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Mémoires d'une vieille fille

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VIII
MONSIEUR JOSUAH

Puisque je m’occupe des pauvres, j’ai donc connu beaucoup d’artistes, ou du moins beaucoup de gens qui se disaient tels. C’étaient presque tous des hommes. Les femmes ne prennent ce titre que lorsqu’elles sont jeunes, et qu’elles peuvent y ajouter « lyrique » ou « dramatique ». Et c’est à peine un mensonge. Il n’a jamais trompé que ceux qui l’ont bien voulu. Les hommes persistent plus longtemps à inscrire sur leur carte de visite : « artiste peintre, sculpteur, photographe, ciseleur, tourneur, comique… », sur la pauvre carte qui a passé par tant de mains de concierges ou de cuisinières, a monté tant d’étages, en a tant descendu, et n’est pas revenue, chaque fois, avec vingt sous. La plupart ne peignent plus, ne sculptent rien, ne cisèlent que les routes de France en traînant leurs souliers, et ne jouent la comédie qu’à moitié, pour vivre, devant des spectateurs qui n’applaudissent point et se défilent volontiers. On les écouterait mieux s’ils n’étaient pas « artistes ». Le peuple qui peine dur, celui des campagnes ou des métiers, se défie de ces mendiants qui ressemblent à des rentiers par le vieux chapeau de soie, la vieille redingote, le vieux reste de prétention, ou l’accent, ou l’œil qui a vu trop de choses. Ils le savent, mais cette fausse noblesse les console peut-être. Ils y tiennent. Et puis, dans le nombre de ceux qui se disent artistes, j’en ai connu deux ou trois qui avaient dû l’être.

Josuah Orset fut même un peu de mes amis. Il avait un prénom admirable, et qu’il prononçait avec sentiment : « Josuah, mademoiselle, pour vous servir » ; il avait un nez de modèle, droit et long, des yeux demi-fermés, clignotants, luisants d’un reste de feu et d’un reste d’esprit, une barbe grise en queue d’hirondelle, de longs cheveux autour d’une tonsure, une vareuse autrefois noire, une habitude de la blague qui lui faisait croire, à lui-même, qu’il venait de quitter l’atelier ; il avait surtout, signe de la profession, une boîte à couleurs et un appui-main, qu’il portait en tout lieu.

Quels étaient le passé de cet homme, son état civil, son âge exact, la raison ou les raisons qui l’avaient fait déchoir, s’il avait eu un rang ? Personne ne l’a jamais su.

Un soir, après une pluie d’octobre, qui l’avait trempé jusqu’aux os, il sonna à la porterie d’un couvent de Trappistes, situé, comme tous les couvents de cet ordre, en pleine campagne, dans un pays de chênes et de coteaux. On lui ouvrit.

— Je voudrais faire une retraite ? dit-il.

— De combien de jours ?

— De trois.

Comme l’hospitalité des Trappistes a toujours dépassé, en largeur et en discrétion, même celle de l’Écosse, il se trouva bientôt dans une chambre nue, mais parfaitement propre, devant un feu clair qui séchait la vareuse, près d’une table sur laquelle était posé un livre de méditations, n’ayant eu à fournir aucune référence, — il en avait très peu, — content d’avoir chaud, content de penser au souper, même maigre, dont l’heure approchait, flatté surtout d’avoir été accueilli, au seuil de l’hôtellerie, par le Père abbé en personne, et par le prieur, qui l’avaient reçu avec beaucoup de respect et de dignité, comme un personnage, selon la règle.

Pendant trois jours, il vécut dans ce monde de silence, lisant un peu, songeant davantage, assistant aux offices, se promenant seul dans un grand jardin clos, n’ayant de relations qu’avec un vieux trappiste, carré de tête et de corps, bourru de ton, bêcheur de pommes de terre, semeur de blé, faucheur de foin, qui lui parla d’éternité. Il s’habitua au mot, et bientôt à l’homme, qui était simple comme un paysan, et qui jugeait durement le monde et indulgemment chacun des hommes dont il parlait.

Le quatrième jour, au matin, il descendit, avec la boîte de couleurs et l’appui-main, dans le grand corridor, voûté et vitré, qui s’étendait, au rez-de-chaussée, sur toute la longueur du jardin. Il envoya chercher le prieur pour lui faire ses adieux, et lui demanda même, par politesse d’artiste, s’il ne devait pas quelque chose pour une si bonne hospitalité.

Il lui fut répondu que « messieurs les hôtes » n’étaient point obligés de donner, et que, s’ils croyaient devoir le faire, ils pouvaient donner ce qu’ils estimaient convenable.

