Mémoires d'une vieille fille
XVII
MADAME CANTEREINE
On admire certaines mains, et j’en sais d’admirables. Il y en a aussi d’émouvantes. Ce ne sont ni les plus blanches, ni les plus fines ; elles ont pris de la peine, elles ont bercé, cousu, ravaudé, tricoté, orné des formes de chapeaux, réparé des culottes et des casquettes de petits garçons, elles ont fait ce qu’il fallait faire à chaque moment des journées longues, et elles en ont gardé des rides et des piqûres. Ce sont des mains qu’on ne baise pas, mais qui auraient le droit de bénir.
Madame Cantereine n’était jamais revenue à Paris, depuis le temps où, toute jeune et paraît-il jolie, elle faisait son voyage de noces avec M. Cantereine. Que de jours écoulés, que d’épreuves subies ou redoutées ! Elle était veuve quand je l’ai connue ; elle habitait tout près de la cathédrale d’Orléans ; elle avait quatre enfants, — un cinquième était mort en bas âge, — et elle disait : « Sur les quatre qui me restent, je n’en ai qu’un qui soit tiré d’affaire, mais j’aimerais mieux qu’il fût encore petit, et à ma charge. » Madame Cantereine appartenait à cette légion de Françaises qui sont des mères passionnées, toujours inquiètes des corps, des âmes, des avenirs lointains, des examens prochains, de ce qu’elles peuvent voir ou prévoir, de la part grandissante de l’inconnu dans la vie de l’enfant. Elles s’étonnent, elles se troublent de ne plus savoir tout. Il n’y avait point de haie, autrefois, sur l’héritage, et en voilà une qui pousse, et qui fleurit peut-être, mais qui divise tout de même, et qui cache tant de choses, et de plus en plus !
On vivait quatre, à Orléans, sur le produit d’une petite ferme, payeuse irrégulière, à quoi s’ajoutait une pension, que madame Cantereine recevait de l’État, en qualité de veuve d’officier. L’aîné des fils, Claude, secrétaire chez un agréé, à Paris, avait cessé depuis dix-huit mois de compter au passif du budget maternel. Sa mère parlait de lui avec une complaisance où il entrait de la reconnaissance, car « il se suffisait » ; de la fierté, car il réussissait, et un désir déjà vif de le marier, car il venait d’avoir vingt-quatre ans. Madame Cantereine était d’avis que les hommes doivent se marier jeunes. « Croiriez-vous, disait-elle, que c’est lui, à présent, qui m’envoie des étrennes ? Il ne me demande plus jamais rien. »
Le vingtième mois, il demanda quelque chose. Il écrivit : « Je vais soutenir ma thèse de doctorat, le 19 juin. On est toujours reçu, je le serai donc. Maman, il faut que vous soyez là, non pour m’entendre discuter sur le privilège du vendeur, mais pour vous réjouir avec moi, quand j’aurai conquis le titre de docteur et le droit de porter l’épitoge rouge à trois rangs d’hermine fausse. Je vous emmène, le soir, au théâtre ! »
Madame Cantereine protesta, pour ne pas perdre sa réputation de personne raisonnable, mais dès le premier moment, au fond de son cœur, elle avait accepté. Elle irait. Le projet se réalisa. Paris, qui ne s’étonne pas pour si peu, vit passer une petite dame de plus, tout en noir, marchant menu, intimidée et rajeunie par le bruit, par la foule, par le perpétuel « excitement » de la rue, et causant sans s’arrêter (si ce n’est pour laisser courir les automobiles) avec un grand jeune homme qui faisait un seul pas tandis qu’elle en faisait deux. Elle avait juré qu’elle visiterait les principaux monuments, et spécialement les musées, en souvenir de deux promenades qu’elle avait faites dans les galeries du Louvre, vingt-six ans plus tôt, au bras du lieutenant Cantereine : elle visita en réalité le Bon Marché, — une promesse à ses enfants d’Orléans, — et Notre-Dame-des-Victoires. Le soir, elle se laissa mener au théâtre.
