← Retour

Mémoires d'une vieille fille

16px
100%

XVI
UN CÉLIBATAIRE

Parmi les vieux garçons que j’ai connus, je n’ai guère trouvé ce que j’ai rencontré chez tant de vieilles filles : la vocation. Le célibat, pour eux, est moins un état paisible qu’une aventure qui se prolonge ou une révolte qui s’affirme. Il y a du schisme dans leur cas ; il y a en eux de l’insoumis, non pas aux femmes, grand Dieu ! mais à une loi qui n’admet, chez les hommes, d’exceptions heureuses que les exceptions saintes. Ils prétendent le contraire, mais leur humeur trahit leur erreur.

Quand j’étais toute jeune, et que je voyageais, avec mes parents, tantôt en Bretagne, tantôt en Vendée, campagnes où les fermes sont des îles dans la culture immense et des cités gouvernées par un chef, bien des fois j’ai aperçu, à côté du maître, des hommes de quarante ou cinquante ans, liant ou déliant des bœufs, tenant la charrue, ou chargés d’aller vendre au marché une poulinière et son poulain. Ils mettaient au travail un soin plus minutieux que les valets de ferme n’en apportent d’habitude. Ils saluaient comme des gens qui sont de la maison, et qui reçoivent. Je m’informais. C’étaient des fils aînés, ou des frères, qui ne s’étaient pas mariés, volontairement, pour que la métairie ne tombât pas en des mains mercenaires, et qu’elle eût son compte de bons tâcherons, tous proches parents, avec un seul ménage au pouvoir, et une seule femme pour gouverner la marmite, la volaille, les armoires et la table. On les disait, en général, un peu sombres, mais de mœurs honorables, très économes, plus braconniers que les gardes eux-mêmes, et adroits comme ceux qui n’ont pas de souci, qu’il s’agît de réparer le timon d’une charrette, de tresser des paniers, de gauler les noix à la fine pointe de l’arbre, ou de siffler, en marchant à la tête des bœufs. Ils faisaient partie d’un ensemble, et d’un chef-d’œuvre, en vérité, plus beau que les plus belles œuvres d’art : la famille paysanne dans les pays croyants.

Les hommes du monde qui ne se marient pas ont un rôle moins défini. La famille paternelle les retient rarement, et ne leur offre guère qu’un abri « sans obligation ni sanction », diraient les philosophes. On les accepte, on les tolère, le vrai mot serait : on les souffre. Ils peuvent se créer des devoirs, ils n’en ont point, et chacun sait que ce sont là des créations de peu d’importance et de peu de durée. Le rôle d’Antigone est un rôle de femme. Celui de père nourricier et de protecteur d’orphelins est rempli, le plus souvent, par des gens déjà chargés de famille. C’est le mariage qui adopte, ou la virginité.

