Mémoires d'une vieille fille
XXVIII
L’ORCHIDÉE OURAGAN
— Petit, la nuit n’est pas sûre, veille bien !
— Oui, monsieur Parémont.
— Assure-toi que les portes des serres sont toutes fermées ; je crains des sautes de vent : les étoiles ont le regard insolent, ce soir, entre les nuages.
— Oui, monsieur Parémont.
— Je viendrai te relever à quatre heures demain matin… Ne t’endors pas… Règle bien ton calorifère,… pas moins de douze degrés, mais, comme la nuit s’annonce froide, à ta place, je forcerais un peu, j’arriverais à treize ou quatorze…
M. Parémont, qui avait entr’ouvert la porte vitrée et, d’une main la retenait, tandis que ce l’autre il tendait à l’air libre, et levait très haut sa lanterne quadrangulaire, M. Parémont tourna la tête pour ajouter, d’un ton pénétré, inégal et jaloux, comme celui d’un poète qui récite ses vers :
— Songe, petit, que nous avons en fleur cinq Cattleya Tryanæ, les plus beaux de tout Paris.
Un rire de petit faune lui répondit, et, dans la nuit, des mots d’argot et de latin, associés drôlement, suivirent l’horticulteur qui fermait la porte :
— Et le Brassavola Digbyana, pourquoi vous ne parlez pas de lui ? Elle est chouette, la fleur, pourtant, avec son air de canari qui fait le gros dos !
L’horticulteur était parti. Le petit Tricotel, Jérôme de son prénom, enfant de Paris, resta seul dans le tunnel ramifié de la serre, parmi les milliers d’orchidées que l’épaisseur d’une vitre défendait contre le froid de la nuit, contre la mort. Il connaissait sa responsabilité, autant que peut la mesurer un gringalet de seize ans, qui n’a jamais eu plus de trois francs dans sa poche, le dimanche, pour l’apéritif, le restaurant et le théâtre. Le père prenait le reste, comme il est juste. Le père, c’était le cocher aveugle des Ternes, qui a dû vous « charger », une fois au moins dans votre vie, le soir où vous avez accroché : un homme poli, vous vous souvenez, coulant sur le pourboire, et qui, lorsqu’on l’avait payé, portait sa main pleine de monnaie tout près de son œil droit. Il prétendait voir de cet œil-là. Bien des gens prétendaient le contraire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le père Tricotel ne sortait que le soir, après sept heures, quand les rues sont plus libres. Il attelait son cheval, une bête de grande expérience, née à Paris également, et qui savait toute seule prendre la droite d’une voiture qui vient, ralentir aux tournants, obéir au bâton levé des gardiens de la paix ; il descendait l’avenue des Champs-Élysées, et les dames d’un certain âge, en quête d’un cocher de confiance et d’un cheval aux allures bénignes, faisaient signe à Tricotel qui ne remarquait rien, mais à sa bête aussi, qui parfois s’arrêtait.
