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Mémoires d'une vieille fille

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XXVI
LES PETITES FRATERNITÉS

Quand un remède a été longtemps employé, quand il a été célébré et primé dans les Instituts, affiché sur les murs, exalté par la réclame des journaux, quand il a fait la fortune d’un droguiste et l’honnête profit d’entremetteurs nombreux, il arrive une heure où le remède disparaît presque subitement. Il est remplacé, comme un fonctionnaire qui a déplu. Il entre dans l’honorariat du codex. Les jeunes médecins rient lorsqu’on le nomme ; les vieux aussi, par oubli. Il a fini d’être. A-t-il servi ? C’est difficile à dire. La maladie est toujours là, et on essaye contre elle d’une illusion nouvelle, orgueilleuse, exclusive. Voilà le sort des remèdes. Mais j’ai remarqué que les pâtes molles et sucrées, les jujubes, les losanges lubrifiants, en un mot les douceurs thérapeutiques, échappent à cette règle de soudaineté. Elles traversent les siècles, allègrement, comme leurs sœurs les tisanes, les quatre fleurs, la camomille, la boisson chaude de pomme de reinette, la mauve et la guimauve, et la principale raison m’en paraît être qu’elles s’offrent à nous sans prétention. Aucune d’elles n’a jamais affirmé : « Je vous guérirai ». Elles promettent de calmer, et leur succès ne passe pas.

Il en est de même des remèdes sociaux. Les petites fraternités, le salut d’un seul à un seul, l’homme qui sait dire bonjour, les yeux qui savent plaindre, les oreilles qui savent écouter, font plus que les systèmes, pour la paix du monde. Il y a un art de n’être pas odieux, qui est d’autant plus compliqué que la fonction sociale est plus haute, et la richesse plus évidente. Deux ouvriers se rencontrent : celui qui offre à l’autre un verre de vin est assuré d’avoir satisfait largement aux lois de la civilité. Mais M. le maire qui traverse le matin son village, et se rend à la mairie, quel diplomate s’il ne blesse personne ! « Père Untel, maître Untel, monsieur, mon ami », il doit d’abord choisir, du plus loin qu’il aperçoit un administré, l’appellation protocolaire. Qu’il ne se trompe pas ! Qu’il ne confonde pas ! Sa popularité peut souffrir d’une erreur de nuances. Elle mourrait s’il oubliait d’être : mansuet avec l’alcoolique impotent qui réclame à la société la juste retraite du buveur ; familier avec l’enfant du sexe masculin qui se rend à l’école ; suave, ému, partagé entre quatre tendresses, toutes administratives, s’il rencontre une mère suivie de trois petites filles ; digne avec l’instituteur, son supérieur secret ; digne encore avec le pompier, dont les demandes de crédit, pour la pompe inutile, fatiguent le budget communal ; confiant avec le cantonnier qui trahit son maire ; cordial et réservé avec le curé, puisque les temps ne sont pas venus d’être impunément clérical… Le pauvre homme, n’est-ce pas ! Encore le supposé-je de moyenne condition, paysan enrichi ou commerçant retraité. Mais, s’il habite un « château », — qu’il l’ait reçu en héritage ou gagné, peu importe, — ce n’est plus de l’habileté, de la rondeur, de la bonté qu’il lui faudra, pour être populaire, c’est du génie. Au moindre mot, l’histoire de France est invoquée contre lui, l’histoire frelatée, dont ils se servent comme d’une vieille pierre, pour aiguiser toutes les faux d’aujourd’hui. La jeunesse n’est pas une excuse, je vous assure, et ce n’est pas un petit crime d’être supposé riche. Car, bien souvent, la richesse que l’on envie n’existe que dans l’esprit des pauvres gens. Ils ont de la fortune une idée si étrange ! Dès qu’ils voient vivre à côté d’eux un homme qui ne travaille pas de ses mains, ils lui attribuent une sorte de richesse inépuisable, qui vient on ne sait d’où, et qu’accompagnent, hélas ! toutes sortes de mauvais penchants. Ils le jugent avare, méprisant, et « sans cœur ». La preuve contraire est longue à établir et toujours facile à briser.

Nous avons, pour balayer les salles de notre dispensaire, à Paris, un vieux terrassier, cramoisi de visage et, je le crains, d’opinions, entré chez nous par mégarde, un jour qu’il était ivre et qu’il se disait sans travail. C’est un faune devenu respectueux sur le tard et inégalement. Sa barbe hirsute, ses yeux veinés, sa voix toujours grognante, lui donnent une petite autorité, très courte, parmi les jeunes mères du quartier, qui apportent leurs nourrissons à M. le docteur. Dès la seconde fois elles n’ont plus peur de lui. Mais, la première, on l’écoute, on fait moins de bruit, on prend la chaise qu’il a désignée. Cela lui suffit, il est important. Les doyennes du dispensaire, comme moi, ont un certain droit de réprimande, soumis à de nombreuses conditions : évidence et lourdeur de la faute, longue tolérance avant le reproche, douceur dans l’expression, dans la voix, dans le geste, etc. Mais les jeunes, les blondinettes, qu’une pensée charitable amène, une ou deux matinées par semaine, dans cette pouponnière, croyez-vous qu’elles aient la permission de juger le « travailleur » ? Mais non ! Et c’est ce qu’avait oublié mademoiselle de Saint-Franchy, cette amour d’enfant, deux fois aristocrate, de vieille famille irlandaise par sa mère, et de vieille souche nivernaise par son père, la plus rose de nos aides, mais la moins initiée à cette connaissance de l’orgueil, qui est le premier principe de l’art du commandement.

