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Mémoires d'une vieille fille

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MÉDITATION SUR LE VILLAGE

Beaucoup de femmes n’ont d’autre idée générale que d’aimer. Cela suffit, pour faire des vies admirables ou mauvaises, ou bornées et médiocres. Tout dépend de l’objet. Dans ce village de Beauce que j’ai là, devant moi, sur la colline distante, toute soyeuse de blé jaune, et que le soleil va quitter tout à l’heure, dans cet amas de maisons qui ne sont que de la terre levée en murailles et coiffée de chaume ou de tuiles, je connais presque toutes les mères, presque toutes les jeunes filles et les petites qui vont à l’école. Elles sont la meilleure partie de la population, les gardiennes de l’idéal appauvri. Médisantes, hargneuses quand elles sont vieilles, souvent légères quand elles sont jeunes, négligemment instruites dans leur religion, elles semblent abîmées dans le souci du ménage, et tout près du sol, comme leur chambre et comme leurs étables. Et pourtant, quand je les regarde de près, je reconnais la race baptisée, généreuse, et capable de toutes sortes de noblesses qu’elles ignorent elles-mêmes. C’est qu’elles ont souffert ou commencé de souffrir pour d’autres. Elles n’ont pas eu plus de travail que les hommes, qui sont de durs tâcherons, mais elles ont eu plus de cette peine qui n’est pas pour l’argent, et qui ouvre le cœur. Elles sont mères, elles sont sœurs, elles sont voisines, elles sont la communauté permanente, tandis que les laboureurs avec les chevaux s’éparpillent dans l’étendue. Cette Perrine, une femme de gueux, a recueilli deux enfants, qu’elle élève avec les siens, et qu’elle dotera du même baiser, quand ils auront vingt ans ; cette grande Marie, fermière occupée tout le jour, soigne, le soir, depuis huit ans, les plaies d’un berger alcoolique, crasseux, pouilleux, et « qui ne lui est de rien », comme on dit ici ; cette autre fait le lit et balaye la maison d’une idiote venue on ne sait d’où, un jour, par les routes, et qui s’est arrêtée au village pour attendre la fin de la pluie, et qui croit peut-être qu’il pleut toujours ; dix autres supportent, et quelques-unes sans se plaindre, des maris odieux, ou de vieux parents acariâtres ; et cette Véronique, une enfant élevée sans mère, belle comme les glaneuses des peintres, comme celles qui vont devant dans leurs tableaux, fait lever tous les yeux jeunes quand elle traverse la plaine, ou qu’elle appelle les valets de ferme, à l’heure du souper, mais personne n’oserait plaisanter avec elle, parce qu’il y a en elle une espèce d’honneur pur, qui tient en respect même les brutes. D’où vient tout cela, et tout le reste que nul ne sait ? Où ont-elles pris ces parties de vertus supérieures ? A leurs aïeules surtout. Elles sont les héritières de longues générations de femmes qui avaient une forte conscience religieuse, les fragments reconnaissables du chef-d’œuvre mutilé, de cette merveille qu’était presque partout, le paysan français. Ah ! qu’il avait raison, l’ancien qui me disait : « La France vit sur sa graisse. » Oui, elle en vit heureusement, car on la nourrit mal, du dehors, et on lui fait boire de mauvais alcool frelaté.

Les hommes ont moins bien résisté que les femmes à ce régime. Je parle d’un village de la Beauce, et je n’ignore pas que nous sommes ici au-dessous de la moyenne, et qu’il y a des provinces nombreuses où l’on sent moins l’effritement moral. Mais la constatation n’en est que plus intéressante. Elle permet de deviner l’avenir. Eh bien ! je les trouve presque tous envieux à un degré nouveau, et lâches pareillement. Il a toujours été difficile de faire dire à un paysan ce qu’il pense de bon, plus difficile encore de lui faire avouer ce qu’il a gagné, ce qu’il a perdu, et même son opinion sur le temps du lendemain. Mais la jalousie, comme elle sort des yeux, des mots, des gestes, des silences, comme je l’entends, derrière moi, qui me suit quand je traverse la place, et comme elle est fugace en même temps, car, si je me retourne, ils me saluent ! Ils n’ont point de haine contre moi, ils en ont contre ma richesse, contre mon chapeau, ma voilette, mes bottines, les mots même dont je me sers. Et je suis riche puisque je donne. Et je ne fais que restituer, puisque je suis riche. Quand je leur tends la main, ils s’imaginent que je veux les corrompre. Quand je leur souris, ils cherchent l’intérêt. Si j’étais un homme, ils croiraient que je prépare une candidature. Quelque chose a péri ou va mourir en eux, et c’est ce que j’appelle l’amour, ce que j’ai rencontré si souvent chez mes amis plus pauvres de Paris ou des villes de province, cette faculté d’émotion, cette certitude prompte, qui répond : « L’espace est franchi, je sais que vous m’aimez ». C’est de la fraternité qui s’en va, et c’est de la haine qui monte, et, avec elle, de la peur. Ils se redoutent les uns les autres ; ils craignent la délation, le journal, le député qu’ils ont nommé, les répartiteurs, le percepteur, le garde champêtre, tout ce qui pourrait les desservir auprès de la puissance monstrueuse et prodigue de promesses, d’où ils attendent, de plus en plus, le pain quotidien, qu’ils demandent encore à la terre mais avec moins de confiance et moins de gratitude. Servage nouveau, bien pire que l’ancien, car c’était jadis une condition des personnes, et je crains bien que ce ne soit devenu un état des esprits.

