← Retour

Mémoires d'une vieille fille

16px
100%

MÉMOIRES
D’UNE
VIEILLE FILLE

I
LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE

C’est une de nos supériorités de vieilles filles : nous avons notre âge. J’ai trente-sept ans sonnés, comptés, oubliés déjà par mon prochain et presque par moi-même. Pour qui essayerais-je de me rajeunir ? Je ne fais partie de la vie d’aucun être ; je ne ralentis la marche d’aucune ambition, je n’en aide aucune, et je n’ai près de moi aucune de ces tendresses passionnées de mari ou d’enfants, qui souffrent de voir tomber en ruines la force qui les sert et la part d’idéal qu’ils croyaient avoir confisquée pour eux seuls. Et la vieillesse s’en empare ! C’est une mauvaise partageuse. Elle finit par ne rien laisser.

Je n’en suis pas là. Sans être vieille, je suis assez loin de la jeunesse pour que ma liberté soit parfaite. Je puis aller, venir, à la ville ou dans les chemins de campagne ; monter les étages des maisons pauvres ; arrêter Valérie, qui sort de son atelier ; demander des nouvelles de leur père aux trois petits Blancpignon qui jouent sur le trottoir, sans que personne y prenne garde. Quand on veut se rendre utile aux pauvres, il n’est pas nécessaire d’être laide, mais on ne doit pas, comme me l’a dit une fois ma rempailleuse de chaises, « faire son bijou d’argent » ; il faut que celle, ou celui qu’on va chercher, quand il vous aperçoit de loin, pense tout uniment : « C’est une femme » ; quand il vous parle : « C’est une dame » ; quand il vous quitte : « C’est une amie ». Je suis sûre qu’ils m’aimeraient moins, si je suivais la mode, et si je n’étais donc pas, d’une visite à l’autre, tout à fait la même ; ils croiraient moins que je les aime, si je portais sur moi tant de preuves que je ne pense pas toujours à eux. Ils en voudraient à mon astrakan ou à ma zibeline, à mes plissés, à mes volants, à la pointe de mes talons et à l’aigrette de mon chapeau.

Si j’avais à conseiller une autre cliente de sainte Catherine, tentée par les mêmes œuvres que moi, et qui me demanderait mon avis, je dirais d’abord : Mademoiselle, il y a dix mille manières d’être simple dans sa toilette ; la plus fâcheuse consiste à l’être trop ; on peut blesser en ne l’étant pas assez ; il suffit, pour trouver la mesure, d’un peu de cœur et d’habitude.

Je lui dirais en second lieu : Vous n’aurez aucune peine à vous faire respecter des pauvres. La charité n’a pas besoin d’être expliquée à ceux qui en profitent, ou simplement qui voient autour d’eux, quotidiennement, la souffrance. Elle vient sous des noms différents, qu’on ne sait ni tout de suite, ni toujours ; mais elle se penche, avec le même geste inlassé, sur les mêmes maux qui renaissent ; elle a toujours été du quartier ; on ne se souvient pas d’un temps où il n’y avait ni crèches, ni garderies, ni visiteuses de pauvres, ni distributions de vêtements d’hiver, ni bons de pain, ni garde-malades, ni assistance par le travail, ni prêt de berceaux, ni don de layettes. Il n’y a point de rue si sombre et si puante où n’ait passé, bien des fois, une femme comme nous, portant un peu de pitié dans ses mains et dans ses yeux. D’où elle était partie ? Pourquoi elle était venue dans le quartier ? Quelle réflexion, ou quel goût, ou quelle peine, ou quel intérêt l’y avait engagée, puis retenue, puis ramenée ? Les pauvres ne le cherchent pas, pour la bonne raison qu’ils le savent. Ils savent que voilà dix-neuf siècles, une idée fraternelle a été semée dans le monde, et que depuis lors il s’est trouvé des âmes, des femmes presque toujours, croyantes pour la plupart, quelquefois non, qui s’en sont souvenues. Ils savent même qu’il n’en manquera jamais plus. Les gens du monde ont des étonnements, au contraire. Le premier de tous est de nous voir rester vieilles filles. Quelle catastrophe ! Ils tâchent de l’expliquer. Ils ne se demandent pas si, à défaut d’autres motifs, les exemples de bonheur qu’ils nous offrent, dans leurs ménages, n’auraient pas suffi à nous rendre prudentes. Non, il leur faut une explication qui nous diminue, et qui les relève : nous sommes trop laides, nous sommes trop pauvres, nous avons eu des chagrins d’amour, l’être adoré nous a plantées là, soit involontairement et parce qu’il est mort, soit par trahison. Pauvres petites ! Et nous nous consolons, — si l’on peut se consoler ainsi, et leur doute est extrême, — « en faisant du bien ». J’ai entendu, j’ai deviné ces ritournelles autour de moi, pendant dix ans. J’ai subi des entrevues qui n’eurent jamais de lendemain ; j’ai lassé toutes les initiatives matrimoniales, et la douairière elle-même : « Vous le regretterez, mon enfant, et il sera trop tard, oui, trop tard. » Je n’ai pas été, avant la trentaine, libre de ne pas me marier, ou plutôt absoute de ne pas l’avoir fait. Il en sera de même pour vous, je vous en préviens.

