Mémoires d'une vieille fille
XXV
LES YEUX
Il y en a qui disent tout ; il y en a qui ne disent rien ; la plupart ne disent qu’une ou deux choses, toujours les mêmes.
Depuis le temps que la littérature les célèbre, en prose et en vers, nos yeux de femmes sont un sujet qu’elle n’a point épuisé. Elle y cherche l’amour et rarement la pensée. Nous sommes durement traitées par tant de poètes qui n’écrivent pas pour nous déplaire. Ils aiment seulement en nous l’amour que nous avons pour eux, ou que nous pourrions avoir, et ils nous réduisent à un seul rôle, et nous renferment dans un seul âge. Quelques-uns ont été d’un réalisme aigu, les plus grands. N’est-ce pas Homère qui a parlé de déesses et de mortelles « aux yeux de génisse » ? Il voulait exprimer la longueur de ces yeux, et leur placidité, et leur velours épais, où vit l’unique reflet des herbes et du sol. Il avait des images de pasteur. Et j’avoue que celle-là, toute déplaisante qu’elle soit, m’est souvent revenue à l’esprit. En omnibus, en chemin de fer, dans la rue, dans un salon, le regard d’une voisine ou d’une passante m’a fait songer : « C’est cela même ! O vieillard qui savais combien un mot d’éloge peut porter et cacher de vérités cruelles ! Elles souriaient les jeunes Grecques, flattées de ce qu’un si grand poète admirât leurs grands yeux. Il avait mis en vers les propos de leurs amants. Le reste importait peu ! » Les modernes ont inventé ou répété cent formules, où ils semblent plus épris de la couleur que de la forme des yeux ; j’ai lu, dans les romans et les recueils de poésies, l’irrésistible attrait des yeux couleur de violette, ou noirs comme la nuit, ou jaspés, ou bleus, ou gris de lin. Mais ce sont presque toujours des yeux qui aiment. Et il me semble à moi, que j’ai rencontré dans la vie, plus souvent que ces écrivains, des yeux qui pensent.
Quelle souveraineté ! La beauté pensante ! Elle attire et elle intimide ; elle veut bien se faire toute voisine, elle nous parle, elle nous sourit, mais elle a gardé dans ses yeux l’immensité inconnue d’où elle vient, où elle a passé toute seule, où elle retournera, où l’emporteront ses ailes qu’elle a repliées pour une heure et par pitié pour nous.
Plusieurs religieuses m’ont donné cette émotion délicieuse et cruelle, l’une surtout que je connais bien. Elle est belle et elle ne le sait pas. Elle n’a pas de miroir quand elle attache sa guimpe et qu’elle épingle son voile. Ses compagnes, si elle était laide, l’accueilleraient du même air de contentement fraternel. Quand elle entre, et qu’elle me regarde tout droit, et qu’elle dit : « Bonjour », c’est la lumière qui entre avec elle. Quand elle dit : « Que je suis heureuse de vous voir ! Donnez-moi des nouvelles de tous ceux que j’aime ? J’ai tant pensé à eux ! Où est celui-ci ? Que fait-il ? Et celle-là ? Et celle-là encore ? » Je sens passer sur moi comme une grande vague vivante et accourue du large, toutes les pensées de cette âme, toute sa tendresse, tous ses souvenirs, et quelque chose d’inconnu, de fort et de joyeux, devant quoi je me mettrais à genoux ; mais elle ne le voudrait pas.