Hier donc, en arrivant au dispensaire, de bonne heure, je remarque que la salle d’attente n’est point en ordre. Les bancs et les chaises ne se font pas vis-à-vis. Des brins de fil traînent sur le dallage, des tampons d’ouate, des morceaux de biscuit, une tête de poupée. J’entre dans le cabinet de consultation. Mademoiselle de Saint-Franchy est occupée à classer les observations médicales de la veille. Elle n’est pas rose, elle est rouge. Elle lève la tête.

— Que voulez-vous, me dit-elle, Pierre refuse de balayer, il refuse d’essuyer, il refuse de remuer un banc, il refuse tout, tout, tout…

Je sonne. Pierre ne vient pas. Je passe dans la petite pièce qui renferme nos archives et nos flacons de pharmacie, j’ouvre la porte qui donne dans la courette : Pierre est là, rouge, lui aussi, — c’est l’habitude, — et se lavant les mains, comme il fait chaque matin quand il a « fini son ouvrage ».

— Eh bien ! Pierre, et le balai ?

— Le voilà, mademoiselle !

Il montre, de sa main ruisselante, l’objet qu’il a jeté sur l’asphalte.

— Mon brave Pierre ! Vous me quittez ?

Il faut croire que j’ai bien dit cela, comme je le pensais, avec un regret. Pierre a secoué ses mains, il les a essuyées lentement, puis, me regardant avec cette autorité des hommes qui sont sûrs de ce qu’ils professent :

— Non, mademoiselle, je n’ai pas l’intention de m’en aller. Je ne travaille plus, tout simplement.

— Parce que ?

— Parce que mademoiselle de Saint-Franchy a fait son Louis XV avec moi !

— Est-il possible ? Son Louis XV ? Mademoiselle de Saint-Franchy ?

— Et pas qu’un peu ! La voilà qui s’amène, tout à l’heure, et qui me dit, en relevant son nez : « Qu’est-ce que vous faites donc, Pierre ? Il est huit heures, et il y a de la poussière partout : faites-moi le plaisir de balayer mieux que ça ! » Faites-moi le plaisir : c’est comme un roi ! Sommes-nous en république, oui ou non ? Mademoiselle, devant vous, je reconnais que je peux mériter une observation. Mais une leçon, jamais : nous sommes en république. Elle l’oublie tout le temps, cette petite Saint-Franchy. Si elle m’avait dit, même elle : « Pierre, vous devriez mieux balayer », on se serait compris. Mais : « Faites-moi le plaisir ! Faites-moi le plaisir ! » Alors, je n’obéis plus. Mademoiselle doit comprendre pourquoi.

J’ai eu l’air de comprendre. Pierre a repris son balai.

Il en est ainsi partout, du sud au nord et de l’est à l’ouest. Le vrai pays des castes, après l’Inde, c’est le nôtre. Les devises n’y font rien. Celui qui veut avoir la moindre influence heureuse, ne fût-ce que parmi ses plus proches voisins, doit connaître dix mondes différents, qui ont chacun ses lois de l’honneur, son code de civilité, son langage souvent, toujours son amour-propre.

Eh bien ! le nombre est grand, dans cette France affaiblie, des hommes et des femmes qui savent l’art difficile de secourir les misères humaines, de maintenir un peu de paix, de ramener un peu d’espérance. Les uns le font pour l’amour de Dieu, les autres pour le seul amour du prochain. Un observateur attentif, qui étudierait un quartier d’une ville quelconque de France, serait d’abord effrayé de tous les maux qu’il y noterait. Mais s’il persévérait, il sentirait que tout n’est pas dit quand on a vu le mal et qu’on l’a signalé. Il admirerait l’ingénieuse tendresse qui visite, non pas toutes les douleurs, mais beaucoup d’entre d’elles. La solitude dans le malheur est encore l’exception, en cette France pénétrée de charité. Elle tend à s’accroître, et les causes seraient trop faciles à dénombrer. Mais nul ne sait les lois qui commandent cette invisible amie qu’est la pitié. Elle fait des prodiges. Elle vient quand on ne l’attend plus. Elle est déjà venue quand on croit qu’elle oublie. Ceux qui cherchent, pour les secourir, les plus dénués des êtres, les plus orphelins, les plus malades, les enfants les plus menacés, lorsqu’ils s’avancent vers la maison trouvent souvent, sur le chemin, la trace de l’inconnu qui les a précédés. « Dites-moi, madame, c’est bien la petite brunisseuse du 42 qui a perdu son mari ? — Oui, mademoiselle, une misère, allez ! — Trois enfants ? — Plus que deux, parce que la voisine du rez-de-chaussée, qui a de quoi faire, s’est chargée de l’aînée. Et puis, on a récolté dans le quartier un peu de charbon : gros comme vous, ce n’est pas beaucoup, mais ça fait plaisir, n’est-ce pas, dans la peine ? »

Petites fraternités. La campagne les connaît encore mieux que la ville. J’ai interrogé bien des maires de villages, et, parmi eux, beaucoup de ces « hobereaux », dont on se moque aisément, mais que personne ne remplace quand le logis est vendu, beaucoup de chefs d’industries rurales, de propriétaires de moulins ou de fours à chaux, de maîtres de forges ou de cultivateurs. Tous se plaignaient des ennuis de la charge, des tracasseries préfectorales, des jalousies, des ingratitudes, des trahisons qui sont la monnaie dont les pauvres eux-mêmes sont riches. « Alors pourquoi restez-vous ? » Ils ne niaient pas que ce fût un peu par amour-propre, ou par intérêt. La plupart ajoutaient cependant : « Je reste aussi par devoir, à cause du mal que je puis empêcher, et du bien que je puis faire. »

Petites fraternités. Je crois qu’elles ont un rôle immense. C’est peut-être grâce à elles que le monde tient encore en équilibre.

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