-à-dire que la plus âgée aimait la plus jeune, et que celle-ci était contente d’être aimée. Contente, mais non point heureuse : elle pensait, avec tant de gens qui considèrent la vie comme un gâteau, qu’elle n’avait pas eu toute sa part de bonheur. Elle en redemandait, sans le dire tout haut, sans même qu’il y parût dans le regard de ses yeux bruns, ou dans le pli de ses lèvres qui, depuis dix-huit mois, avaient perdu leur long sourire, et s’arrêtaient toujours à moitié course, au cran de sûreté.

Mademoiselle Valentine Dourd venait de dîner avec madame Ledoël. Elles avaient passé de la salle à manger dans le petit salon, qui ouvrait sur des jardins. Elles habitaient une maison neuve de la rive gauche, près de l’Abbaye-aux-Bois, l’une au second étage, l’autre au quatrième. Elles dînaient presque chaque soir ensemble, travaillaient à quelque ouvrage de couture ou de crochet, causant ou se taisant, également sûres, dans la causerie ou dans le silence, de s’entendre et de s’aider l’une l’autre. A neuf heures et demie elles prenaient, madame Ledoël une tasse de thé, mademoiselle Dourd une tasse de tilleul. A dix heures, elles se séparaient.

— Tu restes debout ? demanda mademoiselle Valentine.

La jeune femme répondit affirmativement, d’un mouvement de tête lent et léger, qui fit courir un peu d’or sur ses bandeaux châtains. Appuyée contre le rideau, tout entière encadrée dans cette ombre étroite et haute, sur laquelle s’enlevaient son front, son nez busqué, ses lèvres et ses joues pâles, et la pâle ligne de son cou tendu en avant, madame Ledoël, mince et fine, vêtue de noir, regardait à travers les vitres la dernière lueur du jour qui mourait entre des cheminées et des cimes d’arbres. Ses paupières, comme de coutume, battaient vite sur ses yeux calmes.

Sa tante, presque au fond du salon, s’était assise, et commençait à tricoter un châle, tandis que le gros peloton de laine, jeté près d’elle sur le tapis, tressautait et roulait à chaque mouvement du crochet de bois. Mademoiselle Dourd, plus grande que sa nièce, très maigre, avait d’admirables cheveux gris, un visage couperosé et des yeux clairs, d’une gaieté hardie comme ceux des enfants, des yeux vivants, vibrants, guetteurs, qui ne rêvaient jamais et se mouillaient aisément. Elle attendit, respectant la pensée qu’elle croyait deviner, puis, ayant vu que la main nerveuse et fine, là-bas, cessait de tourmenter l’étoffe du rideau et retombait dans l’ombre :

— Gabrielle, dit-elle, il est temps d’allumer la lampe.

La jeune femme traversa le salon, prit une lampe, l’alluma, et, la posant sur un guéridon, près de sa tante, dit, à demi détournée comme si la lumière l’aveuglait :

— Excusez-moi : je vais remonter.

— Souffrante ?

— Non.

— Pas triste, j’espère ? Pas les anciennes idées noires ?

— Pas davantage.

— Regarde-moi !

Madame Ledoël se pencha, son visage frôlant l’abat-jour, regarda un instant mademoiselle Valentine, l’embrassa à deux reprises, plus affectueusement que d’ordinaire, et sortit.

« Elle n’est peut-être pas triste, mais elle a quelque chose, songea la vieille fille. Elle me le dira quand elle le voudra. Je ne l’interrogerai pas. Pauvre petite ! Elle aurait voulu sourire ; elle n’a pas pu. Je devine qu’elle entre dans cette période du chagrin, la plus longue, où l’on n’ose plus avouer qu’on souffre autant qu’au premier jour… »