M. Lionel, mon voisin dans la Beauce, n’a adopté personne. Je le connais depuis l’enfance, et il m’a même tutoyée jusqu’à l’âge où j’ai commencé à porter des jupes longues. Nous sommes restés très bons amis, il ne manque jamais l’occasion de me l’affirmer. Il a dix ans de plus que moi, ce qui lui donnerait droit aux cheveux gris. Il a préféré une généreuse calvitie avec couronne basse et presque noire. Il a de nobles traits droits, les yeux profonds, la barbe en rectangle long, comme un prince assyrien, et la taille assez mince encore pour que les très vieilles dames puissent murmurer, quand il s’assied devant un piano : « Ce jeune homme joue avec une passion ! Ne trouvez-vous pas ? » Son existence a fait envie à bien des gens, à lui-même d’abord, puisqu’il a été maître de la modeler à sa fantaisie. Pendant quinze ans, pas un chasseur ne s’est amusé autant que lui : il n’invitait personne, sous prétexte que sa chasse était trop modeste, mais lui, on l’invitait partout, parce qu’il était jeune, bon cavalier, bon tireur, d’une gaieté égale avant et après le dîner, par temps de neige et par petite rosée. Ses compagnons le tenaient pour artiste, parce qu’il était capable d’illustrer un menu, et pour savant à cause des allusions qu’il faisait quelquefois à la littérature classique. Je dois ajouter, pour ne pas être injuste, que M. Lionel rachetait en partie l’inutilité de sa vie par la facilité de son humeur. Les paysans l’abordaient volontiers, le chargeaient de leurs commissions pour Paris, comme s’il avait été leur député, et souvent même, croyant à la licence en droit, que le châtelain avait conquise pacifiquement, lui demandaient conseil. Il donnait le conseil avec aplomb et l’aumône avec modestie. Ce fut la période triomphante. Toutes les marieuses l’inscrivaient sur leurs listes. « Ah ! j’en ai eu des entrevues, me disait-il, de toutes les sortes, des préparées, des improvisées, des embarrassées, des allègres, des impétueuses. J’ai assisté à un défilé de jeunes beautés et de jeunes dots, si long et si varié, que seul le palmier majeur des messes de mariage peut se vanter d’en avoir vu autant. Mais il entend des oui, le palmier et, pour moi, tout finissait par non. » M. Lionel reprenait avec fatuité : « Le non que j’étais seul à dire. » Il ne se vantait pas, et je crois qu’à cette époque, entre la vingt-cinquième et la quarantième année, s’il ne fit pas ce qu’on appelle un grand mariage, c’est qu’une parfaite légèreté d’esprit l’en sauva.

L’âge est venu, comme il vient toujours, sournoisement, vieux maître de jiu-jitsu, frappant à la tempe qui blanchit, à la poitrine qui souffle, à l’orteil qui enfle. Le beau Lionel a senti qu’il était mûr, et, en même temps, l’invincible timidité l’a saisi. Lui, qui sautait, à la chasse, tous les obstacles, il a commencé, quand on ne le voyait pas, à tourner les barrières et à grimper les talus. Lui qui avait refusé tant de fois « d’étudier », comme on le lui demandait, un projet de mariage, il accueillait, « en principe », les propositions, de plus en plus rares, qui lui étaient faites, et se perdait si bien, au milieu des objections, des suppléments d’enquêtes et des atermoiements, qu’on finissait par lui dire non, avant qu’il eût répondu oui. Il avait peur. On racontait, à son sujet, des histoires sentimentales, absolument fausses, et qu’il laissait courir, comme une explication flatteuse de ses hésitations. J’entends encore le dialogue de ces deux jeunes femmes, dans un salon de la rue de Monceau. M. Lionel venait de chanter, de sa profonde voix, des mélodies hongroises dont il conserve, avec un soin jaloux, le monopole.

— Délicieux ! Il a dû inspirer de grandes passions ?

— Oui, et il ne s’est pas marié.

— Un chagrin ?

— Oui.

— Une femme du monde, j’en suis sûre ?

— Oui.

— Il est riche ?

— Très.

A ce moment M. Lionel, très applaudi, se leva et dit négligemment : « Nous les accompagnons quelquefois à deux pianos, alors c’est une merveille. » L’une des dames — je le vis au mouvement de ses lèvres — fut sur le point de demander : « Qui est ce second piano ? » Elle se contenta de murmurer, assez haut pour être entendue, assez bas pour avoir l’air de faire une confidence :

— Que c’est beau de se sacrifier ainsi à une passion malheureuse !

Or, je le connaissais bien, le second piano, c’était moi ! Nous avions essayé, un mois plus tôt, de jouer l’accompagnement, lui sur une épinette et moi sur un piano, qu’abrite, à la campagne, le grand salon de ma sœur.