Josuah Orset trouva que ce n’était pas cher. Et, ayant remercié le prieur qui s’éloigna aussitôt, après l’avoir salué, il eut une idée. Peut-être l’avait-il eue déjà, il est vrai, mais, en ce moment, elle lui sembla plus digne d’attention. Il s’approcha de la pancarte qui pendait à droite de la porte d’entrée, et se mit à méditer, — il savait maintenant ce que c’était — le « règlement de l’hôtellerie ».

Ce fut une demi-heure extrêmement recueillie. Personne ne la troubla. Les grands corridors blancs n’avaient plus même un papillon, battant de l’aile contre les vitres.

« Article premier. — Messieurs les hôtes se lèvent à cinq heures, et se rendent à l’église le plus tôt qu’ils peuvent. »

— Je me lève plus volontiers de bonne heure depuis que je suis vieux, songea Josuah. Il y a une harmonie singulière entre la vieillesse et le matin. L’article ne me gênerait guère.

« Art. 2. — Ils assistent tous les jours à la messe de communauté, aux vêpres et au Salve Regina. Le coucher aura lieu à huit heures en hiver, à neuf heures en été. »

— C’est un régime dont je n’avais pas l’habitude, avant ma retraite, et qui pourrait être amendé. Je pourrais être, sans doute, en demi-retraite, comme on est en demi-solde. D’ailleurs, le chant du Salve m’a donné une forte émotion artistique. Je l’entendrai volontiers chaque soir. Ces Frères en brun, d’un côté de la nef, ces Pères en blanc, de l’autre ; ces têtes énergiques devinées à travers l’ombre, ces voix graves que recueille l’air muet du dehors…

« Art. 3. — MM. les étrangers doivent toujours éviter la rencontre des religieux et des frères convers, et s’écarter des lieux où ils sont à travailler. Les religieux, étant astreints à un perpétuel et rigoureux silence, ne peuvent donner aucune réponse à ceux qui leur adresseraient la parole. »

— Article magnifique ! Quelle satisfaction de ne plus entendre les hommes parler, et d’avoir la certitude qu’ils ne vous interrogeront pas ! Voilà un vœu que j’ai souvent formé, et que j’ai cru irréalisable… Des sympathies qui se taisent ; des antipathies qui ne s’expriment pas ; des défiances qui n’ont pas la permission de se traduire par des mots ou même des gestes… Je n’ai trouvé cela qu’ici.

« Art. 4. — MM. les étrangers qui amènent avec eux leurs chevaux ne doivent régler avec le Père hôtelier que leur propre dépense. Pour celle des chevaux, ils s’entendent avec le Frère chargé des écuries. »

— Cela ne me regarde plus, dit Josuah. Mais l’ensemble des conditions m’agrée.

Il sortit aussitôt, et traversa le jardin sablé de sable de carrière, car il venait d’apercevoir, en se détournant, la tête chenue du prieur entre deux cônes de poiriers.

— Monsieur le prieur, fit-il, j’ai eu une idée que je crois bonne. Je voudrais demeurer ici.

— A quel titre ?

— Comme peintre.

— Nous avons deux frères qui s’entendent assez bien à étendre le minium et à délayer le badigeon. Cela nous suffit.

— Mais pardon, je suis peintre d’histoire.

Le vieux grognard, retraité sous la bure, et qui ne saisissait pas très bien la nuance, répondit à tout hasard :

— Nous n’en usons pas.

— Mais vous avez une église ?

Le prieur ne répondit pas, étant ménager des mots.

— Votre église est nue comme vos granges. Je propose de décorer le chœur. Je ferai une grande composition, comme nous disons. Vous me nourrirez, et je vous donnerai mon travail. Je serai au pair. Acceptez-vous ?

Le vieil homme considéra ce chemineau, et il songea sans doute que, lui aussi, il avait fait de rudes étapes, avant de trouver l’abri.

— C’est à voir, dit-il simplement.

Josuah eut la permission de rester. Il eut sa chambre, son couvert d’étain, son coin de buanderie transformé en atelier, pour le travail de l’esquisse. La campagne environnante lui plaisait infiniment. Les derniers jours d’automne l’invitaient à la rêverie. Il jouissait d’assister à cette fin de moisson sans paroles ; de voir les charrettes pleines de sacs de pommes de terre, ou pleines de tiges de maïs, ou de trèfle sec, rentrer au pas des bœufs. Les bouviers, en froc blanc ou brun, quand ils le rencontraient, dans les chemins creux, pensaient : « Monsieur Josuah cherche l’inspiration. »

Elle devait être bien cachée, à en juger par tant de promenades faites pour la découvrir.

