Mémoires d'une vieille fille
XIII
LA PERLE
Il pleuvait interminablement, depuis le matin, depuis le commencement de la dernière nuit peut-être, et les rues de Paris avaient leur glacis de boue couleur de café au lait. J’avais trotté, comme un fiacre, à travers deux ou trois quartiers de la rive gauche, allant d’un dispensaire à une crèche, visitant des amies riches que j’intéresse à mes amies pauvres, lorsque, vers la fin de l’après-midi, je me décidai à rentrer chez moi. J’étais lasse. Chez moi, c’est quelque part au delà de l’Élysée. Je sentais le poids de ma jupe, de l’air saturé d’eau et de fumée, le poids aussi des misères vues et entendues. Les médecins, les chasseurs, les soldats connaissent la songerie stérile de ces retraites sous la pluie. En passant devant le magasin de l’orfèvre Miège, l’idée me vint, subite et qui m’épanouit : « Si j’achetais le bijou ? »
Le projet était déjà vieux de quelques mois, mais j’avais toujours manqué du temps ou de l’humeur qu’il fallait pour le réaliser. Mes amies me répétaient : « Vous n’êtes pas une religieuse. Vous êtes une vieille fille vivant dans le monde, ayant besoin du monde, et transmettant son aumône aux pauvres qu’il aime par procuration. Passe encore de ne porter que des robes sombres, de paraître en corsage montant dans les dîners et les soirées où nous venons décolletées : tout au moins, ma chère, ayez un bracelet, un collier, un médaillon au bout d’un fil, une broche même, oui, une broche d’aïeule, si vous voulez, et qu’on puisse voir, quand vous entrez, que deux minutes avant de quitter votre appartement vous avez pensé à nous ! » La plainte était raisonnable, ou m’a semblé l’être. J’étais décidée depuis longtemps. J’ai donc ouvert la porte de Miège, et fait sonner le timbre.
— Je désirerais voir des colliers, or ciselé seulement.
— Très bien, madame.
Deux jeunes femmes se sont levées. Elles étaient assises derrière le comptoir de droite, et, à la façon dont leurs yeux descendirent entre les paupières, examinant mon chapeau, ma robe et mes bottines boueuses, au petit sourire, identique chez elles deux et finissime, qui suivit l’inspection, je compris que j’étais classée dans la catégorie des petites clientes négligeables. Elles se baissèrent, avec un air de nonchalance affecté, et me présentèrent, sérieusement alors et froidement, comme si le devoir officiel commençait à cet instant précis, deux bijoux qui me firent l’impression, l’un de s’appeler Durand, l’autre de s’appeler Martin : je les avais rencontrés cent fois.
— Cela se porte beaucoup, dit l’une des vendeuses.
L’autre risqua une variante. Je dis nettement :
— C’est quelconque. Je venais ici pour trouver mieux.
Le sourire finissime reparut, mais il ne s’adressait plus à moi. Je tournai un peu la tête, et j’aperçus, au fond du magasin, dans l’ombre, un gros visage rasé, qui exprimait le plus parfait scepticisme et quelque chose de plus. Ces yeux vifs et mordants, ces lèvres fortes que l’habitude de l’ironie avait abaissées aux angles, et fixées dans un rictus amer, disaient, à n’en pas douter : « Vous vous imaginez que cette cliente a du goût ! Vous me demandez de quitter le tabouret où je médite un dessin nouveau ? Allons donc ! Une poseuse comme d’autres ! Elle veut faire la difficile, et tout à l’heure, elle choisira non pas un collier, mais une chaîne de montre, mesdemoiselles, une gourmette avec un cadenas fabriqué à la douzaine, comme pendentif ! Vous ne connaissez pas le goût de la clientèle moyenne. C’est à faire pleurer. Laissez-moi donc ! » De leur côté, les vendeuses insistaient. Leur regard disait, non moins clairement : « Monsieur Miège, vous ferez bien de venir ? »
Elles eurent gain de cause. Discrètement, légèrement, avec un aplomb qui dénotait aussi de l’habitude, elles s’évadèrent, à droite, à gauche, disant : « Nous allons chercher autre chose. » Et ce fut M. Miège, en personne, qui vint derrière le comptoir.
Il était juste aussi grand que moi. Et je vis, de tout près, l’insondable scepticisme de l’artiste. La voix ne corrigeait en rien l’impertinence de la physionomie.
— C’est un cadeau, bon marché, que vous voulez faire ? Une fête ? Un anniversaire ?
— Non, monsieur, j’achète pour moi.
— Alors, c’est un bijou de prix ?
— Pas nécessairement : de style, cela suffit.
