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Mémoires d'une vieille fille

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XII
LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE

C’était un peu après la récolte, quand les tourterelles s’en vont. La plupart des fermiers attendent, pour commencer le labour, que les premières pluies aient amolli la terre, mais les trois fils blonds de la Haussière, Julien, Antoine et Toussaint, n’avaient point coutume d’attendre ainsi, et, à peine le froment coupé, mettaient le soc dans les chaumes. Une si belle ferme, de si beaux gars et de si beaux bœufs : on pouvait bien n’en faire qu’à sa tête. Un après-midi du mois d’août, les deux fils aînés qui venaient de tenir la charrue chacun pendant une heure, le troisième qui venait de herser, se reposaient sous un vieux châtaignier, qui avait déjà les feuilles jaunes et toutes ses bogues de châtaignes vertes. Ils s’étaient étendus sur l’herbe de la chintre, et près d’eux, rangées le long du talus, les bêtes soufflaient, lasses comme leurs maîtres.

Julien, qui avait quarante ans passé, cuirassier de l’armée territoriale, calme de visage et lent de parole, dit :

— Ça n’est pourtant pas si difficile de faire comme nous : suffit d’être trois frères qui s’entendent !

Et, sous ses moustaches, comme il riait, on vit le clair de ses dents.

— Ce n’est pas tout de s’entendre, dit Antoine, le plus grand des trois frères et le plus blond : il faut les champs de la Haussière !

Les laboureurs, le herseur et même les bœufs enjugués, regardèrent en ce moment la poussière qui s’élevait des chaumes défoncés, la longue pente nue au soleil et, tout au bout, le toit de tuiles, que coiffait un vieux poirier tordu.

Toussaint, qui était plus brun et plus nerveux que ses frères, s’absorba plus longtemps qu’eux, dans cette songerie qui lui venait toujours quand il voyait la maison, et il dit à son tour :

— Vous ferez ce que vous voudrez, toi Julien, toi Antoine, et le père qui est à la maison, et Mariette qui se mariera probablement avant nous autres : moi, je ne quitterai jamais la métairie !

Personne ne s’étonna, car le serment n’était pas nouveau. Une des juments ayant rué, à cause des mouches, les trois frères se levèrent et se remirent au travail.

Ils vivaient à la Haussière, l’aîné depuis quarante ans, le second depuis trente-cinq, le plus jeune depuis trente-deux ans. Le même cas de force majeure, le service militaire, les en avait éloignés, l’un après l’autre, dans des temps déjà lointains. Ç’avait été la seule absence. Ils n’étaient pas les maîtres, puisque la ferme appartenait au père, mais ils pouvaient dire « chez nous », car ils hériteraient du sol, et ils le cultivaient, et ils l’aimaient passionnément. Ce goût de la terre, le travail qui les réunissait souvent et ne les séparait jamais beaucoup, le même sang, les mêmes espoirs parfois déçus, parfois comblés, et l’amitié qui en naissait, la paix aussi d’âmes religieuses et même pieuses, que l’envie n’entamait pas, formaient, pour chacun des trois frères, un bonheur qui paraissait suffire à Julien, à Antoine, à Toussaint. Les filles de ce coin de bocage vendéen, plusieurs du moins, avaient songé à ces beaux jeunes hommes. Mais tous, ils les regardaient toutes du même air, répondant avec le même sourire gauche aux bonjours qu’elles leur disaient, le dimanche, sur la place de l’Église, quand on se demande, les uns aux autres, des nouvelles des fermes, comme font les marins des îles, quand ils se rencontrent au large. Ils passaient indifférents, les trois fils de la Haussière, et le père qui les suivait, plus lent à cause de l’âge, s’arrêtait plus volontiers qu’eux, et se montrait moins sauvage. A peine s’ils entraient au cabaret. Un verre, deux verres, puis ils partaient. Mais quand personne ne les voyait plus, et qu’ils voyaient leurs champs, c’est alors qu’ils se mettaient à parler, c’est alors qu’ils avaient des regards de contentement et presque d’amoureux, pour l’avoine qui levait, pour le vesceau en fleurs, pour les javelles de blé, ou, dans la saison noire, pour les planches de choux qui s’égouttaient au vent comme des forêts mouillées. Leur sœur Marie accourait à leur rencontre : « Salut, les frères, j’ai du tourteau pour vous ! » Et le père survenait, et disait, moitié sérieux et moitié triste : « Mes gars, vous êtes trop heureux chez moi ; je mourrai sans vous voir établis. »

Un soir d’hiver, avant le souper, à l’heure où les mottes paraissent toutes molles et grises comme du ciel tombé, une femme entra dans la salle de la Haussière, où le métayer songeait, seul sur un banc, et écoutait le bruit de ses étables. Elle était jeune encore et un peu forte ; elle était vêtue de noir.