J’adresserais un troisième avertissement, à la candidate qui me consulterait. Après la trentaine, lui dirais-je, pas plus qu’avant, ils ne croiront à votre vocation. Ils vous auront seulement classée, comme on dit au Palais, je crois, parmi les « sans suite », les affaires qu’il est inutile de poursuivre. Mais il est certaines gens qui poursuivent toujours, et l’âge n’en libère point. Défiez-vous des admirations désintéressées. Parce que vous aurez réussi à fonder une œuvre nouvelle ou à développer une œuvre ancienne ; parce que la vente de charité que vous avez organisée aura attiré du monde ; parce que l’un de vos amis, traversant le faubourg en automobile, vous aura aperçue au milieu d’un groupe d’enfants ou de femmes, et que vous aviez mis votre blouse d’infirmière, et que vous étiez, pour elles, une amie évidente, on chantera vos louanges dans le ton majeur ; on vous présentera des auréoles, à choisir : « Une vraie sainte, ma chère, une apôtre ; elle fait des merveilles, et aucune santé, vous savez, aucune… » Ces discours n’enflammeront pas les jeunes gens, mais ils réveilleront la curiosité des hommes mûrs. Vous serez louée, gravement, par des magistrats en retraite ou en exercice, des sénateurs, d’anciens gagnants du tir aux pigeons. Ils seront sincères, ils seront émus, ou croiront l’être. Quelques-uns proposeront des souscriptions, qu’il faudra toujours accepter. J’ai été bien souvent entourée et regardée ainsi, pour l’amour des pauvres, à ce qu’on prétendait, mais je vous assure que l’amour tout court était du jeu, et que je me sentais sur la treille, comme autrefois, un peu hors d’âge seulement, un peu singulière, grappe de chasselas conservée dans un cilice de crin. Vous ferez bien de vous soustraire, avec esprit si vous pouvez, à ces béatifications illicites. Elles ne sont pas dangereuses pour nos mœurs, mais si peu qu’on y prête attention, elles ruinent ce bel oubli de soi, sans lequel nous ne sommes que des filles non mariées, mais non plus des vieilles filles.

Je dirais enfin à ma candidate : Nous avons une très longue histoire, et très noble, qu’il faut continuer, c’est l’histoire des familles de France. Elles ont été, en notable partie, l’œuvre des vieilles filles, dont la France d’autrefois était plus abondamment pourvue. Quelle est celle qui n’avait pas sa tante Gothon, sa tante Marion, sa tante Ursule ? Personne n’héritait en bloc de ces femmes habituellement pauvres ou appauvries ; mais il y a l’héritage quotidien, celui que distribuent nos actions. Tante Gothon filait, tante Marion berçait, tante Ursule enseignait à lire. Les mères, très fécondes, trouvaient de l’aide qui ne coûtait rien, pour élever les petits. Il y avait quatre, six, huit bras pour endormir, plusieurs voix pour chanter, un seul cœur pour instruire. Les tantes se répandaient toujours un peu hors de la maison, et c’est ce qu’il faut faire. Que j’aurais voulu les connaître ! Elles devaient avoir tant de recettes et de maximes concernant leur état ! J’ignore ce que peut dire là-dessus la statistique. Mais, quoi qu’elle affirme au sujet du nombre des célibataires en France, je suis certaine que le nombre a diminué des vieilles filles utiles à leur parenté et à leur voisinage, des célibataires ayant une mince fortune et qui mènent dans le monde à peu près la vie d’une religieuse. Nous sommes loin de suffire à la tâche, nous n’y suffirons jamais. Cependant, je crois que nous allons recevoir des recrues. De meilleures que nous, de plus saintes, dans beaucoup d’œuvres de charité extérieure, nous avaient remplacées ou devancées. A présent qu’elles s’en vont, spoliées et chassées, il est probable que plusieurs de celles que le couvent eût appelées s’adjoindront à nous, dont la vocation fut moins parfaite.

Ne craignez pas l’ennui. Quand j’ai couru tout le jour, ma petite, dans le pays de misère, dont la carte ne sera jamais achevée, j’ai les yeux las, les pieds las, le cœur tout plein des peines que j’ai écoutées ou vues. Mais le temps me manque pour être triste. Et j’ai tant d’enfants, loin de chez moi, qui attendent mon réveil, que je m’endors tout de suite.

Quand il n’est pas l’heure encore, et que je suis dans mon petit salon de Paris ou dans ma chambre à la campagne, je prends mon cahier de notes, et j’écris un souvenir de cette vie frémissante, trépidante, qui est celle de beaucoup d’autres femmes, et que peu de gens connaissent parmi ceux qui lisent des livres. J’appelle cela mes mémoires : histoires que j’ai vécues, ou que j’ai devinées, douleurs qui ne parlent guère, joies que j’ai approchées de si près que j’ai cru un moment, et même plus tard, qu’elles étaient à moi.

Chargement de la publicité...