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Mémoires d'une vieille fille

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XXII
LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU

Les veuves ! Il y a longtemps que saint Jérôme a dit du bien de leur état. Mais pas assez. Avec sa permission, je continue le paragraphe. Elles sont précieuses, dans la charité. Non pas toutes ! Je ne parle pas de la grande veuve, qui s’occupe sans cesse de lui pour qu’on s’occupe d’elle, et pour qui le souvenir est un bruit ; ni de celles dont le vieux solitaire disait qu’elles ne sont pas des veuves vraiment veuves. Je veux parler des autres, qui ont pris leur parti d’avoir été ; qui ne souhaitent pas de rajeunir, et qui s’en vont, droites, simples, capables de passer près de la joie sans l’envier ni la troubler, mais portées vers la peine, comme vers un amour nouveau, plus grand que l’ancien. Ont-elles été heureuses ? Était-il fidèle ? On ne sait. Elles ont la mémoire silencieuse du passé. On devine qu’elles y vivent encore, mais seules, jalousement, à leurs heures, gardiennes qui portent la veilleuse et la clé, pour entrer sans témoin dans les chapelles secrètes.

Souvent, j’ai eu l’occasion de comparer leur manière d’être, de comprendre une œuvre charitable ou sociale, de la lancer, de la développer, de la défendre, avec notre manière à nous, jeunes filles ou vieilles filles. Nous sommes mieux faites pour l’action ; nous avons plus d’élan, plus d’imprudence heureuse, moins de retour et de repliement. L’audace dans le bien est une vertu des vierges. Demandez-leur d’enlever une barricade, de soigner un lépreux, d’illuminer une conscience toute noire, de quêter une mondaine, de convaincre un ministre, de cacher trente ans de leur vie dans une infirmerie : elles le feront. Elles peuvent tout écouter parce qu’elles ne savent pas tout, et, peut-être à cause de cela, tout consoler, et tout relever. Il n’y a pas de fange humaine à côté de qui on ne les voie. Elles retiennent de leurs mains frêles, et le monde ne s’en doute pas, des armées prêtes pour la révolte. Les veuves ont moins d’allure. Ayant plus vécu, elles doutent davantage. Mais elles sont conseillères, patientes, visiteuses ; elles plaignent mieux les peines de cœur, et elles n’aiment pas mieux que nous les enfants, non, mais elles ont toutes, pour causer d’eux avec les mères, des mots, des regards, des silences qui savent le chemin. On s’entend tout de suite avec elles ; on ne cache rien. Et puis la liberté plus grande de leur vie les rend hospitalières. Les veuves tout à fait pauvres sont peut-être ici les plus étonnantes. Voyez la mère Moineau.

Elle habite Paris depuis toujours. Les quartiers lui sont indifférents, pourvu qu’elle puisse payer son loyer avec beaucoup de retard. En ce moment, elle fait partie du faubourg Saint-Germain, parce que, après cinq ans d’essai et d’huissier, on n’a plus voulu d’elle aux Batignolles. Elle paye difficilement, mais elle ne demande rien. Elle a sa rente insuffisante, le revenu des économies qu’elle avait faites, malgré M. Moineau, un dépensier, hélas ! quand ils étaient concierges, au pied de la tour Saint-Jacques. Le pire malheur n’est pas de souper d’une salade et d’un morceau de pain. Ce n’est pas non plus d’avoir soixante ans, du rhumatisme dans les deux jambes et une petite taie sur l’œil droit. Si vous aviez rencontré, l’hiver dernier, sortant de chez elle, la mère Moineau, vous l’auriez prise pour une personne « qui a le moyen » : deux bandeaux bien lissés, soufflés par des crêpés, des yeux noirs, pas commodes, et celui de droite un peu recouvert par la paupière, des pommettes bien rondes, la poitrine aussi, la taille courte, une robe noire sans une tache, une broche de jais au col, et des mitaines aux mains. Elle allait au marché, avec son filet. Il lui arrivait de revenir en rapportant son filet vide, quand les légumes étaient trop chers. Mais vous auriez dit, en la voyant, comme ses voisines : « Madame Moineau a un chagrin ». Si elle en avait un ! Son œil malade le racontait un peu plus que l’autre, mais ils pleuraient tous deux, lentement, des larmes bues par le vent de la rue. Madame Moineau n’aidait pas le vent avec son mouchoir. Que lui importait qu’on la vît pleurer ? Tout le monde ne saurait-il pas, bientôt, que Joséphine, son unique, l’avait quittée depuis trois jours, une fille qui n’avait jamais eu beaucoup de conduite et qui n’en avait plus du tout ? « Comment se fait-il qu’elle n’ait pas pu souffrir vingt ans de misère, quand moi j’en ai porté soixante ? »