Le métayer lui fit signe qu’il la reconnaissait, malgré l’ombre, et elle resta debout, émue et baissant les yeux, comme si elle était devant le tribunal.

— Mon oncle, dit-elle, vous savez que je suis veuve, et que j’ai deux enfants de mon défunt, et que nous n’étions pas riches, en nous mariant.

— C’est vrai, ma fille.

— Depuis huit mois, j’ai essayé de conduire toute seule la métairie, et je ne peux pas dire que je n’ai pas réussi. Mais je me fais trop de tourment pour la plus petite chose ; les valets m’obéissent mal ; je n’ai pas la parole assez rude, et je sens bien que je ne peux pas gouverner.

Le vieux hocha la tête, considéra avec attention cette femme qui venait assurément demander quelque chose, et répondit :

— Tant de gens et tant de bêtes à mener, c’est trop pour les trois quarts des femmes, et pour la moitié de l’autre quart. Que veux-tu de moi ?

— Que vous m’aidiez. Vous êtes mon parent le plus proche, et vous avez trois gars.

Le métayer de la Haussière eut un saisissement qui l’empêcha de répondre tout de suite.

Quand il eut rassemblé ses idées, et son courage pour les dire :

— Tu as raison, fit-il. Je dois t’aider.

La femme s’en alla.

Une heure plus tard, après le souper, quand les valets de ferme eurent quitté la salle, et que Mariette se fut mise à laver la vaisselle dans la décharge voisine, Julien, Antoine et Toussaint, accoudés sur le haut bout de la table, éclairés de près par la chandelle qui faisait flamber leurs yeux verts, commencèrent à causer des choses de la ferme, selon leur coutume. Mais le père, qui s’était approché du feu, et qui était revenu s’asseoir à côté de l’aîné, leur fit signe à tous de se taire. Il raconta la visite qu’il avait reçue, et comment il avait promis son aide à la veuve de la Faguinière. Il ajouta :

— Quel est celui de vous, mes gars, qui tiendra ma promesse ? Je n’ai point de préférence pour quitter l’un ou l’autre. Celui qui dira oui, je le laisserai aller.

Il regarda Julien, puis Antoine, puis Toussaint. Mais ils avaient tous les trois tourné la tête, comme ceux qui ne veulent pas être obligés de parler. Dans la salle, contre l’habitude, il y eut un tel silence qu’on entendit longuement la plainte du volet que le vent tourmentait.

Le vieux, qui avait le visage long et tout rasé, laissa paraître, au coin de ses lèvres, comme une petite joie du silence de ses fils. Mais la voix ne mollit point, et elle s’enhardit plutôt, quand il reprit :

— Puisque pas un de vous ne veut s’en aller, c’est donc à moi de commander.

Il les regarda encore une fois tous les trois, et il conclut :

— Toi, mon cadet Antoine, tu iras demain à la Faguinière, et tu y resteras autant de temps que ma nièce aura besoin de toi.

Ni celui qui était désigné, ni les deux autres ne répondirent ; mais ils se levèrent tous, et sortirent dans la nuit qui était froide.

Le lendemain, un peu avant midi, Antoine ayant fait ses adieux à chacun de ceux qui vivaient sur la métairie, prit ses hardes sous son bras gauche, son aiguillon dans la main droite, et chercha le père, qui rôdait dans les granges et dans les étables, et qui se cachait pour pleurer. Il le rejoignit près du pressoir à cidre. Le vieux se détourna. Le fils salua et dit :

— Mon père, je ne peux pourtant pas être seul, à la Faguinière.

— Je ne peux pas non plus, mon pauvre gars, me priver d’un autre fils.