M. Miège perdit un peu de son mépris.
— Cette petite chaîne plate, fit-il, un chemin d’or avec ronds points d’améthyste, modèle italien, qu’en pensez-vous, madame ?
— Jolie. Trop jeune pour moi. Je vous demande du classique, monsieur Miège, un bijou qui ne crie pas, surtout qui n’ait pas l’air de concourir avec les autres, et qu’on aimerait même au cou d’une voisine.
Brusquement, il ouvrit une armoire, une seconde, une troisième, puis, avec une tendresse de geste et une habileté de créateur montrant son œuvre, il me présenta vingt colliers merveilleux, dont il expliquait, d’un mot exact, le dessin, l’esprit, les parentés d’art, les harmonies savantes. Il parlait de ses ouvriers ciseleurs, du temps qu’il avait fallu pour exécuter les pièces, des offres qu’il avait refusées, et il répétait, comme un refrain : « Puisque vous aimez le beau travail, regardez-moi le mouvement de cette feuille de lierre, et ces deux enfants qui tiennent le médaillon, et ces émaux où le rouge et le vert sont comme des gouffres, on y peut plonger… »
Le coin de la salle était réjoui par la lumière de nos doigts maniant les bijoux. J’avais oublié la pluie et la fatigue. L’orfèvre avait l’air d’oublier que j’étais une acheteuse, et je me demande encore si, en effet, il ne l’oubliait pas. Je choisis une chaîne assez courte, d’un dessin large, qui retenait un médaillon Renaissance. Au bas du médaillon pendait une perle longue. L’orfèvre ayant énoncé un prix qui dépassait notablement mes prévisions :
— C’est grand dommage, lui dis-je, c’est deux loyers de pauvres de plus que je ne veux dépenser. Je vous laisse donc le collier… à moins que vous n’enleviez la perle…
— Enlever la perle ! interrompit M. Miège, qui reprit le ton du début, vous voulez me faire mutiler une de mes œuvres ! Mais vous n’y pensez pas, madame !
— Je n’y pense plus… Au revoir, monsieur.
Je me détournai, après avoir souri, involontairement, à quelques-unes de ces merveilles que j’allais quitter. Je dis souvent adieu aux choses. Le remarqua-t-il ? M. Miège me rappela :
— Prenez le bijou, dit-il, prenez-le avec la perle, que vous ne payerez pas. Vous le porterez dans les salons de Paris ; il fera, tel que je l’ai rêvé, son entrée dans le monde, avec son air de page et sa plume blanche ; on devinera qui l’a bâti et habillé, on vous dira : « C’est du père Miège », et vous direz oui ; nous n’y perdrons ni l’un ni l’autre…
— Moi surtout. Mais je quitte Paris en avril.
— Eh bien ! vous reviendrez en avril, et ce que je ne pourrais pas me décider à faire aujourd’hui, je le ferai : il aura vécu cinq beaux mois.
J’emportai le bijou, et la convention fut exactement observée. Plusieurs reconnurent, à la correction du style, à la patine de l’or, au moelleux de toutes les courbes, un bijou de chez Miège. Je leur racontai l’histoire. « Il faudra voir, dirent-elles, comment elle finira. »
Voici comment elle a fini.
A la fin de l’hiver, je suis retournée chez l’orfèvre. En m’apercevant, il eut un petit haussement d’épaules, et dit :
— J’aurais presque autant aimé que vous ne fussiez pas revenue… Une perle… j’ai des clientes qui l’auraient oubliée…
Quand il tint, dans sa forte main gauche, le collier dont la beauté était plus grande à cause de la jeune lumière, il le caressa un moment, s’amusant de l’éclat furtif et du grillotis des maillons qui coulaient. Une nuance d’émotion, très discrète, atténua l’expression d’ironie que le vieil orfèvre ne devait pas perdre souvent. Il prit une pince, et, serrant légèrement l’anneau qui attachait la perle longue au médaillon :
— Quel crime vous me faites commettre ! dit-il. Mais je sais maintenant qui vous êtes, j’ai pris mes renseignements, mademoiselle ; vous êtes une artiste dans votre genre, une philanthrope… quelqu’un qui n’est jamais content de sa journée, parce qu’il reste trop à faire…
Il soupira, pressa nerveusement sur les deux leviers de la pince, et l’anneau se rompit, délivrant la perle. M. Miège saisit celle-ci, et, me la remettant :
— Je ne reprends jamais ce qui est sorti de chez moi, dit-il d’un ton bourru, faites-en ce que vous voudrez ; vous en aurez le placement, dans vos œuvres.
J’avais le « placement », en effet. J’ai vendu la perle pour sept cent trente francs : le prix de deux loyers de pauvres, comme je l’avais dit à M. Miège.