La seconde période est close depuis quelques années. Il est infiniment probable, désormais, que mon voisin mourra, comme moi, célibataire. Mais pourquoi dit-il tant de mal du mariage, n’en ayant pas souffert ? Il chasse moins ; il habite plus longtemps Paris ; on l’invite autant que jamais ; il est l’homme autour duquel les hommes aiment à se grouper, et qui raconte à demi-voix, dans un angle, la vie anecdotique de toute personne présente. Il dit tout, histoire et légende, légende surtout, sans marquer la différence : il n’est pas de l’École des Chartes. Les gens qu’il a amusés s’en vont disant : « Ce Lionel est méchant. » Je suis sûre du contraire. C’est un homme qui a des regrets et qui se venge, sur les gens mariés, de l’erreur qu’il a librement commise en ne faisant pas comme eux.

Sa plus vive manie est de ne pouvoir souffrir qu’on cite devant lui un ménage heureux. Un veuf heureux ? oui assurément ; un heureux célibataire ? peut-être ; un heureux époux ? allons donc ! Cela ne doit pas être. « Je ne l’ai jamais vu », conclut M. Lionel. Il est résolu à ne point le voir.

Récemment, son chauffeur l’avait conduit à la mairie du village ; — M. Lionel n’est pas conseiller municipal, et se contente de la qualité de contribuable le plus imposé de la commune ; — il attendait « le patron » ; il était assis moelleusement, protégé du vent par le toit de l’automobile, par la casquette russe d’uniforme, par la peau de chèvre grise dont un petit soleil mêlé de brume lustrait le poil soyeux, et son visage tout jeune, tout rose et rond comme un hortensia, cherchait d’une fenêtre à l’autre, autour de la place, quelque objet qui pût occuper la pensée d’un chauffeur. Il le trouva. Tout de suite après l’école des garçons, à l’angle de la place, il y avait une maison basse, une grande fenêtre, un vase de verre avec un oignon de jacinthe surmonté de cinq baguettes vertes, et au-dessus de cette promesse de fleur, la tête et les épaules d’une femme qui lisait. Elle s’interrompait de lire, quelquefois, et elle regardait, elle aussi, songeant que l’heure était douce, et que rien n’est plus curieux, dans un bourg où rien ne remue, qu’une automobile arrêtée.

Quand M. Lionel sortit de la mairie, vingt minutes plus tard, il aperçut le chauffeur qui causait avec l’institutrice adjointe.

— C’est assommant, dit-il, le maire n’aura que ce soir le rapport de l’agent-voyer : il va falloir revenir !

Il revint avant le coucher du soleil. Il faisait encore blond, sur la place de l’Église, à cause du sable, à cause du ciel, à cause des blés peut-être, qui laissent, dans les pierres des maisons de la Beauce, un peu de poussière de paille. La liseuse était à la même fenêtre. Elle était seule. Le matin, elle avait dit à la directrice, — qui ressemble au portrait de la femme de Rubens, moins le chapeau, bien entendu :

— Mademoiselle Clémentine, vous êtes beaucoup plus jolie que moi. S’il vous voit, il ne m’aimera pas. Ne vous montrez pas, quand il reviendra !

Mademoiselle Clémentine n’est pas seulement une jolie personne : elle a compris, elle a fait ce que lui demandait l’adjointe. L’une se montrant, l’autre se cachant, il arriva, comme vous le supposez, que le chauffeur devint amoureux.

Quand il annonça son prochain mariage, hier même, à M. Lionel, il comptait que celui-ci augmenterait les « honoraires » de son chauffeur, car un chauffeur qui se range augmente nos chances de durée. Point du tout. M. Lionel s’est mis à rire, de son mauvais rire méprisant.

— Mon pauvre garçon, a-t-il dit, je n’ai pas l’habitude d’encourager les sottises : il n’y avait qu’une jolie femme à l’école, et vous épousez l’autre.

Il fut de mauvaise humeur tout le lendemain. Lui-même, il vient de me l’avouer. Que lui importait cependant ? Et ce dernier trait m’a prouvé plus sûrement encore que, jeune, mûr, ou déjà vieux, mon voisin célibataire n’a jamais eu la vocation.

Chargement de la publicité...