De là, tout naturellement, l’entrée de Jérôme chez l’horticulteur Parémont. La place de chauffeur-veilleur de nuit s’étant trouvée vacante, et Tricotel l’ayant appris, le cocher dit à son fils : « Tu es trop jeune pour monter sur le siège, Jérôme, mais, en attendant, tu peux bien t’entraîner à veiller. Ça sera un commencement d’apprentissage. Même que je te juge plus heureux que moi, puisque tu seras au chaud, et que tu travailleras dans la fleur. »
Jérôme aimait son métier : non pas la veille, mais l’orchidée. Depuis un an qu’il vivait chez l’horticulteur de Vanves, ce jeune garçon imberbe, aux lèvres molles, mais qui avait dans les yeux tout l’esprit de sa rue, gouailleur et décidé, s’était mis à étudier les procédés de culture de M. Parémont, les mœurs et l’histoire des variétés « nées dans la ménagerie », comme il disait, ou importées des contrées dont le nom seul donne chaud : Brésil, Java, Népaul, Assam, Philippines, Équateur. Avec le patron, il ouvrait les caisses grillagées dans lesquelles sont expédiées les précieuses plantes ; il étendait sur des claies, au-dessus des auges pleines d’eau de pluie, les tiges flétries, les bulbes à demi desséchés, les racines endormies et comme mortes qu’avaient cueillis, trois ou quatre mois plus tôt, dans la brousse ou la forêt vierge, les chasseurs d’orchidées. « Quelle couleur ça fera-t-il, patron ? demandait-il. — Ça dépend, mon garçon : voilà l’Angrecum sesquipedale, l’une des plus belles fleurs de Madagascar, et bien plus belle dans nos serres que là-bas, large comme la main, cinq pétales de cire blanche et transparente, et un éperon comme ceux des cavaliers mexicains ; voici le Phalænopsis grandiflora, visage de neige et gorge d’or ; un Dendrobium qui portera des couronnes de perles maculées de pourpre violet, et voici un tout petit sabot vert, une épingle de cravate, en émail, qui appartient au Cypripedium. Que voulez-vous de mieux ? — Je voudrais, monsieur Parémont, une orchidée couleur de mon sang quand je me pique ! — Moi aussi, Jérôme, je la payerais cher ! Mais l’orchidée est une blonde, voyez-vous, elle a le goût des nacres, des blancs, des roses, de toute la gamme des violets et des mauves ; elle a peur du rouge-cerise. »
Quelquefois, l’horticulteur, amusé, demandait à son tour : « Jérôme, vous êtes curieux des choses du métier. Je sais bien que c’est un des plus passionnants qui soient, mais enfin, vous n’avez pas été, comme moi, élevé avec l’orchidée, il n’y a même qu’un an que vous la connaissez : qu’est-ce qui vous plaît tant en elle ? » Un jour qu’il venait de répéter la question, M. Parémont entendit l’ouvrier qui répondait : « C’est que, voyez-vous, elle vit de l’air du temps, et je lui en connais de la famille, dans le quartier des Ternes, à l’orchidée ! »
Jérôme pensait justement à cette plaisanterie, en passant au milieu des serres, entre les plantes qu’il devait préserver du froid ; les unes poussant dans des pots où elles ne trouvaient ni terre, ni fumier, mais seulement de la mousse hachée avec un peu de racine de fougère ; d’autres, posées, les racines presque à nu, dans des paniers suspendus ou sur des branches… Oui, c’était vrai pour elles toutes : elles vivaient de l’air chaud, saturé d’humidité, dans lequel nuit et jour elles baignaient, plantes mal attachées au sol, bâtisseuses de nids dans les arbres, gueuses des pays de lumière, habituées à se passer de la graisse commune, mais d’une richesse inouïe en transparence de fleur, en caprice et en âme.
Cette dernière idée, Jérôme Tricotel ne la formulait peut-être pas très nettement, mais elle réjouissait tout de même son esprit de petit gueux. L’aide-jardinier, portant, lui aussi, une lanterne, faisait sa ronde, inspectant les fermetures des serres, consultant le thermomètre, donnant un tour de vis aux radiateurs, et s’agenouillant près de la gueule du calorifère qui se trouvait tout au bout du jardin, dans une pièce séparée. Le vent secouait les nattes de paille roulées au sommet des charpentes de fer. Par moments, il hurlait. C’est la bête qui court et qu’on ne tuera point. Puis tout s’apaisait. Le petit Tricotel, quand il se tenait près d’une porte, sentait sur ses mains, sur son cou, la morsure du vent glacial.