Elle finit par venir. Elle était quelconque. Le peintre, sur un immense papier, traça, au fusain, quelques silhouettes groupées, des ronds qui représentaient des nuages, une barre qui figurait la terre, cinq rayons autour d’un noyau, qui devait être une étoile. Le titre de l’œuvre, était : « Le Cortège des rois mages. » Josuah s’était décidé à traiter, après quelques autres, ce sujet qui permettait de mettre en scène trois rois, — il avait toujours désiré en peindre un, — trois écheveaux de personnages derrière eux, et tout autour une ménagerie complète. Il y avait bien, de ci, de là, des jambes ou des pattes trop longues, des bras trop courts, des cous drôlement attachés. Mais n’est-ce pas ainsi, souvent, dans la nature ?

Les juges de l’esquisse ne firent pas d’objections. Et l’artiste comprit qu’il avait devant lui tout l’hiver assuré : coucher, manger, chauffage, sans compter la compagnie de ces moines silencieux, qu’il commençait à aimer.

Il fallut tout le printemps pour dessiner les personnages, d’après nature. Par grande faveur, l’artiste obtint de faire poser devant lui quelques vieux frères, un notamment, qui était chargé de la basse-cour, et qu’on voyait, trois fois le jour, s’avancer jusqu’au milieu de la grande cour des étables, s’arrêter et tourner la manivelle d’une petite crécelle pendue à sa ceinture, et dont le grincement rassemblait les poules éparses sur les fumiers. L’été fut employé à peindre sur toile la grande composition ; l’automne à la fixer autour du chœur de l’église et à la corriger.

La correction ne finit jamais. Deux ans plus tard, Josuah était encore à la Trappe, quelquefois au sommet de l’échelle roulante, reprenant un bout de draperie, ajoutant un ange pour masquer un trou dans le tableau, allongeant la barbe d’un mage, ou mettant du poil neuf aux jambes grêles des chameaux ; mais plus souvent dehors, dans les champs où ne s’arrêtait jamais, de l’aube au crépuscule, le travail muet des hommes.

Il s’était habitué. Il s’était senti aimé. Compris ? c’est autre chose. Comme il n’y a jamais eu de cœur vivant sans une fibre cassée, Josuah, dans sa joie, avait un regret mêlé. Il avait peut-être des juges : il n’avait point de public. Les étrangers visitaient rarement la chapelle, marchands de chevaux ou de bœufs pour la plupart, éleveurs de porcs, acheteurs de foin ou de blé de semence. On voyait, le matin, quelques blouses bleues, parmi les robes de bure retroussées jusqu’aux genoux et tachées par la boue des chemins ; elles disparaissaient vite du côté des étables ou des greniers. Quant à ces vieux Pères, blancs de cheveux, bronzés de visage, quand ils se prosternaient dans leurs stalles, quand ils se relevaient, quand ils chantaient, ils étaient admirables à voir, images saisissantes de la prière, de la pénitence et de la force, mais voyaient-ils ? Voyaient-ils les trois mages, et les trois cortèges, et la bordure symbolique du panneau, où l’on eût dit que l’arche de Noé avait versé son contenu, tant les bêtes y abondaient ? Josuah inclinait vers la négative. En tout cas, ils n’exprimaient pas leur avis, et c’était, pour Josuah, comme s’ils n’en eussent pas eu.

Deux ou trois fois, croisant l’un d’eux, au seuil de la chapelle, il avait essayé de le faire parler. Il avait dit, à demi-voix respectueuse, et désignant de la main la peinture magistrale :

— C’est enfin achevé… Trois ans d’effort… Depuis trente ans, je n’en avais pas fait autant, parce qu’il y a des mortes saisons, dans la carrière d’artiste… Mais je tiens mon œuvre… Je crois que je puis être content ?

Le vétéran s’était borné à saluer en passant, un peu plus bas que d’ordinaire.

La vanité de l’artiste était restée souffrante. Sauf en ce point, depuis le commencement de son séjour à la Trappe, M. Josuah s’était beaucoup amendé. Il avait eu l’exemple et il avait eu le temps. Ce chemineau était devenu une manière de cénobite. Quand il développait ses idées sur l’art, dans les rares occasions où la loi du silence était levée, presque toute la communauté l’admirait. D’autres souriaient. Tout le monde lui était fraternel. On s’inquiétait déjà de le perdre.

— Monsieur Josuah, notre artiste, me semble bien souffrant, dit un jour le prieur.