Elle ne trouvait pas la réponse. Madame Moineau n’avait pas changé de pensée un seul moment, lorsqu’elle heurta du coude, sans l’avoir voulu, à l’entrée du marché, une femme qui était là immobile, adossée au mur, sur le trottoir.

— Pardon, madame !

— Ça n’est rien, madame !

— Tiens, vous pleurez, vous aussi ? Il faut croire que c’est le jour.

La mère Moineau, qui ne se savait pas psychologue, mais qui l’était, jugea qu’elle coudoyait une vraie pauvresse et une vraie peine.

— Le vôtre vous a lâché ? demanda-t-elle.

— Non, je ne l’ai plus.

— C’est comme moi mon défunt Moineau. Que vous ont-ils donc fait ?

— Ils m’ont mise à la porte parce que je ne payais point.

— Ça m’est arrivé, à moi aussi.

— Alors j’ai juste six sous devant moi, pour moi et pour le petit que vous voyez là.

Un avorton de trois ou quatre ans, mou comme un paquet de nouilles, se traînait sur l’asphalte.

— Il est mignon, dit la mère Moineau. Ça ne doit guère manger ?

— Des pommes, ma chère dame, c’est ce qu’il aime le mieux, mais elles sont hors de prix.

— Je vous crois ! Vous n’êtes pas la mère ?

— Non, elle est morte.

La mère Moineau vit que la maigre mâchoire de la femme s’était allongée, et qu’au-dessus du creux des joues, les paupières battaient.

— Si vous n’aviez besoin que d’un lit, dit-elle, j’ai le mien. Jusqu’à ces jours-ci, je couchais à deux, avec ma fille, qui ne reviendra pas. Il est large ; vous n’êtes guère épaisse. Mais c’est le petit ?

Les paupières cessèrent de battre. Dans la tête endolorie, vide d’espérance, le jour se levait. La taille se plia, la main droite saisit l’enfant et l’enleva, pour le montrer.

— C’est gros à peine comme un chat. Une caisse suffirait.

— J’en trouverai une, et de la laine pour faire un matelas. Car, pour des couvertures, Dieu merci, je n’en manque pas. Avez-vous du travail ?

— Plus de travail que de payement, ma chère dame. J’aide à la vente, chez une marchande de légumes. Mais, comme je suis vieille, on ne me donne que cinq francs par semaine.

— Cinq francs, ça nous aidera tout de même. Attendez-moi.

La mère Moineau monta, plus lestement que d’habitude, la marche de la halle. Elle revint avec le filet presque plein. Et les deux femmes, tenant le petit entre elles, s’en allèrent vers la rue de Bellechasse. La mère Moineau expliquait qu’elle habitait au second, sur la cour ; qu’elle n’avait qu’une chambre, mais bien propre par exemple, un grand lit en fer, trois chaises, une table, un poêle pour la cuisine et une commode : tout ce qu’il fallait. Quand elle fut rendue devant le numéro de la maison, à l’entrée du passage :

— J’ai oublié de vous demander une chose : comment vous appelez-vous ?

— Madame Marais ; madame veuve Marais.