Les hommes de ce village, — et de combien d’autres ? — sont des abandonnés. Ils n’ont eu ni formation suffisante, ni direction. A l’école, des mots, des formules de morale pâles comme des conseils d’hygiène ; à la caserne, les mêmes formules délayées en conférences, et puis, en dessous, à la caserne même et dans la ville, des leçons de débauche, de désertion, de mépris des chefs ; à présent, toutes les rumeurs mauvaises du vent qui souffle : voilà ce qu’ils ont appris. C’est tout. Personne ne les détrompe, personne ne raffermit leur sens commun ébranlé. Ne sachant que l’alphabet, les quatre règles de l’arithmétique et ce qu’il faut d’histoire calomnieuse pour perdre toute fierté du passé de la France, ils doivent lutter, seuls, contre la plus furieuse invasion de sophismes qui ait menacé la raison des illettrés, et même celle de quelques autres. C’est le plus cruel de la pauvreté, cette faiblesse devant l’erreur. Le curé n’y peut rien. Ils sont prévenus contre lui et l’évitent sans le connaître. L’instituteur, qu’ils connaissent bien, ne serait pas mieux écouté, lors même qu’il voudrait parler. Les paysans ne le considèrent pas comme un ami, ni même, au fond de leur cœur, comme un égal. Il n’est pas du pays ; il n’a pas été choisi par les pères et les mères du pays ; il ne possède aucune parcelle du sol ; il n’a point de mission divine ; il n’exerce qu’un métier humain : il passera. Son influence sera tout au plus politique ; il n’est point un notable, ou, comme on disait jadis, une autorité. Quelque chose de plus fort que les lois et les règlements s’y oppose. Qui donc aura l’autre influence, la permanente, la moralisatrice, l’apaisante, l’heureuse ? Dans des temps abolis, elle fut exercée par sept familles, de bourgeoisie ou de noblesse, qui n’ignoraient pas, la plupart du moins, qu’habiter c’est servir. Aujourd’hui, ma sœur a encore « son principal établissement » ici, à trois kilomètres du village, en haut de la colline d’où je vois, tout le jour, le jeu de la lumière et du vent sur les blés. Elle y passe sept mois de l’année. Pas une seule autre famille lisante et pensante ne demeure sur le territoire de la commune. Car je ne puis qualifier de la sorte les Japermont, les deux fils du grand marchand de bois, dont le château est caché, tout à l’extrémité de notre territoire, dans un pli de la forêt. Ils chassent à courre ou à tir, et ils ne font, dans leur château, que des apparitions. J’ai rencontré le second, hier matin, celui qu’on dit intelligent. Je venais de quitter la mère Bûchette, la ramasseuse et peut-être aussi la faiseuse de bois mort. Elle s’éloignait, son fagot sur le dos, en me disant :

— Au revoir, mademoiselle ; je suis contente de vous avoir bonjourée !

Un cavalier sauta de la grande taille de la forêt dans la petite, m’aperçut, galopa vers moi, arrêta son cheval à trois pas, et l’homme et la bête me regardèrent ensemble, du même air jeune et content de vivre.

— Vous suivez la chasse, ma belle voisine ?

— A pied, n’est-ce pas ?

— Voulez-vous une auto ? J’en ai amené deux.

— Merci.

— Alors je vous retiens pour après-demain soir. Vous dînerez. Nous jouons une comédie. Marcelle sera si heureuse !… Vous ne voulez pas ? On ne peut jamais vous avoir ! Vous n’êtes de rien.

— Je suis de beaucoup de choses, au contraire, mais justement de celles dont vous n’êtes pas.

Il sourit, salua, et se remit au galop.

Un cor de chasse, au loin, sonnait l’hallali courant. Et d’abord je pris plaisir à l’écouter. Mais cela ne dura pas. La seconde fanfare m’irrita, comme si elle n’avait été qu’une succession de notes fausses. J’aurais voulu courir jusqu’au maître d’équipage, et lui dire :

— Plus bas, je vous en prie, plus bas : il y a des malades !

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