Je me souviens aussi d’une femme que je ne verrai jamais et qui cependant m’a parlé, qui m’a regardée, qui a laissé dans mon cœur l’image de ses yeux clairs. Le souvenir est récent encore. Je voyageais en Angleterre, et je m’arrêtai pour un jour dans une ville universitaire. J’avais pour hôte un des directeurs de ce collège célèbre, où la jeunesse est si bien encadrée par les murs sculptés et verdis, les cloîtres, le parc au bord du fleuve, les ormes vénérables, tout le passé énergique et poétique. Nous avions visité la bibliothèque, pleine de trésors qui sont aimés, — tant d’autres, ailleurs, ne le sont pas, — l’église où les stalles des abbés et des chanoines de jadis sont pieusement occupées par les maîtres d’aujourd’hui, et nous étions remontés dans les appartements privés du vice-recteur, en attendant le déjeuner, qui devait avoir lieu à deux heures et demie. J’examinais une série de portraits des plus illustres élèves du collège, photographies, gravures, pendues aux murs du palier. Il y avait aussi des reproductions de tableaux anglais ou italiens, choisies, en petit nombre, éclairées par la lumière des baies larges. Et, tout à coup, je m’écriai :
— Oh ! voilà une merveille !
Le vieux maître anglais, tout blanc, très mince, très grave, ne me répondit pas, mais je vis qu’il s’attendrissait.
— Qui est cette femme admirable ? Est-ce une peinture de primitif ? Qui l’a peinte ? Il n’y a pas de date dans son visage. Elle est l’immortelle.
— Elle vit, me dit-il.
C’était une photographie, demi-grandeur. La tête, droite et vue de face, rappelait par ses lignes ces sculptures antiques qui expriment puissamment le repos, l’équilibre, une sorte d’harmonie plus qu’humaine. Aucune grâce mièvre, aucun ornement : des joues pleines, des lèvres sérieuses, une chevelure abondante et légère, blonde assurément, relevée autour du front. Tout le prodige était dans les yeux. Ils étaient clairs et profonds, ardents et comme délivrés du souci d’être beaux. Par quel hasard, avec leur image, avaient-ils donné leur magnificence, leur secret, leur pensée même qui s’était imprimée sur cette feuille de papier ? Je ne sais. Je conversais avec eux comme avec des yeux vivants. J’y devinais une intelligence jeune et hardie, pleine d’idées qui ne sont point dans les livres, mais que l’esprit trouve dans ses voyages, au large du monde, et qui le suivent d’elles-mêmes, sans l’alourdir, comme du soleil au bord des voiles. A quel pays appartenait cette femme étrange ? A quelle petite catégorie de nos sociétés humaines ? Riche ou pauvre ? Lettrée, ignorante, inconnue ou illustre ? Rien ne l’indiquait. La robe, un peu échancrée, et qui laissait voir l’attache du cou, avait l’air d’être faite d’une étoffe sombre et commune.
Déjà, plusieurs fois, mon hôte m’avait fait signe, mais je ne l’avais pas vu. Des ombres avaient passé derrière nous, et je n’avais pas compris. Il jouissait silencieusement de mon admiration. Enfin, il dit :
— C’est le portrait de la femme d’un poète écossais, poète elle-même. Elle est de nos amis très chers, malgré la différence des âges. La photographie qui vous a arrêtée au passage, et qui est un chef-d’œuvre, a été faite par une ancienne domestique de chez nous. Oui, une domestique, qui était sans le savoir une artiste géniale.
— Le chef-d’œuvre, monsieur, c’est surtout le modèle.
Le vieil humaniste se tourna vers moi. Une joie vive, celle d’un souvenir préféré, faisait battre les cils blancs de ses paupières. Il répondit, avec une lenteur passionnée :
— Vous dites bien. Quand elle nous fit l’honneur de venir ici, voilà trois ans déjà, j’étais au fond de mon jardin. On m’appela. Je l’aperçus debout, dans le matin, sur la plus haute marche du perron. Le vent jouait avec ses cheveux dorés. Elle me regardait approcher, elle me regardait avec ces yeux dont vous n’avez ici que la fumée et la nuit. Je n’ai jamais rien vu qui fût plus pareil à un rêve.
Il s’inclina.
— Mademoiselle, ajouta-t-il, voilà dix minutes que mes invités et ma famille sont descendus dans la salle à manger. Nous les rejoindrons s’il vous plaît. Et il m’en coûtera comme à vous.
