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Mémoires d'une vieille fille

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XV
LES ÉTRENNES

— Mesdemoiselles Caille, pouvez-vous me rendre un service ? C’est pressé : il s’agit de transformer les manches de mon corsage ?

— Il n’est pas trop de Paris ? Pas trop compliqué ?

— Prenez quand même : adroites comme vous l’êtes, vous vous en tirerez toujours.

Nous voici parties, elles et moi, dans une conversation qui eût mis les voisines aux écoutes, si mesdemoiselles Caille avaient de proches voisines. Mais tout le monde sait qu’elles habitent la dernière maison du bourg, et que celle-ci, bâtie en profondeur, ayant sa porte ouverte sur la route, ouvre sa fenêtre de gauche sur un champ, celle de droite sur un jardinet. Personne ne nous écoutait, non, pas même la vieille mère dont le battoir, près du puits, sonnait en mesure, bruit sourd et familier, que l’écho renvoie en dormant. Les deux sœurs, — on continue, par habitude, de les appeler mesdemoiselles, bien que l’aînée soit mariée, — mademoiselle Marie qui passe un peu la trentaine, mademoiselle Joséphine qui la suit de près, étaient assises au milieu de la salle carrelée et nue qui leur sert d’atelier. L’ouvrage pressait. Elles n’avaient pas cessé de travailler, mais elles s’interrompaient de coudre, et se redressaient, tantôt l’une, tantôt l’autre, quelquefois pour se reposer, quelquefois pour sourire, quelquefois pour me regarder, par politesse, en me répondant, moi qui étais debout, le long des vitres de la fenêtre. Je voyais alors leurs yeux jeunes, leurs paupières plissées par le jour, et l’ample mouvement de leur poitrine qui s’ouvrait, s’emplissait d’air et frémissait toute. Je ne sais plus de quoi nous parlions ; les mots, souvent, n’ont qu’un sens de caresse, et disent simplement : « Nous ne sommes qu’un bavardage d’amitié, rien de plus ; on est bien ici. » Elles le comprenaient, mesdemoiselles Caille, si nettement qu’après dix minutes, l’aînée devint sérieuse tout à coup, baissa la voix, et soupira :

— Mademoiselle, je n’osais pas, la dernière fois que vous êtes venue ; mais j’ose à présent : j’ai un gros ennui.

— Moi aussi, fit la seconde, et c’est le même.

J’eus un doute, je l’avoue, et ce début de confidence m’en rappela d’autres, lamentables ; mais je me trompais ; je le vis presque aussitôt : elles n’avaient pas baissé les yeux.

— C’est par rapport aux Mystères de la grande vie, dit l’aînée.

— Moi, par rapport aux Joyeuses Amours, dit Joséphine.

— Soixante-dix-sept livraisons, Mademoiselle !

— Moi, mademoiselle, soixante-neuf ! Et elles sont toujours doubles !

Elles reprirent ensemble :

— Croyez-vous ! Des pauvres couturières comme nous ! Ah ! nous en avons fait, une sottise ?

J’interrogeai ; mesdemoiselles Caille m’apprirent qu’elles avaient souscrit à deux ouvrages illustrés « par les meilleurs maîtres », et que faisait paraître « la plus grande librairie du monde », à Paris. C’étaient les Mystères de la grande vie, et les Joyeuses Amours, deux romans qu’elles avaient choisis, dans une longue liste des chefs-d’œuvre à l’usage des pauvres. La grande vie avait plu à l’aînée ; les amours, avec l’épithète de « joyeuses », avaient plu à la seconde, qu’un ouvrier du pays courtisait en ce moment. Une livraison par semaine, une livraison à soixante-quinze centimes, la charge n’était pas lourde. On rirait bien pour ce prix-là, on aurait la lecture, les images, et le rêve qui tient ensuite compagnie. Pouvait-on résister ?

— Et puis, mademoiselle, ajouta Marie, il y avait une dame, qui était venue exprès de Paris, pour nous faire signer ; elle est restée plus d’une heure chez nous ; elle était si bien habillée, et elle parlait tant et si vite, que nous ne savions dire que comme elle, ma sœur et moi. Elle nous a promis des primes.

— A moi une glace, dit Joséphine.

— A moi une étagère, dit Marie. Seulement, la prime n’est livrée qu’après la cinquantième livraison, et encore il faut, pour la recevoir, envoyer vingt francs de supplément… Ah ! mademoiselle, comme j’y renoncerais, à la prime si je pouvais me désabonner !… Ce n’est pas gai pour moi d’entrer en ménage avec un franc cinquante de dettes par semaine. Je ne l’ai pas encore avoué à mon futur.

— Ni moi à mon mari, mademoiselle. Depuis que je lis les Mystères de la grande vie, quand il me demande des comptes, je suis obligée d’inventer des blagues. J’aimerais mieux pas. Si vous pouviez nous tirer d’affaire, ma sœur et moi !

Nous fîmes des comptes, penchées toutes trois au-dessus de la table, dans le tiroir de laquelle elles serraient les livraisons « doubles », les prospectus de la plus grande librairie du monde et les engagements, hélas ! doubles aussi et dûment signés. Chacune avait déjà versé cinquante-quatre francs. Mais ce n’était pas la moitié de la somme promise. Pour les Mystères et leur prime, Marie devait 135 fr. 50, et Joséphine, pour les Joyeuses Amours, devait 123 fr. 50. Elles connaissaient les chiffres ; mais quand elles les revirent, écrits de ma main sur une feuille de papier d’emballage, elles se mirent à pleurer. Je m’attendris par contagion, et je sortis, mécontente de moi-même, n’ayant pu trouver le remède, ou la formule d’espoir, l’ordonnance qu’on me demandait.

