Mémoires d'une vieille fille
XI
LA QUÉRENTE DE PAIN
Il y avait, dans un des coins de France que j’aime, une veuve qui s’appelait Victorine Loux et qui était réputée, dans tout le pays, à plus de deux lieues sous les ormes et les noyers, pour sa fermeté autant que pour sa charité. Elle avait perdu depuis dix-huit mois son mari, et elle gouvernait seule, sans que ni gens ni bêtes eussent à se plaindre d’elle, sa famille de cinq enfants, ses domestiques hommes et femmes, ses troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons, et ses chevaux, et toute sa volaille qui ne cessait de chanter qu’à la nuit. « Rien ne manque de rien chez la Loux », disaient les voisins, admirateurs ou envieux. Et ils disaient vrai.
Or, voici ce qui lui arriva.
On était à la fin de l’été, à l’époque où il y a encore des bouquets d’herbe drue à la limite des champs moissonnés. L’aire était pleine de paille et de foin ; l’odeur du blé mûr sortait par les fenêtres des greniers ; les poules couraient dans les chaumes ; les valets attendaient, pour commencer les labours, la première pluie de septembre et l’ordre de la maîtresse. Celle-ci, dans la cour que fermaient de trois côtés des bâtiments aux toits longs, voyant rentrer les moutons qui se bousculaient à la porte de la bergerie, appela d’un signe la femme qui les menait. C’était à la nuit tombante. Maîtresse Loux s’était adossée, en face de la bergerie, au mur de l’étable. Elle avait le visage plus grave que de coutume, son mince visage que serrait, du front jusqu’au bas des joues, l’étoffe unie d’une coiffe de lin. Elle était de taille élancée et droite. Elle avait retiré à demi ses pieds de ses sabots, et appuyait ses talons sur le rebord, ce qui la faisait paraître encore plus grande. La femme qui venait à elle, courtaude et marchant pesamment, appartenait à cette catégorie d’êtres à moitié privés de raison, « innocents », dont le roman, presque toujours obscur, fait frémir ceux qui le pénètrent ou qui le devinent. Elle avait les traits ramassés ; elle n’était pas belle ; elle était jeune encore. En arrivant près de la fermière, elle leva ses yeux, où l’esprit passait irrégulièrement en lueurs fugitives.
— La quérente de pain, — c’était le surnom, et peut-être le seul nom de cette fille de ferme, — je t’ai appelée pour te parler d’une chose qui me coûte bien à dire.
L’autre ne répondit pas. Elle était immobile, le cou tendu, et comme en arrêt devant les mots qui allaient s’envoler.
— Voilà longtemps que je t’ai prise chez nous, ma pauvre fille, continua Victorine Loux…
— Quinze ans, grommela la gardeuse de moutons.
— L’âge de ton premier enfant, oui, tu te souviens bien ; il avait à peine un mois quand tu nous l’as apporté. Tu sais que je vous ai bien traités, toi et lui, et l’autre encore, et que je t’ai défendue.
— Oui.
— Si j’étais seule dans ma ferme, je te garderais encore. Mais les enfants de chez moi ont grandi. Mon aîné a un peu moins d’âge que le tien, et le voilà qui s’essaye à tenir la charrue, comme fait aussi ton fils Pierre, et à écouter quand je vends mes bêtes ou mon froment aux marchands qui passent. Ils ont été élevés ensemble, et trop près à près pour que mon gars commande le tien. Ils ne s’entendraient bientôt plus : il faut nous séparer, ma pauvre fille.
La quérente de pain tressauta, et, dans ses yeux toujours fixés sur la fermière, une angoisse, un souvenir, un reproche, une supplication parut et s’évanouit. Les lèvres n’en exprimèrent rien. Elles s’abaissèrent seulement et dirent :
— Vous êtes la maîtresse.
— Je ne t’abandonne point, reprit Victorine Loux ; demain, tu mettras ta meilleure robe et tu iras, avec Pierre, chez mon parent de la métairie de Langogne ; je lui ai demandé de vous donner du travail. Et il le fera, à cause de moi. Dans quatre jours, vous nous quitterez.
— Vous êtes la maîtresse, répéta, plus bas, la pauvresse.