Mademoiselle Dourd revit en imagination, pour la millième fois, son neveu, officier de spahis, efflanqué, agile, ardent, la barbe rousse comme un jeune loup ; elle revit la scène des adieux, à Marseille, quand, après deux ans de mariage, le capitaine Ledoël, surpris lui-même d’une nomination qu’il avait souhaitée autrefois mais qu’il n’attendait plus, s’était embarqué, un matin de janvier, pour le Soudan d’où il ne devait pas revenir… Quelle mort tragique ! Quelques mois plus tard, un mot, dans les journaux, avait appris à des milliers d’indifférents et à une jeune femme qui s’était évanouie en lisant la nouvelle, que le capitaine Ledoël, au cours d’une tournée d’inspection, avait été attaqué par les noirs, dans la brousse, et assassiné. Depuis lors, on avait su très peu de chose : un nom de tribu, un nom de village non inscrit sur les cartes. C’était tout.

La femme de chambre ouvrit la porte du salon, et annonça que quelqu’un demandait à parler à mademoiselle.

— A cette heure-ci !

La domestique tendit une carte, sur laquelle étaient écrites quelques lignes d’excuse et d’explication.

— Faites entrer.

Le châle tomba à terre. Mademoiselle Dourd se souleva un peu, très pâle, les mains appuyées aux deux bras du fauteuil. Un homme entra, un officier en civil, correct, petit, très brun, large d’épaules, la figure ramassée et énergique.

— Mademoiselle, dit-il, vous savez déjà mon excuse. Je ne fais que traverser Paris. Je n’ai pas osé me présenter devant madame Ledoël ; j’ai pensé qu’une femme, une parente comme vous, saurait mieux dire les choses, mieux préparer… Voici… Nous autres, quand nous sommes victimes d’un guet-apens, en Afrique, nous ne sommes pas vengés. On fait une enquête. J’ai fait l’enquête sur la mort de Ledoël. J’ai pu recueillir quelques témoignages ; je les ai consignés, tant bien que mal, dans un rapport que je vous prie de lire, et de remettre, si vous le jugez possible, à cette jeune femme, qui saura par là, du moins, comme il a été brave, lui, mon camarade Ledoël, au dernier moment, héroïque même…

En parlant, il posait sur le guéridon une enveloppe scellée. Puis, tenant entre ses doigts une petite boîte enveloppée de papier noir, qu’il avait prise dans sa poche, en même temps que la lettre :

— J’apporte un autre souvenir précieux, continua-t-il. C’est l’alliance de Ledoël. J’ai pu l’acheter à un des noirs, dont c’était sans doute la part de butin. Vous la trouverez là. Elle est encore tachée de sang.

— Ah ! monsieur, que vous avez bien fait de venir chez moi d’abord !… Si cette pauvre enfant, sans avoir été prévenue… Elle est toujours si malheureuse !… Elle vient de me quitter.

L’officier éprouvait un allègement manifeste. Sa courte figure s’allongeait et se détendait. Sa jeunesse avait hâte de s’écarter plus encore de cet objet funèbre, qui reposait maintenant à côté de la lettre. Il ajouta quelques mots, qui devaient être transmis à madame Ledoël, de la part d’un ancien chef du capitaine, répondit à deux ou trois questions, et se retira.

Le papier noir était déjà développé, les doigts fiévreux de mademoiselle Valentine enlevaient déjà le couvercle de la petite boîte de bois, et le mince anneau d’or apparaissait, dans ce diminutif de cercueil, avec la tache de sang, qui courait autour comme un brin de lierre caduc. Elle eut envie de baiser cette relique d’un neveu très aimé, d’un enfant qu’elle avait élevé avec l’aide de Guillaumine, la vieille femme de chambre. Un scrupule l’arrêta. « Le premier baiser, pensa-t-elle, c’est la petite qui doit le donner ; c’est son droit ; c’est son bien. » Elle contemplait l’objet avec une douleur si vive, que très vite elle ne distingua plus rien. Elle comprit qu’elle allait pleurer, roula promptement la boîte dans le papier, hésita un instant, et dit :

— Elle me reprocherait de ne pas l’avoir avertie dès ce soir. Je monte.