C’était vrai. L’hôte de la Trappe était le seul à ne pas s’en douter. Il ne souffrait pas ; il finissait. Un après-midi de printemps, que le soleil plus vif, à travers la paille des ruches, pénétrait jusqu’aux abeilles et les mettait en rumeur, le peintre vit passer dans la cour le frère chargé du rucher, un paysan d’hier, jeune, élancé, qui avait l’air d’un soldat par la hardiesse de l’allure et d’un enfant de chœur par la naïveté de son visage, tout piqué de taches blondes. Le frère s’en allait, les mains cachées sous la bure, le museau levé comme les jeunes chiens qui sentent de loin les bois pleins de gibier ; il aspirait le vent où avaient éclaté les grains semés par lui dans les labours d’hiver, et il allait vers ce bosquet planté de mûriers et clos d’une palissade, où les ruches s’éveillaient.

— Frère Jean ?

L’autre continua sa route, et le dépassa.

— Frère Jean, par charité, venez avec moi rendre visite aux mages ! C’est l’heure où, par les vitraux, le soleil les enveloppe, comme dans les plaines de Judée ? C’est l’heure où je les ai vus, et où personne ne les voit !

Frère Jean hésita, se détourna, et suivit l’artiste, qui marchait difficilement, malgré la joie, et qui se frottait les mains, d’avoir trouvé un public, et levait la tête, aussi, vers sa peinture encore cachée.

Quand ils furent à l’entrée du chœur, le frère à gauche, l’artiste à droite :

— Frère Jean, regardez ces trois têtes : quelle majesté dans Balthasar, quelle bonhomie dans Gaspard, quelle inquiétude chez Melchior ! Et les trois cortèges, sont-ils assez bien réglés sur l’état d’âme des monarques ? Qu’en dites-vous ?

Il n’eut pas de réponse.

— Songez que j’ai employé deux ans, deux grandes années à peindre ce panneau. Je ne les regrette pas. Je puis bien vous assurer que c’est là le meilleur travail de ma vie, et presque le seul. Mais je l’ai fait pour des muets volontaires, qui m’ont commandé l’ouvrage, m’ont accueilli ou plutôt recueilli, ont comblé de prévenances un pauvre diable qui ne demandait que le pain et le gîte, mais qui ne m’ont pas jugé. J’en souffre, frère Jean. Dites-moi, vous qui êtes sans détour et sans parti pris, qui ne savez pas ce que c’est que l’impressionnisme, ni que le symbolisme, ce que vous éprouvez en regardant mes mages ?

Le fils des laboureurs voisins ne devait pas éprouver grande émotion d’art. Il ne regardait avec attention que les parties vivement colorées de la décoration, ou les visages qui lui semblaient de connaissance. Et ses mains levées, sa tête penchée, son air de déconvenue faisaient comprendre qu’il regrettait de chagriner M. Josuah, mais qu’il ne pouvait rien dire, rien du peu qu’il pensait.

La poursuite de l’éloge est la plus âpre de toutes.

— Frère Jean, continua l’artiste, ce n’est pas de mon art seulement qu’il s’agit : c’est du repos de mon esprit. J’ai beaucoup médité, à votre exemple ; j’ai senti, dans votre solitude, monter mon ambition. Répondez-moi, car je veux savoir si j’aurai le mérite que j’ai cru acquérir. Comprenez-moi bien. Ce que nous appelons art, nous autres, c’est quelque chose de nos âmes que nous mêlons à nos œuvres, à force d’amour. Ces pensées, enchaînées à la matière, restent là frémissantes, et reconnaissables, et ceux qui les aperçoivent nous admirent en elles. Mais j’imagine qu’elles s’échapperont du marbre, ou de la toile, ou de la planche de cuivre, le jour où nous mourrons, et qu’elles crieront à Dieu… Vous suivez bien, Frère Jean ?

Il entendit un faible oui.

— Qu’elles crieront à Dieu : Me voici ; je suis une pensée de ce pauvre homme qu’on nomma le peintre Josuah ; j’habite la toile qu’il a peinte, je suis l’auréole, la couleur, la ligne, le geste de ses mages ; j’ai embelli des heures qui eussent été inutiles ou mauvaises, pour lui et pour d’autres. Pardonnez-lui, à cause de moi, Seigneur, à cause des semailles qu’il a faites…

Le jeune frère, regardant vaguement au-dessus des cortèges, dit cette fois :

— Comme c’est religieux !

Parlait-il de la peinture ? Josuah le comprit ainsi, et fut joyeux. Et personne ne le détrompa jamais, car, à peine avait-il prononcé ces trois mots, arrachés par la pitié, frère Jean sortit en toute hâte.

Josuah mourut à la Trappe. On voit sa tombe parmi celles des frères bruns, et son cortège des mages n’a pas été recouvert d’un badigeon.

Je n’ai guère vu d’aumône plus discrètement faite, ni continuée, même au delà de la vie.

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