Et les deux femmes se séparèrent. Et, en ce moment, une troisième femme traversa la cour, et, passant derrière Victorine Loux qui rentrait dans la grande salle de la ferme :
— Ce n’est pas trop tôt que vous chassiez de chez vous cette engeance-là ! dit-elle.
Mais la fermière, contrairement à ses habitudes, ne releva pas cette mauvaise parole que disait Rose Goufier, la seconde fille de ferme. Elle avait trop de chagrin.
Pour la quérente de pain, elle s’était dévouée en effet, et elle avait souffert plus d’une contradiction. Quinze ans plus tôt, quand elle avait manifesté sa volonté d’accueillir sous son toit cette coureuse de route dont on ignorait le nom, l’origine, la vie, et qui se présentait, mendiante, avec un enfant sur le bras, les voisins, le mari même, n’avaient pas manqué de s’élever contre une charité si imprudente : « Quel besoin de secourir des gens sans aveu ? D’où venait celle-là ? Où était le père de son enfant ? Ah ! elle aurait vite fait de quitter la maison où on la recevait, et on s’apercevrait, un matin, qu’elle avait repris la grand’route, emportant avec elle plus que les gages qu’elle avait gagnés ! » Victorine Loux avait tenu bon.
La gardeuse de moutons n’avait ni volé ni cherché à quitter la ferme, mais six ans plus tard, au scandale de tout le pays, elle avait eu un second enfant, et Victorine Loux ne l’avait pas chassée. Plusieurs, parmi les plus considérables de la commune, s’étaient prononcés, à cette occasion, contre une fermière, une honnête femme, une mère, qui tolérait le désordre près d’elle et ne pensait pas à l’exemple. « J’y pense bien, répondait Victorine, mais mon fils aîné est encore tout petit, et, quand il sera grand, il verra moins la faute de cette pauvresse que la charité dont elle aura bénéficié. » Et les années étaient venues, apportant chacune un peu plus d’oubli que la précédente. Les enfants de la quérente de pain, Pierre et André, Pierre, hardi, batailleur et brun de cheveux, André, tout rose et blond, et timide comme une fille, avaient été élevés avec les enfants de la ferme ; ils avaient mangé le même pain, bu le même lait et le même air, reçu les mêmes caresses, entendu les mêmes voix, suivi la même école et vu les mêmes mottes de terre d’où germe pour les hommes, en même temps que les moissons, une si puissante fraternité. Victorine Loux ne faisait presque point de différence entre ceux qui étaient à elle et ceux qui étaient à l’autre. Il avait fallu que le sang, peu à peu, parlât au cœur des fils légitimes, des héritiers du sol et des troupeaux, et y mît l’obscur besoin de commander. Alors les premières querelles sérieuses s’étaient élevées entre les aînés des deux races inégales. Et la fermière avait compris que ce qu’elle avait fait, ses enfants allaient le défaire.
Personne ne souffrait autant qu’elle de la décision qu’elle avait prise : ni la vraie mère, assurément, ni les enfants qui n’avaient pleuré qu’une heure, en apprenant que deux d’entre eux vivraient au loin désormais, et qui, maintenant, formaient des projets et combinaient des revoirs ; ni les domestiques de la ferme, qui dédaignaient la quérente de pain ou la jalousaient.
La nuit acheva de tomber ; le souper fut moins gai que de coutume, parce que les sept enfants observaient les deux mères qui se taisaient ; puis, ce fut le sommeil ; puis, le jour reparut. Dans le petit matin, levée avant toute sa maison, Victorine Loux, par la fenêtre de la boulangerie, vit la quérente de pain et Pierre qui descendaient le chemin bordé de noyers jeunes, et qui gagnaient ainsi, à cent pas de la ferme, la grand’route cachée par les haies.
Toute la journée, elle fut si triste, que les enfants ne reconnaissaient plus la maison, où manquait l’humeur vaillante de la mère, et elle parcourut ses greniers, et ouvrit ses armoires et les coffres où elle serrait ses provisions. Les voyageurs revinrent tard. Ils étaient las. Quand ils furent entrés dans la salle, où toute la famille et les serviteurs de la Loux étaient réunis et causaient un moment avant d’aller dormir, Pierre, qui seul pouvait s’expliquer clairement, raconta que le métayer de Langogne l’avait bien reçu, et que, dès le lendemain, et sans attendre la fin de la semaine, il faudrait partir.