Les yeux qui pensent, les yeux de femme où passe un autre songe encore que celui de la tendresse, je les ai vus partout, et la campagne profonde ne les ignore pas. Des êtres de choix y vivent çà et là, dans les fermes, dans les bourgs. Celle-là avait une bien singulière puissance de regard, qui vivait dans un village de notre Beauce où l’esprit n’est pas toujours alerte, ni tourné vers le ciel ou le lointain de la terre. Elle s’appelait Fernande. Elle était, avec sa sœur Louise, la plus fine couturière du pays. Toutes les deux, occupées du matin au soir, et du 1er janvier au 31 décembre, ne chômant que les dimanches, elles travaillaient tantôt chez elles, tantôt chez d’autres, toujours pour d’autres. On disait : « Elles se ressemblent, à les croire jumelles, et toutes les deux elles ont oublié d’être bêtes ». C’est un oubli qu’on leur pardonnait peu. Elles s’en vengeaient en commérant beaucoup, assises côte à côte, pendant les heures longues où le jour augmentait et diminuait sur l’aiguille en mouvement. Leur élégance, leur belle taille, leurs yeux noirs dans des visages roses, étaient renommés également. Les vieilles mères, qui ne s’y connaissent plus, disaient : « Si j’étais obligée de choisir, je ne sais pas laquelle des deux je choisirais ». Mais si toutes les deux avaient l’esprit vif, Fernande seule avait ce cœur inquiet que la fatigue du jour ne suffit pas à endormir. Elle étudiait la physionomie des gens et des bêtes ; elle tirait une philosophie des histoires qu’on lui contait ; elle goûtait la beauté des soirs ; elle pensait au monde vaste qu’elle ignorait, et même à la mort, et cela lui faisait une âme plus grande que celle de Louise. Mais rien ne le révélait, et, pour tous leurs voisins, elles étaient « parfaitement jumelles ».
Un soir que, par hasard, elles avaient travaillé, l’une chez elle, l’autre au dehors, Fernande, qui revenait d’une des fermes assises sur le dos de nos longues houles beauceronnes, trouva Louise toute changée, inquiète et capricieuse, et silencieuse contre la coutume. « Qu’as-tu, ce soir ? » Elle chercha ; elle découvrit assez vite que Louise n’était pas triste ; bientôt après elle devina le secret. Louise était aimée ! Louise avait reçu dans la journée la déclaration d’un amoureux. Louise se demandait si elle dirait oui, et le doute n’était guère possible. Pourquoi était-elle inquiète ? Bien tard, dans la nuit, comme elles causaient encore, et que Fernande pour la vingtième fois demandait : « Qu’as-tu ? » Louise se leva soudain, la regarda durement, et dit :
— J’ai peur de tes yeux !
Elle avait eu peur de la pensée. L’amoureux revint, et Louise eut soin de lui donner rendez-vous à l’autre bout du village, dans le jardin d’une amie. C’était un honnête homme, un peu lourd, qui n’avait pas l’humeur conquérante, et à qui suffisaient les yeux de Louise et les économies qu’elle avait amassées. Cependant, quoi qu’il fît, trois mois après qu’il eut commencé à « causer » avec Louise, huit jours seulement avant les noces, les deux jumelles se quittèrent.
Fernande, en larmes, vint me voir. Elle partait. Elle allait chercher sa vie dans un autre village où elle avait une parente. Elle pleurait ; elle accusait sa sœur ; elle disait :
— Regardez-moi, mademoiselle ! Est-ce que je suis une coquette ?
— Oh ! non, Fernande.
— Eh bien ! mademoiselle c’est à cause de mes yeux, pourtant, que je m’en vais ! Ma sœur est comme folle. Croyez-vous qu’elle m’a dit hier : « Je ne puis plus te souffrir. Quand tu lèves les yeux sur moi, je cherche s’il n’y est pas. »
Je la regardai. Et je donnai tort, sans le dire, à celle qui s’en allait. Elle avait des yeux qui pensent ; l’autre n’avait que les yeux qui aiment.