Mémoires d'une vieille fille
IX
CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ
J’arrive du sermon. C’est moi qui le faisais. Je n’avais qu’un auditeur, et c’était monsieur l’abbé. Il a vingt-cinq ans. Il est le fils de ces Gurmier qui sont assurément la plus belle famille rurale et la meilleure de ce village que j’habite pendant l’été. Nouvellement ordonné, envoyé en vacances, pour quelques jours, parmi les siens, il venait me faire visite, en attendant la décision épiscopale qui devait choisir pour lui un poste de vicaire dans quelque paroisse de campagne. Je l’ai connu tout petit. Je l’ai tutoyé quand il portait la veste. Je lui ai dit vous à sa première soutane. En le revoyant, au moment où il allait entrer dans la vie, avec une mission si difficile, une connaissance élémentaire du mal, un zèle si vif pour le bien, je lui ai dit : Monsieur l’abbé, laissez-moi vous faire un sermon, à charge de revanche ?
Il consentit.
Monsieur l’abbé, il sera en trois points, dont vous ferez votre profit plus tard, à l’heure où je n’oserai plus vous donner d’avis.
Et d’abord, vous constaterez que l’idéal que le monde se fait du prêtre séculier n’est plus le même qu’autrefois. Pour des causes diverses, il est modifié ; je dirais volontiers qu’il s’est élevé. Ce qu’on demande aujourd’hui à un curé ou à un vicaire, d’austérité de vie, de retenue, de zèle et de discipline, ressemble fort à ce qu’on attend d’un religieux. La bonhomie n’a plus de place parmi nous, la facilité des mœurs n’a fait qu’accroître la sévérité publique, dès qu’il s’agit de juger un prêtre. Ah ! que nous sommes loin, monsieur l’abbé, de la liberté que laissaient à vos pareils, dit-on, les âges de foi, j’entends de l’honnête liberté de mots, d’allure, et d’appétit ! L’indifférence est plus exigeante que la foi ! Elle vous suit d’un œil attentif ; elle contemple en vous l’exemplaire d’une religion dont elle ne sait pas la doctrine ; elle est scandalisée de peu, ou prétend l’être, et votre rôle est en vérité redoutable, à une époque où le jugement de tant de personnes, sur la doctrine, est rapetissé et comme renfermé dans le jugement qu’elles portent sur un homme. Pensez-y toujours ; persuadez-vous que, par la plus curieuse des sévérités, ce monde qui ne croit pas tolère malaisément que vous lui ressembliez, même dans une foule de choses permises. Vous ne vous enrichirez pas, vous ne fumerez pas, vous n’irez pas à bicyclette, vous ne chasserez pas, vous ne dînerez pas trop souvent en ville. Sur ce dernier point, je vous avoue que je pense un peu comme lui, bien que je n’aie pas l’esprit aussi rigoureux. Le dîner ! Quand vous serez à l’âge, mon cher monsieur l’abbé, vous ferez mieux de refuser, trois fois sur quatre. J’admets qu’il y ait des exceptions, à la ville et à la campagne. Mais je parle de l’habitude. Ceux qui l’ont ne sont pas nombreux. Plusieurs ont cru la prendre par charité. Elle est fâcheuse. Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un exemple que je vous cite. Presque toujours, une pensée vient à l’un ou à l’autre des convives, une pensée qui vous honore, en somme, et qui est celle-ci : « Voici deux, trois, quatre heures que monsieur le curé est parmi nous. Pendant ce temps, est-ce qu’un pauvre n’a pas frappé à sa porte et ne l’a pas trouvée fermée ? Est-ce qu’un malade ne le réclame pas ? N’avons-nous pas pris, pour nous seuls, un temps qui est, comme l’argent d’aumône, destiné à toutes les misères ? La nôtre n’a-t-elle pas retenu plus que sa part ? » Et pour quel profit ? Remarquez que les conversations sont, la plupart du temps, d’une futilité, pour ne pas dire d’une platitude extrême, et que le prêtre, qui n’est pas là chez lui, peut tout au plus réfuter une erreur sur dix qui sont formulées. Encore est-il sûr qu’il le fasse bien ? Eût-il toute la science et tout l’esprit du monde, il peut être décontenancé par la suffisance d’un professionnel de la conversation, comme il en existe, gens médiocres et redoutables, que rien n’intimide, que le sens commun irrite comme un défi, qui se font une spécialité de tout contredire, et, pressés par un argument, s’échappent dans l’historiette, qu’ils content à ravir, et par où ils triomphent. Car l’auditoire n’est pas difficile, et il n’a souvent pas d’autre critérium, pour juger une thèse, que l’amusement qu’il y prend. C’est ce qui faisait dire, à un curé, ce mot mystique : « Il est plus malaisé de faire un bon dîner qu’un bon sermon ». Monsieur l’abbé, vous voyez par là les exigences de nos contemporains. Ils sont restés jansénistes en ce qui concerne la discipline des clercs. Et je pourrais résumer ainsi mon premier point : vous avez, par vocation même, le droit de vivre « séculièrement » ; ils vous demandent de vivre « régulièrement ».