Depuis un an ou à peu près, madame Moineau et madame veuve Marais vivaient ensemble, n’ayant qu’une chambre, qu’une table, qu’un poêle et qu’un lit. Les voisines avaient pris l’habitude de les traiter comme des sœurs, associées de misère, et qui élevaient l’enfant, ce chétif qui avait de la chance, en somme, d’avoir deux grand’mères. Elles ne voyaient pas beaucoup madame Marais, employée depuis la première heure jusqu’au soir chez la marchande d’herbes et de légumes, mais elles continuaient de rencontrer, sur le palier, dans l’escalier, dans les rues du quartier, la mère Moineau, et même de recevoir la visite de la vieille femme. Car celle-ci, trop impotente pour travailler, était de force encore à monter des étages. On la demandait, on l’envoyait chercher, elle avait une clientèle, surtout parmi les jeunes mères, qui la savaient expérimentée, complaisante, et bavarde juste assez pour que le temps ne parût ni long ni court en sa compagnie. Elle faisait chauffer le lait pour le biberon, emmaillotait, démaillotait, berçait le nourrisson, donnait à la mère des tisanes rares et souveraines, tricotait près de l’accouchée, racontait les histoires de toutes les loges de la rue de Bellechasse et de la rue Saint-Dominique, en inventait quand elle avait vidé son sac, ou bien, près des malades sérieusement malades, elle se taisait, dévouée alors, compatissante, capable de se tenir immobile et silencieuse dans le coin de la chambre, comme la flamme d’une veilleuse qui regarde l’endormie.

Un jour du mois dernier, sa plus proche voisine vint lui dire :

— La petite femme Grésil, de la rue Vaneau, voudrait vous voir ; elle est bien malade. C’est la poitrine, toujours !

La petite femme Grésil ! Qui n’a pas visité une salle d’hôpital parisien, qui ne s’est pas arrêté devant un lit blanc, où repose, la tête soulevée par l’oreiller, très pâle, très fine, confiante encore dans la vie et pourtant condamnée, une employée de la couture ou de la mode, celui-là ne peut imaginer combien était émouvante et même délicieuse à voir la petite femme de l’ouvrier plombier. Elle n’avait pas été transportée à l’hôpital ; elle était restée dans cette chambre du quatrième, un peu en désordre maintenant, mais encore pimpante, à cause des meubles neufs et des rideaux à fleurs. Elle avait des yeux bruns, des yeux que la maladie avait agrandis, tout pleins d’esprit, de jeunesse et de câlinerie. On lui eût rendu service, rien que pour les voir se fermer à demi, sourire et dire : « Merci, la mère Moineau ! » Quand la mère Moineau arriva, ils pleuraient. Elle gronda, elle plaisanta, elle demeura longtemps, et ne réussit point. Ce fut elle-même qui perdit sa joie.

— Ma petite Grésil, dit-elle, puisque vous êtes triste, et que vous vous croyez très malade, si j’étais que vous, je recevrais le bon Dieu.

La tête pâle, sur l’oreiller, remua faiblement pour dire non.

— Je ne demanderais pas mieux, mère Moineau, mais ici, dans cette maison, c’est impossible. Il y a de si mauvaises gens ! Vous n’imaginez pas ! Voilà six mois, il est venu un curé, pour une malade comme moi, et ils l’ont tellement injurié, ceux d’en bas, et même frappé, qu’il a été obligé de se retirer. On n’est guère libre, vous savez.

— Votre mari voudrait-il ?

— Bien sûr, le pauvre !

La mère Moineau resta songeuse un moment.

— Alors, il y aurait peut-être un moyen. Vous diriez que vous allez vous faire soigner dans une maison de santé. Je viendrais vous chercher en voiture, — je ne sais pas qui payerait, mais je trouverai, — et vous prendriez ma place, dans mon lit, pour trois ou quatre jours. Madame Marais n’est pas épaisse ; elle est tranquille ; elle ne dort pas plus de six heures par nuit. Moi, je dormirai sur une chaise. Ma petite Grésil, il faut accepter !

Il en fut ainsi. La bouchère paya le fiacre. Madame Marais fit le ménage « à fond », et mit dans le lit la meilleure paire de draps. Deux locataires, des jeunes, des inconnues pour elle, aidèrent madame Grésil à monter l’escalier. Elle se reposa deux jours. Le troisième, au matin, quand le vicaire vint, il trouva plusieurs femmes à genoux, et une grosse vieille debout, qui soutenait la tête de la malade. A côté du lit, sur la table, il y avait un tout petit crucifix de plâtre, et une touffe de chrysanthèmes, qu’avait envoyée la marchande de légumes.

— C’est votre fille ? demanda-t-il à la mère Moineau.

— A peu près, répondit-elle.

Et c’était vrai, et pour la petite Grésil, et pour la mère Marais, et pour l’enfant qui dormait dans la caisse pleine de laine, et pour d’autres sans doute.

Quelle histoire on ferait avec la charité des pauvres !

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