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Mémoires d'une vieille fille

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XXIII
LE BOURG ABANDONNÉ

Tout à la fin de septembre, une invitation inattendue m’amenait pour quelques jours dans un coin perdu de la côte bretonne. Mon amie de pension, Jeanne, qui est veuve et qui a deux grandes filles, m’écrivait : « Je suis malade, tu les promèneras. Je suis triste, tu me guériras. » J’ai pris le train, j’ai voyagé longtemps, et je suis arrivée à une station que la lettre de Jeanne m’avait désignée : mais j’étais loin encore de la maison de mon amie.

L’adjectif « perdu » est bien celui qui convient au village où j’étais appelée, perdu entre les vagues de la mer et celles de la terre bretonne, loin des chemins de fer, loin de toute ville même de médiocre importance, ignoré des baigneurs, deviné seulement par les chauffeurs qui font le tour de la Bretagne, et qui peuvent, un instant, du haut d’une colline distante de deux kilomètres, apercevoir deux plages séparées par un cap, et là, au commencement de l’éperon noir, après de maigres champs d’avoine et de sarrasin, avant une lande en pointe, un groupe de maisons blanches évidemment « sans intérêt ». Jeanne m’en avait fait la description.

Dans la cour de la petite gare, une carriole m’attendait. Le conducteur était un irrégulier de la profession, un fermier qui, ayant de bons chevaux et le goût de l’auberge et du cidre doux, consentait moyennant finances, et quand la récolte ne s’y refusait pas, à faire la longue trotte avec les haltes qui l’allongent. Il plaça mon bagage à l’arrière, me fit asseoir près de lui, sur la banquette, et, sans me demander mon avis, me jugeant comme lui-même hospitalière, offrit de monter, tour à tour, à quatre ou cinq amis rencontrés sur la route, et qui nous tinrent compagnie chacun pendant une demi-heure. Nous les prenions à l’entrée d’un sentier ; nous les déposions plus loin, à l’entrée d’un chemin vert. Les côtes succédaient aux descentes, sans que la jument ralentît son allure. Elle avait deux bourrelets d’écume à chaque endroit de son poil gris où tombait et se levait en mesure une courroie du harnais. L’homme, ivre et sommeillant dans la gloire comme un pommier en mai, laissait aller, les yeux songeurs dans le vent frais. Il souriait vaguement au danger des raidillons et des tournants, aux brusques rencontres de charrettes ou de carrioles que nous manquions d’accrocher à chaque fois. On eût dit qu’il avait reçu, pour un jour ou pour tous les jours, quelque promesse d’en haut de ne point verser. Il devait se croire sur la mer sans obstacle. Je lui demandais :

— Combien de kilomètres encore ?

— Trois ou quatre lieues de pays, à peu près.

Les lieues de pays, multipliées par l’à peu près, défilèrent pendant tout l’après-midi : champs étroits, toujours penchés, toujours bordés d’ormes émondés ; ravins aigus au fond desquels l’eau se devine seulement à l’épaisseur des herbes ; solitudes cultivées ; futaies sur les collines et futaies sans château, avenues seigneuriales d’un seigneur disparu ; tertres de fougères et de bruyères, où quelqu’un, qui ne vient plus, a dû s’asseoir pour regarder l’ombre bleue des vallées et le croissant fin qui monte, salué par les grillons. Le fermier qui me conduisait était un silencieux, mais plus encore un craintif. A quelques réponses fuyantes et brèves, que j’obtins de lui, je compris qu’il était un assez bon homme, mais qui craignait de laisser voir le fond religieux de sa race. Il avait peur d’être trahi, peur de vexations qu’il m’était impossible de préciser. Là comme dans les villes, je rencontrais la peur. Une femme eût été moins en garde et plus brave.

Comme j’étais entrée, avec mon guide, dans la salle basse d’une auberge bien tenue, propre, je remarquai, à droite de la cheminée, une niche de bois accrochée au mur, ornée à l’intérieur de papier doré, de vases en plomb, de coquillages, au milieu desquels trônait une statuette de la Vierge. Deux hommes qui conduisaient chacun deux chevaux admirables, attelés à une charrette pleine de goëmon frais, s’arrêtèrent devant la porte, et s’avancèrent, en portant la main à leur chapeau de feutre d’ancienne mode. C’étaient deux fermiers riches de la contrée, le père et le fils, et rarement j’ai vu des visages de paysans d’une finesse, d’une distinction de traits égale à celle de ces deux Bretons blonds. Ils demandèrent un verre de rhum, — de quelle Jamaïque, hélas ! — burent debout, d’un trait, et reprirent la route de la ferme.

J’arrivai avant la nuit, à l’heure où la clarté de la mer survit encore à celle des feuilles et des pierres. Jeanne ne m’avait pas trompée ; j’avais bien sous les yeux le paysage large et sauvage qu’elle m’avait annoncé : des rochers, des plages mouillées et nivelées à chaque marée, et dont pas une villa ne brise la belle courbe nue, des dunes couvertes d’herbes folles, des champs moissonnés et beaucoup de ciel au-dessus. Mon amie habite à un quart d’heure de la côte, sous les premiers arbres que le vent ne tord plus, une ancienne gentilhommière qui n’eut jamais d’hôte prodigue, assurément, et qui s’est passée de tourelles, de sculptures, et de parc.