— Non, laissez-moi emmener deux des bœufs noirs de chez nous : ça me tiendra compagnie. Je les achète pour la métairie de là-bas.

Et ils partirent trois de la Haussière, les deux bœufs, et le grand gars roux qui les menait.

Dix-huit mois passèrent. Antoine n’avait pas reparu une seule fois à la Haussière. « Je sens que c’est plus fort que moi, disait-il ; si j’y revenais, j’y resterais. » Il voyait son père ou ses frères, de temps en temps, sur la place du bourg, au cabaret, sur les chemins quand on va livrer le grain au même meunier, et il recevait aussi leur visite, rarement, à la Faguinière. Il habitait une ferme à mi-coteau, dont les champs et les prés coulaient vers le levant. Il avait tout remis en ordre. Il s’était montré bon laboureur, bon faucheur, bon économe, bon chef, un peu rude comme le père, mais point emporté dans le fond, et raisonnable dans sa sévérité. Les voisins disaient : « C’est un homme qui a de l’entendement ; mais il ne parle pas assez. » Il parlait peu, n’ayant guère dans l’esprit qu’une pensée qui n’était point heureuse : le regret de sa Haussière. Ni l’hiver, ni l’été, ni la beauté des récoltes, ni l’estime qui grandissait autour de lui, ne diminuaient sa peine. Presque tous les soirs, quand il avait donné l’ordre de quitter le travail, il laissait partir le harnais, avec les bouviers, les journaliers, les deux enfants qui commençaient déjà à piéter dans les mottes, et il restait seul, en haut des champs. Alors il regardait, du côté du couchant, des terres plates, qu’on devinait plutôt qu’on ne les voyait, et un toit qui n’était pas plus gros qu’un pois, et au dessus les nuages qui étaient toujours rouges, comme le sang d’un cœur jeune.

A la fin du deuxième été, le vieux maître de la Haussière, un après-midi qu’il faisait chaud, buvait un coup de cidre dans la salle de sa métairie. Il venait de dormir dans le foin, et il avait encore des brins d’herbe au col de sa chemise. La porte de la pièce s’emplit d’ombre tout à coup. Il se détourna :

— Bon sang de la vie, dit-il, c’est Antoine ! Mariette, apporte un autre verre ! Qu’est-ce qu’il y a, mon gars, puisque tu reviens ?

Quand le jeune homme se fut assis, il répondit :

— Il y a que je ne peux plus rester.

— Ma nièce t’a renvoyé ?

— Non.

— Tu manques de courage, alors ? J’aurais pas cru ça d’un de mes gars.

L’autre ne répondit pas tout de suite. Il fallut bien un quart d’heure pour qu’il se décidât à dire :

— C’est pas le courage qui me manque ; c’est votre nièce qui est toujours après moi pour qu’on se marie tous deux.

— Est-ce qu’elle te déplaît ?

— Pas plus qu’une autre.

— Eh bien ! mon gars, faut te marier : la ferme est bonne, la femme aussi.

Dix minutes plus tard, les deux frères, Julien et Toussaint, appelés par le père, entraient dans la grande salle. Quand ils surent l’événement, ils se mirent à rire silencieusement, chacun de son côté.

— Qu’as-tu à rire, toi, l’aîné ? demanda le vieux.

Julien se fit prier, puis il avoua, ne riant plus qu’à moitié :

— Notre père, je ne l’aurais pas fait, bien sûr, tant qu’on avait des chances de se retrouver tous trois à la Haussière ; mais, à présent qu’Antoine nous quitte pour ne pas revenir, moi aussi, je vais vous quitter : je veux me marier avec la fille de la métairie du Sableau.

— C’est une jolie ferme aussi, répondit le bonhomme ; mais, dis-moi, Julien, est-ce que ça t’est venu, comme ça, en entrant dans la salle ?

— Oh ! non, notre père, il y a six ans que je lui « cause ». Mais, sans Antoine, il n’y avait rien de fait.

— Et toi, Toussaint, qu’est-ce que tu penses ?

Le plus jeune était le plus vif. Il répliqua, sans hésiter :

— Moi, notre père, je redis ce que j’ai toujours dit : qu’après vous c’est moi qui gouvernerai la Haussière.

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