Ce n’est pas tout ce qu’ils vous demandent. Et j’oserai vous l’avouer, monsieur l’abbé, sur un second point, bien plus que sur le premier, je me trouve d’accord avec eux. Ils ont raison. Les gens du monde saisissent à merveille cette contradiction entre la vocation ecclésiastique et le désir de parvenir. Leur mépris n’est jamais loin, lorsqu’ils s’aperçoivent que le prêtre confond sa mission avec une carrière humaine, qu’il poursuit son avancement par les mêmes moyens qui leur servent à eux, se rabaisse aux mêmes recommandations, aux mêmes inquiétudes, aux mêmes compromis. Lisez-vous les journaux ? Je n’en sais rien, et je ne souhaite pas que vous en lisiez beaucoup, mais si vous en lisez, vous devez rencontrer souvent, contre tel ou tel candidat à l’épiscopat, ou contre tel évêque, des articles où sont révélées de prétendues manœuvres que ce prêtre aurait acceptées et suivies afin de gagner la crosse et la mitre. Le ton est injurieux ; les gros mots, les insinuations calomnieuses abondent dans ces premier-Paris ou dans ces entrefilets, au bas desquels on lit fréquemment la signature d’un écrivain « conservateur ». Je n’excuse que le sentiment : il est parfaitement légitime. Il rencontre, dans la foule, un de ces échos profonds qui révèlent que l’idée même du juste et de l’injuste est intéressée dans la question. Et elle va en effet jusque-là. C’est au nom de son bon sens, de sa vieille droiture que le peuple condamne le prêtre soupçonné d’une telle faiblesse, et il faudrait que vous entendissiez le langage de ceux qui, de près ou de loin, par autorité directe ou par influence, ont eu une part dans les nominations ecclésiastiques ! Ils sont d’une ironie bien instructive lorsqu’ils parlent des solliciteurs. Et le roman, le roman que vous ne lisez pas, que vous ne devez pas lire, comme il est sévère sur ce chapitre ! Nous sommes assez riches, malheureusement, en auteurs qui ont essayé de peindre des prêtres bons et mauvais, surtout mauvais, et qui n’ont réussi que dans le second cas. Les bons prêtres, dans ces romans, manquent de surnaturel, c’est-à-dire de tout ce qui les constitue essentiellement. Ils agissent, parlent, jasent, en braves gens, un peu usés par l’âge, très indulgents, capables, dans la vie ordinaire, de mille petites charités, et, à l’occasion, d’un héroïsme qui ressemble beaucoup à celui des sauveteurs médaillés : d’arrêter un cheval emporté, de se jeter à l’eau pour sauver quelqu’un, de soigner avec dévouement un pestiféré. On ne peut leur refuser sa sympathie, mais on peut se demander en quoi ils diffèrent d’un bon vieux notaire, célibataire et philanthrope. Les mauvais sont mieux réussis, et, parmi eux, les plus sûrement, les plus fortement flétris sont les prêtres qui ont vendu aux hommes leur caractère divin.
Mon cher monsieur l’abbé, que voilà un bel éloge de votre vocation ! Comme ceux qui ne la comprennent pas y croient malgré eux, puisqu’ils vous reprochent, comme un crime, ce qui leur semble si naturel chez le commun des hommes ! Je sais bien que je n’ai aucune autorité en de tels sujets. Mais je puis bien vous ouvrir mon âme de simple croyante, et vous dire que je n’ai jamais, moi non plus, compris cette ambition d’un prêtre. Il me semble que celui qui a été appelé d’en haut doit se dire, chaque matin de sa vie, quelque chose comme ceci : « J’ai renoncé à moi-même ; je suis libre, de la grande liberté qu’apporte avec soi le renoncement, et j’ai cette dignité suprême d’être pauvre sans convoitise de la richesse, de ne désirer rien, de n’être l’homme d’aucune désillusion, d’aucun désespoir humain. Toute mon ambition est d’apparaître aux yeux des hommes parmi lesquels je vis, comme la preuve évidente d’un autre idéal que le leur. Dans la paroisse rurale où j’habite, il y a plusieurs centaines, plusieurs milliers d’âmes peut-être, qui tiennent à la mienne par le lien de l’exemple, de la prière, de la charité que je leur dois. N’est-ce pas infiniment plus que mes seules forces ne me permettraient d’en soulever, et si je me chargeais, volontairement, par témérité, d’une seule âme de plus, de quelle grossièreté je ferais preuve, et, au fond, de quelle incrédulité ! »
Ma troisième observation sera très courte. Ce ne serait pas la dernière, si je voulais être complète. Mais il faut se borner, surtout dans le sermon. Je vous dirai donc simplement que, parmi les hommes qui ne partagent pas votre foi, dans ce monde où vous allez entrer, on pourrait distinguer deux groupes, tout à fait inégaux. Quelques-uns sont absolument hostiles à toute idée religieuse ; le plus grand nombre professe une sorte de respect pour les choses religieuses, respect infiniment variable, qui va de ce que les chimistes appellent, dans leurs analyses, « des traces », jusqu’au désir de croire. Cette disposition respectueuse s’unit, le plus souvent, à une ignorance vraiment extraordinaire de ce qu’est le Credo d’un fidèle. Je fais allusion ici à une élite intellectuelle et même savante. Et je me permets de vous supplier, en passant, lorsque vous rencontrerez quelqu’un de ceux-là, plus tard, soit dans un salon, soit dans une assemblée, soit dans une discussion écrite, de toujours vous souvenir que vous avez eu une éducation qu’ils n’ont pas eue, et qu’ils ont eu, parfois, des difficultés de connaître la vérité et de la suivre, qui vous ont été épargnées. N’oubliez pas non plus qu’il y a une infinité de surmenés. Que de choses à dire encore sur ce sujet ! N’ouvrez pas d’abord les livres de controverses. Ouvrez votre cœur d’homme agrandi par la charité, et montrez-vous fraternel, avant d’être d’accord.
Il m’a promis, et je suis restée confuse de la présomption dont j’avais fait preuve.