Nous sommes dans la campagne, sans fossé, sans haie, sans transition. Raison de plus pour l’étudier un peu. J’ai fait mon enquête. Et les hommes comme les choses m’ont dit leur abandon.

Le « port » a été le chef-lieu de la commune, et ne l’est plus. Le vent de la côte qu’on a voulu fuir, une grande route dont on a voulu se rapprocher : voilà les raisons du délaissement. L’église neuve, la mairie, l’école, plusieurs cabarets, une épicerie, le bureau de tabac, le bureau de poste se sont groupés là-bas, sur la colline, à deux kilomètres dans les terres. Il ne reste ici que des maisons vieilles, les unes blanchies à la chaux, les autres grises comme de l’ajonc sec, où logent des pêcheurs de maquereau et de congres, des douaniers, des ouvriers tailleurs de pierres et deux ou trois fermiers riverains de la mer. La plupart des cultivateurs habitent des fermes isolées, disséminées dans les vallées, cachées derrière les haies. Paix profonde, n’est-ce pas, idylles champêtres, légendes bretonnes ? Hélas ! tout cela pourrait être, mais tout cela n’est pas. Tous ces pauvres sont, comme des riches, divisés en vainqueurs et vaincus. Dans ces campagnes si longtemps calmes et saines d’esprits, les pires mensonges font leur chemin, et personne ne peut plus réparer toutes les brèches. Un homme pouvait le faire autrefois, le curé, s’il était vraiment prêtre. Mais on l’a si bien désigné aux défiances et aux haines, que la moitié de sa paroisse n’a plus de guide et n’a plus d’exemple, en aucune chose, morale, sociale, française ; et de même quand il s’agit seulement d’éviter une faute d’hygiène ou de goût. L’ancienne église était bâtie sur la pente d’une lande, au-dessus de la falaise ; elle était en granit rouge, d’un beau style du treizième, forteresse par l’épaisseur des murailles, ornée de colonnes, percée de fenêtres d’une ligne pure. Un seul paroissien vigilant, un homme de goût habitant le pays : et cette beauté vénérable eût été conservée. Il ne reste plus de la nef que des pans de murs. Le chœur seul est intact. Il sert de chapelle de secours pour la population du port. Dans l’encadrement d’une ogive, quand on entre dans la sacristie, on aperçoit la mer, à quarante mètres au-dessous de soi, et les pointes d’écueils toujours cernées d’écume, et le grand ciel qui est si souvent, en Bretagne, le soir, d’un mauve léger, comme les bruyères fanées.

Une femme m’a dit : « Il y a bien une veuve parmi nous, qui soigne les malades, et veille les mères en couches, et fait ce qu’elle peut pour que le monde n’ait pas trop faim et pas trop froid dans les hivers. On l’aime tous, excepté ceux qui la « regrettent » parce qu’elle est dévotieuse. C’est une vraie bonne sœur en plein vent. Son défunt était pilote, loin d’ici. Elle a de quoi vivre, mais elle n’a guère de quoi donner ; et moi je sais que ça la prive. »

J’ai entendu un autre mot, un de ceux qui m’émeuvent parce qu’ils sont le résumé tout simple d’une âme rarement parlante. Il a été dit par hasard, devant moi. Je montais à travers les mielles, à la brune, et je rentrais au logis de mon amie. Au carrefour, à la limite des champs, une charrette coupait la route devant moi. L’homme qui marchait à la tête des chevaux, un beau jeune fermier, celui que j’avais vu entrer à l’auberge avec son père le jour de mon arrivée, leva la main, saisit la guide et arrêta l’attelage. Ce n’était pas pour reposer ses bêtes. Il avait aperçu devant lui, l’unique « baigneur » venu en ce pays désert, un avocat de l’Est, inconnu ici voilà quatre semaines, et que, cependant, les gens du bourg et de la campagne ont pris en affection ; il faisait pour lui ce qu’il n’eût peut-être pas fait pour son maître : il cherchait à causer avec lui, sans intérêt, par amitié. Que s’était-il passé ? Rien que d’ordinaire, en apparence. Cet étranger, comme tant d’autres, avait cherché à connaître les marins, les paysans, les enfants, les vieux, les pauvres. Au hasard des rencontres, il leur avait souhaité le bonjour et dit un mot ; mais, à la différence des autres passants, il avait laissé deviner en lui un cœur sans curiosité, sans vanité, un cœur ami et dévoué ; il avait aussi réuni une fois, une seule fois, dans une grange prêtée par Jeanne, les familles des fermiers voisins, et il s’était mis à raconter des histoires où revivait la Bretagne et d’où Dieu n’était pas absent. Les auditeurs de la semaine dernière arrêtaient à présent leur ami dans les chemins. Et c’est ce qu’avait fait le métayer, au carrefour des mielles.

— Eh bien ! monsieur, vous partez donc demain ?

— Mais oui.

— Vous reviendrez chez nous, n’est-ce pas, une autre année ?

— Peut-être.

Et le beau gars breton, serrant la main de l’étranger qui partait, répondit gravement :

— Faudra tâcher. Car il n’y a qu’un mois que vous êtes chez nous, monsieur, et c’est pourtant comme si vous étiez né dans le pays !

L’attelage continua sa route. Je pris le sentier. Mais je ne pouvais distraire mon esprit des mots de ce paysan, philosophe sans le savoir, et qui venait d’exprimer la plainte d’une société rurale incomplète et souffrante.

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