Mademoiselle Valentine monta les deux étages, portant la boîte noire sur l’enveloppe blanche, religieusement. Elle avait la clé de l’appartement. Elle ouvrit la porte. Au bruit, une domestique accourut dans le vestibule, et, l’arrêtant d’un geste :

— Non, je vous en prie, mademoiselle, pas ce soir. Madame m’a donné l’ordre…

C’était Guillaumine, à la démarche habituellement traînante, au visage las et enflé, aux cheveux déteints et rares, Guillaumine aux yeux encore inquiets, comme au temps où elle élevait, dans la joie, le petit Jean Ledoël. « Je ne veux pas que tu me quittes, avait dit Jean Ledoël en se mariant. Tu fais partie de ma maison et de ma dot. » Elle était venue. Elle était restée après la mort du maître qu’elle aimait. Elle accourait maintenant, effarée, pour faire respecter la consigne.

— N’entrez pas, mademoiselle, c’est impossible…

Puis, remarquant le visage altéré de mademoiselle Valentine :

— Mademoiselle, est-ce qu’il y a un malheur dans la famille ?

A voix basse, dans la demi-clarté du vestibule, mademoiselle Valentine expliqua ce qu’elle venait faire. Et à mesure qu’elle parlait, l’agitation, l’embarras, l’angoisse de Guillaumine s’avivaient.

— Vous ne le ferez pas !… Redescendez !… Pas ce soir, surtout pas ce soir !… Demain matin…

— Laisse-moi ! dit mademoiselle Valentine, en l’écartant. Il faut que je la voie. Elle est dans sa chambre ?

Une voix navrée murmura :

— Au salon.

Mademoiselle Valentine traversa le vestibule, tourna le bouton de cuivre :

— C’est moi, chérie, ne t’effraie pas !

Un cri lui répondit. Elle se recula. Par l’entrebâillement de la porte, elle avait vu madame Ledoël, assise sur le canapé ; elle avait vu, assis près de sa nièce, sur le tabouret de piano, un homme jeune, qui s’était levé lestement. Elle n’eut pas le temps de se remettre. Elle entendit le rire de la vie heureuse, celui qui ne sonnait plus, depuis dix-huit mois, dans sa maison. Deux bras tendres l’attirèrent. Elle se sentit pressée contre la poitrine de la jeune femme, et au milieu des baisers, des soupirs, des rires étouffés et des larmes, des mots lui arrivaient : « Oh ! pardonnez-moi !… Je suis confuse, mais je suis si heureuse !… Je voulais tout vous dire demain matin… Ce n’est que la troisième fois que nous nous voyons ici, je vous l’assure, je vous le jure… Quand vous le connaîtrez, vous comprendrez… Je ne croyais pas que ce serait si prompt… Nous sommes presque fiancés, presque… Voulez-vous me permettre de ne pas le renvoyer encore ? Je lui ferais tant de peine !… Attendez-moi dans ma chambre, là, le temps de dire oui. »

Madame Ledoël s’écarta, pour laisser à mademoiselle Valentine la liberté de répondre.

— Qu’est-ce que vous avez dans la main ? demanda-t-elle. Vous m’apportiez une lettre ?

— Rien, ma chérie, le courrier de ce soir ; ce n’est pas pressé.

La jeune femme crut comprendre qu’elle était pardonnée. Elle rentra dans le salon. Mademoiselle Valentine retrouva, dans le couloir, la vieille domestique qui venait aux nouvelles.

— Tiens, fit-elle, en lui remettant la petite boîte noire, touche-la de tes mains ! C’est moi qui vais la garder ; c’est l’alliance, l’ancienne. Je la rendrai demain… ou plus tard. Tu penses comme moi, n’est-ce pas ?… Nous serons les fidèles, toutes les deux, nous serons celles qui prient sans lassitude, et qui ne changent pas de regret.

Et comme elle ne recevait pas de réponse, toute l’âme de Guillaumine étant penchée sur la relique :

— Vois-tu, reprit-elle, ma pauvre Guillaumine, les vraies veuves n’ont pas toutes été mariées.

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