Rentrée chez moi, je m’interrogeai. Que fallait-il faire ? Porter plainte au procureur de la République, dénoncer ce commerce dont toute la campagne est victime ? Mais toutes les précautions étaient prises, les pièces régulières, les légalités constantes. Fallait-il au moins réclamer avec indignation, essayer d’intimider, dire à l’entrepreneur ce que je pensais de ses feuilletons populaires à cent francs l’exemplaire, de son texte, de ses gravures sur bois, de ses primes ? Je n’aurais fait qu’enrichir sa collection d’autographes. Tout lui avait été dit, et Marie, et Joséphine avaient déjà dépensé six timbres et six fois exprimé leurs sentiments, dans un langage d’une clarté qu’aucun ornement ne diminuait. J’allais céder à ce mouvement, lorsqu’un souvenir me revint à l’esprit, un mot, la devise d’un avoué de la Seine, qui disait : « La dernière ressource contre un adversaire, c’est de faire un éloquent appel à la qualité qui lui manque le plus. La difficulté est dans le choix. » Quelle vertu invoquerais-je ? Un moment je fus perplexe. J’écartai la justice, à cause des images que le mot peut évoquer ; j’écartai l’honneur, comme un peu vague, et je me décidai pour la sensibilité. Je m’adressai au bon cœur de la plus grande librairie du monde, en la personne de son gérant. Je peignis la pauvreté de mes clientes, leur regret d’avoir signé, leur désir de ne plus recevoir la publication de grand luxe, leur confiance et la mienne dans l’équité de la maison. J’ajoutai un timbre pour la réponse, j’écrivis en belle ronde le nom du château de ma sœur, et je mis la lettre à la poste.

Les maisons les plus exactes ne répondent pas par retour de courrier, quand c’est un service qu’on leur demande. La plus grande librairie du monde me fit attendre trois semaines.

Un matin, à la fin de décembre, le facteur m’apporta, enfermées dans une enveloppe de papier bulle, cinq lignes de belle écriture signées d’un nom illisible.

Je sautai de joie après les avoir lues, et vite je repris le chemin du bourg. En montant parmi les guérets, je sentais combien la jeunesse et la joie sont une même chose. J’allais sans m’essouffler, et je voyais le bleu à travers les nuages. Le carré de papier que j’avais glissé dans mon corsage me tenait chaud. Il me semblait que j’étais encore toute petite, et que je portais dans mes bras les étrennes d’une de mes sœurs : « Tiens, regarde, voilà ce qu’on m’a donné pour toi ! » Les trois saules du village beauceron luisaient comme des aigrettes. Les femmes que je rencontrai dans les chemins sourirent l’une après l’autre, comme si elles devinaient. Une puissance créatrice était en moi, et renouvelait le monde devant mes yeux.

Quand j’entrai dans la maison de mesdemoiselles Caille, Marie, chaussée de sabots et les jupes retroussées, lavait le carreau de l’atelier.

— Appelez votre sœur, lui dis-je. J’ai une réponse.

Comme j’avais pris une physionomie grave, Marie crut que la réponse était mauvaise. Elle fit cinq ou six pas, lentement, levant son balai en mesure, comme une canne, et, s’arrêtant sur le seuil de la chambre voisine, elle appela sa sœur, d’un brusque geste de la tête rapprochée de l’épaule. Joséphine apparut aussitôt, s’appuya sur elle, dans l’encadrement de la porte, m’aperçut, comprit, et devint toute sérieuse à son tour.

J’avais tiré la lettre de l’enveloppe. Je commençai de lire :

« Mademoiselle, en possession de votre honorée du 5 courant, nous vous ferons observer que les abonnements ne comportent aucune clause de résiliation… »

Les visages s’assombrirent. Je continuai :

« Néanmoins, prenant en considération les raisons que vous nous exposez, de notre plein gré, nous consentons à délier de leurs engagements mesdemoiselles Caille. »

J’entendis un cri : « Eh ! la mère ? » Mais je ne sais pas qui l’avait jeté : mes couturières, d’un même élan, avaient couru à moi, et, comme si j’étais devenue, du coup, la sœur aînée, m’embrassaient, s’exclamaient, m’interrogeaient, se disputaient la lettre : « C’est-il possible ?… On ne doit plus rien ?… Oh ! mademoiselle, que je suis contente !… Moi, à cause de mon mari !… Et moi à cause de mon futur !… »

Ce fut une petite minute parfaitement incohérente et fraternelle.

L’arrivée de la vieille mère y mit fin. La mère Caille, menue, ridée, essuyant, par habitude de laveuse, ses mains à son tablier, disait, du bout de la salle :

— Je savais bien qu’il y aurait du bonheur aujourd’hui. Ça ne pouvait pas manquer. Te rappelles-tu, Marie, que tu n’as pas pu dormir de toute la nuit ? A quoi pensais-tu ?

— A rien.

— C’était ça qui venait. Et toi, Joséphine, quand tu es sortie dans le jardin, ce matin, est-ce vrai qu’il y avait plus de dix oiseaux sur les fagots : ils te voyaient, ils te suivaient, ils ne te quittaient pas ?

Mais la petite, qui ne voulait pas paraître superstitieuse, et qui a de l’esprit, répondit en me regardant :

— C’est encore la plus jolie prime, de ne plus rien devoir du tout !

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