Quel théâtre avait choisi Claude ? Quelle pièce ? Je l’ignore, et peu importe. Je sais seulement que la salle n’était pas celle de la Comédie-Française, et que la pièce n’avait rien à voir avec le répertoire. Dans une loge de côté, où ils étaient seuls, Claude et sa mère continuaient la conversation de l’après-midi. Madame Cantereine avait orné d’un piquet de fleurs violettes sa meilleure capote noire, et tiré de l’écrin la broche composée d’une petite perle avec beaucoup d’or autour. Elle s’était assise à droite de son fils, dans la lumière, et elle suivait le jeu des acteurs, elle riait même assez souvent, d’un rire discret comme toute sa personne et toute sa vie, mais le principe de sa joie, vous le devinez, c’était la présence de ce jeune homme blond, un peu pâle encore, comme il convient de l’être après une longue argumentation, ou plutôt c’était l’image de l’enfant plus jeune, de celui qu’elle avait guéri, à force de soins et de veilles, jadis, d’au moins deux maladies mortelles, avec lequel elle avait commencé le latin et le grec, et qu’elle avait protégé, avec un amour si opiniâtre et si subtil, contre le danger des camaraderies mauvaises et des lectures inavouées. Elle était comme toutes les mères, et comme beaucoup de ceux qui vieillissent : la jeunesse était sans âge devant elle. Elle demandait à Claude : « Dis-moi, mon petit, tu ne vas pas être trop fatigué, ce soir ? C’est tard, minuit. Demain matin, j’écrirai un mot à ton agréé… » Elle aurait écrit, si Claude l’avait voulu, comme elle l’avait fait si souvent autrefois, quand elle disait : « Monsieur le professeur, l’élève Cantereine ne pourra pas assister, ce matin, à votre classe… »
Le deuxième acte allait finir ; Claude et sa mère étaient appuyés et penchés sur le devant de la loge, tout près l’un de l’autre. L’actrice qui jouait le principal rôle, — une très jolie femme que madame Cantereine trouvait même trop jolie, — déclara qu’elle allait se déshabiller. Elle se retira, en effet, au fond de la scène, à gauche, où était un lit à colonnes, dégrafa son corsage, et en deux temps, bras gauche d’abord, bras droit ensuite, l’enleva. Elle commença aussitôt à déboutonner son cache-corset. A ce moment, madame Cantereine poussa un petit cri, et Claude, le nouveau docteur, son Claude de vingt-quatre ans, sentit une main frémissante qui se posait sur ses yeux, et qui les fermait. Cela ne dura qu’une seconde, ce ne fut qu’un geste d’amour maternel. Claude n’essaya pas d’écarter la chère main. Il attendit qu’elle se retirât d’elle-même, puis, quand il la vit s’écarter, pendant que la mère s’excusait en riant : « Pardon, mon petit, cela a été plus fort que moi », il la saisit cette main amie, il l’attira sur ses lèvres, et, sans se soucier des regards ni des sourires, la baisa, et dit : « C’est délicieux de vous avoir pour maman ! »
Je pensais à cette histoire, en visitant, voilà quelques semaines, une exposition de peinture où figuraient exclusivement des œuvres de femmes. On m’avait assuré que madame Cantereine exposait. Pourquoi n’aurait-elle pas, elle aussi, fait un peu d’aquarelle ? Veuve, et moins que fortunée, pourquoi n’aurait-elle pas essayé d’ajouter à ses maigres rentes le produit de la vente de quelque œuvre d’art ?
Des professeurs, dans sa jeunesse, avaient dû lui apprendre à tenir un pinceau ou à travailler le cuir. Je fus sur le point de demander à l’un des surveillants : « Où est le tableau de madame Cantereine ? » et d’ajouter : « Je suis certaine qu’elle a un talent de décoratrice. Voyez-vous, monsieur, toutes les femmes ayant la vocation essentielle de la maternité, leur imagination va tout droit à la parure qui est la préface ou à la maison qui est le rêve dernier ; leur esprit s’y complaît ; leur finesse s’y emploie ; elles ne songent pas beaucoup à l’histoire : et comme elles ont raison ! »
Je traversai les galeries du premier étage, et je fus ravie d’avoir tant d’arguments à la fois pour appuyer ma théorie : de nombreux portraits, naturellement, quelques paysages, mais que de fleurs, et quel sentiment de la fleur ! Les vraies serres de la Ville de Paris, les voilà ! Et je descendis, cherchant toujours l’œuvre qu’aurait soignée minutieusement, et qu’aurait signée la main maternelle de madame Cantereine. Je trouvai bientôt, au rez-de-chaussée, les chefs-d’œuvre de cette exposition.
Une des exposantes avait peint, sur quatre feuilles de paravent, un paysage d’un dessin médiocre, mais encadré par des géraniums qui vivent, et qui respirent ; une autre avait combiné les diamants, les pierres fines, avec des émaux translucides, et fait des bijoux éclatants et simples, des bijoux qui attirent et qui retiennent, même les yeux des hommes, comme cette treille dont mon jardinier me disait : « Elle avait de si beaux raisins, mademoiselle, que tout le monde leur parlait ». Je leur parlai, moi aussi, et, continuant ma visite, j’aperçus, tout près de là, des mousselines peintes à l’huile, transparentes comme les émaux, et des vitrines pleines d’objets en cuir repoussé et patiné.
Assurément, madame Cantereine a choisi cet art intime et toujours demi-deuil. Reliures, pochettes, boîtes, porte-cartes, ceintures, buvards, que de patience, et d’adresse, et de tendresse autour d’une idée, qui finit par se laisser dompter et par entrer dans la peau d’une bête ! Ce tabouret a été acheté par l’État. Ces trois reliures sont vendues… Tiens ! celle-ci ne l’est pas : elle va l’être. J’ai deviné quelle main l’a dessinée. Sur le fond fauve du cuir, elle a semé deux bouquets d’alises pourpres, tiges noueuses qui montent parallèlement, se courbent, et élargissent leur double grappe au-dessus du titre d’or. La femme qui a créé cette merveille avait une âme profonde. Car, pour comprendre une fleur, ou des fruits, il n’est pas besoin d’une sensibilité aussi délicate. Mais, pour faire revivre une poignée de baies, pour choisir ce modèle-là, il faut un être doué pour le songe et pour la souffrance. Dans l’arrière-automne, et presque dans l’hiver, malgré le froid, malgré le vent, les baies résistent, alises, sorbes, cormes, baies de lierre et d’églantine, mûres à tête rouge. C’est tout ce qui reste de la splendeur de l’été ; c’est un peu de vie et de couleur qui se défend ; c’est une petite veilleuse au bout des branches, et qui tremble avec elles, mais qui ne s’éteint pas, et qui tout à l’heure rallumera l’incendie nouveau.