Alors, du coin de la cheminée où la fermière s’était assise, — car il commençait à faire bon se tenir près du chaudron, — regardant tout ce monde groupé autour de l’âtre et qu’une seule flamme dansante éclairait :
— Quand ils partiront demain, dit-elle, je veux, mes fils, qu’ils emportent avec eux la petite charrette qui vous sert, au temps des châtaignes, à courir les châtaigneraies. Vous y mettrez un sac de froment et un sac d’oignons, et dix mètres de toile, et plusieurs choses encore que j’ai préparées, car je ne veux pas qu’ils arrivent chez les autres comme la mère est arrivée chez moi, voilà quinze ans. Je veux qu’on ne méprise point nos amis.
— Vous vous moquez, maîtresse Loux, dit une voix, car celle-ci est la pire ennemie que vous ayez eue !
C’était Rose qui montrait du doigt la quérente de pain. Tous les gens de la ferme s’étaient levés. Les enfants criaient. Un homme retenait Pierre, qui voulait se jeter sur la servante et qui la menaçait du poing.
— Toi, Rose, dit maîtresse Loux, je ne te garderai pas à mon service. Tu as trop mauvais cœur. Car c’est la deuxième fois que tu accuses la quérente, avec qui j’ai vécu quinze ans, et qui s’en va demain.
Le lendemain, dans la clarté chaude du milieu du jour, la petite charrette où l’on transportait les châtaignes ayant été tirée hors du hangar, et remplie de tant de hardes et de provisions qu’elle n’en pouvait porter plus, l’ancienne gardeuse de moutons se plaça entre les brancards et se mit à descendre vers la grand’route. Les enfants l’entouraient, les uns attelés à des ficelles qu’ils avaient attachées à la voiture, d’autres poussant aux roues. Seuls, Pierre et André étaient restés en arrière.
Ils disaient adieu aux bêtes et aux choses ; ils couraient de l’étable où étaient « leurs bœufs » à la grange où ils avaient tant joué. On entendait le bruit de leurs souliers ferrés sur les barreaux des échelles et sur le carreau des greniers. Enfin, ayant tout revu et tout remercié, à la manière des enfants, d’un sourire bref et d’un serrement de cœur, ils se jetèrent au cou de Victorine Loux, qui était debout, dans son vêtement de deuil des dimanches, sur le seuil de la grande salle.
— Adieu, maman Victorine ! On reviendra ! On ne vous oubliera pas !
— Adieu, mon grand ! Adieu, mon petit !
Elle les pressait tour à tour contre sa poitrine, et laissait aller Pierre pour reprendre André, et André pour reprendre Pierre.
Les domestiques étaient aux champs ou dans la maison. Le cortège de la quérente de pain s’éloignait. La fermière embrassa une dernière fois les enfants.
— Je ne sais pas lequel j’aime le mieux ! disait-elle. Partez, mes petits, l’heure est venue !
Ce fut l’aîné qui partit le premier. Il courait vite. En un moment, il fut à la moitié du chemin qui descendait. Le plus jeune trottinait et se retournait. Et l’on voyait ses cheveux blonds frisés et ses yeux brillants de larmes.
Alors, un rire aigu partit du toit de l’étable. La fille de ferme, passant la tête par la lucarne du grenier, cria :
— Vous avez raison de le chérir, maîtresse Loux : c’est le fils de votre mari !
Le petit s’en allait à reculons. La veuve, debout dans l’embrasure de la porte, était devenue toute pâle. Vrais ou faux, les mots l’avaient atteinte, et pour toujours peut-être. Elle n’y répondit pas ; mais, levant ses deux bras :
— André ! cria-t-elle.
Le petit s’arrêta.
— André, c’est toi que j’aimais le mieux !
L’enfant agita sa casquette, et continua sa route.
Victorine Loux, qui avait épuisé tout son courage, et même un peu plus, se détourna vivement, et rentra dans la maison.