Sa ronde achevée, il revint à l’entrée de la grande serre où il avait quitté son patron, posa sa lanterne sur l’étagère au milieu d’un groupe d’orchidées adultes, six ans, sept ans, huit ans, et, assis sur un pot renversé, il se mit à contempler, en essayant de ne pas dormir, les fleurs qu’il aimait le mieux. Malgré la rigueur du temps et le peu de clarté des jours d’hiver, quatre Cattleya Tryanæ avaient fleuri et même un Lœlia Digbyana. Celui-ci, — tête de canari ébouriffé, avait dit Jérôme, — ne portait qu’une fleur, cinq pétales d’un jaune verdâtre, et au centre un labelle extravagant, une gorge jaune d’or, qui s’ouvrait, s’épanouissait en nappe circulaire, finissait en rayons ténus et innombrables. Or, à l’endroit où la gorge se détachait des profondeurs de la tige, un point de pourpre, une goutte de sang, dormait dans les reflets jaunes. Les Cattleya, d’un mauve léger, à labelle de velours violet, ressemblaient à ceux que nous voyons chaque jour derrière les glaces des fleuristes, et ils n’avaient de remarquable que leur taille et la ferme beauté de leurs lignes.
Jérôme s’endormit. Les heures coulèrent. Tout à coup, un fracas terrible, des vitres qui se brisent, des choses lourdes qui tombent, et la vague du froid qui déferle. La lanterne est éteinte. Jérôme comprend : il a oublié de fermer cette porte, et la nuit glacée est entrée, elle court sous les vitres qui éclatent, elle tue les plantes, elle ruine le patron. Il rallume à grand’peine sa lanterne, et la première idée qu’il a dans l’épouvante, c’est de regarder l’heure. Trois heures et demie. D’un geste rapide, d’un mouvement tournant du bras, il éclaire le côté droit de la serre : tout est par terre ou nage dans les cuves pleines d’eau ; les cinq belles orchidées qu’il aimait, les Cattleya et le Lœlia, couchées sur le sol, écrasées l’une contre l’autre, et toute leur mousse éparpillée, sont déjà sans doute mortes ; il jette un cri ; il veut sortir ; une ombre, un homme furieux se précipite dans la lumière que l’enfant tient à bout de bras.
— Misérable ! Misérable ! Qu’as-tu fait !
Alors le petit se détourne, il détale, il saute d’une serre dans l’autre, s’évade, gagne la porte du jardin, et continue de fuir à travers les rues de Vanves.
Le dommage était grand, M. Parémont se crut d’abord ruiné, et il perdit cinq minutes à pleurer. C’était un artiste, un être de sentiment, c’est-à-dire de beaucoup de faiblesse et de beaucoup de force. L’espérance le ressaisit vite, parce qu’elle est au fond de tout amour, et seul, sans aide, dans la nuit, il se mit à masquer les trouées du vitrage, puis à relever ses mortes et ses blessées. Quand il aperçut le paquet boueux, froissé, lamentable, que formaient les Cattleya et le Lœlia, il détacha les bulbes, les tiges, les fleurs brisées ; il ne lui resta bientôt plus, dans la main, qu’une seule des cinq orchidées triomphales, la seule indemne, et il observa que, dans la chute, la fleur d’or et de pourpre du Lœlia était venue s’écraser contre la grande fleur mauve. Les deux fleurs se tenaient embrassées. Il enleva la fleur d’or, et laissa l’autre, et, comme il était poète, il dit même : « Si une graine pouvait sortir de toi ! »
Et l’étui de la graine apparut, après de longs jours d’attente. Il lui fallut quinze mois pour mûrir. La graine semée, dans la mousse, demanda six ans pour devenir une belle plante.
Enfin elle a fleuri. M. Parémont a veillé plusieurs nuits pour guetter le premier regard des pétales qui s’entrouvent. O merveille ! la petite tache rouge s’est répandue ; l’hybride pourpre cerise est trouvé. M. Parémont ne l’a laissé voir qu’à de rares amis ; il espère, dans trois ou quatre ans, exposer dans Paris toute une corbeille d’orchidées ouragan. Et il dit : « Dans cette tourmente où j’ai tant perdu, un germe inattendu est né, et j’ai tout retrouvé. »