Mémoires d'une vieille fille
V
LA HAIE D’ÉPINE NOIRE
J’ai passé une partie du carême et la quinzaine d’après Pâques dans un pays que je trouve très beau. J’ose à peine dire, comme le poète, qui j’ose aimer. C’est la Beauce. Elle est monotone pour ceux qui la traversent en chemin de fer ; elle est grande, elle est belle, pour ceux qui la regardent vivre. Quant à prétendre qu’elle est plate, je suis prêt à soutenir et à prouver qu’il n’y a pas d’injustice plus criante, — je parle des injustices envers les choses. — La Beauce a les mêmes ondulations que la mer calme, la même géographie souple, continue, sans brisures ; elle a moins d’arbres peut-être que l’autre ne porte de bateaux ; entre les collines qui la contiennent de loin, elle donne la même impression d’une force prodigieuse, incapable de repos, agissante et cachée dans les profondeurs où la lumière n’atteint pas, mais qui se lève souvent, et monte à la surface, et se révèle dans un remous, dans un frisson, dans des reflets qui ont toutes les couleurs des yeux. Je le sais pour avoir non pas rêvé, — les vieilles filles ne doivent pas rêver, — mais étudié cette plaine éloquente, tout autour du parc de ma sœur. Nous habitons le sommet d’une vague de terre, haute de quelques mètres à peine, et dont les pentes, indéfiniment longues, régulières et nues de tous côtés, n’ont d’autre chemin qu’une avenue sans plantation d’aucune sorte et droite parmi les champs. En haut, un château du XVIIe siècle, une futaie, un mur autour. Sur une colline semblable, à trois kilomètres, le village est posé. Nous nous regardons sans nous gêner. Nous sommes les seules feuilles de chêne dans le cercle d’horizon ; il est le plus proche amas de maisons, le plus éteint, le plus accablé sous l’immensité du ciel, des soleils ou des pluies. Quand tous ses habitants crieraient ensemble, le bruit de leurs voix serait mort avant d’arriver à un autre village, et le vent l’aurait laissé tomber parmi les froments verts ou les froments blonds. Ils sont, comme nous, les prisonniers des blés, les insulaires d’une île minuscule, enveloppée dans les houles soyeuses de l’herbe, dans les lames plus larges et chantantes des épis. A l’automne, pendant deux mois, l’air a le goût du pain. C’est la fleur de chez nous. On cultive trop, pour que les autres, les sauvages, les délicates, les chercheuses d’ombres durables aient le temps de s’acclimater. Mais tout ce que le paysan sème à la main ou au semoir, avoine, seigle, trèfle, luzerne, froment, donne son parfum au fleuve de vent qui passe, le froment surtout, qui est la grande moisson de la Beauce.
Cependant je connais un buisson, un seul. Il est à mi-coteau quand on monte au village ; il a une centaine de mètres de longueur ; il est touffu, inégal, unique monument de la nature libre, avec sa fleur blanche, qui s’ouvre et meurt avant que les feuilles n’aient poussé, avec ses merles, qui n’ont point d’autre abri pour le soir, avec ses laboureurs qui dorment à l’ombre, ses rôdeurs qui observent, ses amoureux quelquefois. C’est une haie d’épine noire, le dernier talus, vestige d’un temps où la limite entre les parcelles de terre ressemblait aux fortifications.
Or, nous avions, pour inscrire, promener, surveiller, amuser les trois enfants de ma sœur, une jeune fille qui s’appelait mademoiselle Brigitte. Avait-elle un nom, outre son prénom ? Longtemps je n’en ai rien su. Nous l’aimions, ce qui n’est pas commun. Elle nous le rendait, ce qui est rare. Je ne l’avais jamais vue pleurer. Je me disais : « Cette petite est heureusement bien abritée ici contre la vie, car c’est une innocente qui se laisserait prendre aux belles paroles du premier fat venu ; une pauvre fille trop lettrée, trop shakespearienne, trop lamartinienne, trop liseuse de magazines, et qui serait tout à fait incapable de diriger un ménage. Heureusement, les blés de Beauce la protègent contre les hommes ». Ma sœur partageait là-dessus mon sentiment. Mais nous ne voyons bien les âmes que les jours d’orage, à la lueur de l’éclair. Et entre nous le temps se maintenait au beau fixe. Mademoiselle Brigitte était fine, élancée, élégante, toute blonde, et elle avait des yeux bleus, avec de grands cils comme les poupées. On nous l’avait recommandée, autrefois, en nous vantant sa « distinction ». Elle avait appris le monde, en effet, avec une perfection singulière, et je me demandais souvent à quels signes l’origine populaire se trahissait en elle. Je ne trouvais que de rares indices et très légers. Le dimanche, dans l’après-midi, elle avait congé, et, presque toujours, nous la voyions prendre la route du village, un livre à la main. Nous disions : « Mademoiselle est une paroissienne comme il n’en existe pas d’autre dans toute la Beauce ; elle ne manque jamais les vêpres. »
Un dimanche, j’entrai dans la chambre de mademoiselle Brigitte, et je m’approchai de la fenêtre, dont le balcon nous servait de séchoir pour nos photographies. En passant près de la table, je vis le buvard ouvert, et, sur la feuille blanche et épaisse, quatre lignes de la ferme écriture de l’institutrice, quatre lignes qui s’étaient imprimées là, tout récemment, et dont la première, que je reconstituai malgré moi, portait : « Oui, mon cher Philippe… » Je me crus obligée de continuer : « dimanche, près de la haie, comme d’habitude ».
Comme d’habitude !
Je courus au balcon. Il n’y avait qu’une haie dans le pays, là-bas, à mi-coteau, ce petit chiffonné vert, barrant les nappes de blé. Était-ce possible ! Un rendez-vous ! Et pas le premier ! Je n’ai pas coiffé sainte Catherine pour avoir peur de me renseigner sur la conduite de mademoiselle Brigitte. Je descends, je prends dans le hall mon ombrelle, je traverse le parc, je sors par la petite porte, et me voici sur la pente de notre colline, dans le désert des moissons qui n’ont que moi pour passante.
C’était au milieu de l’été dernier. Je me rappelle que la chaleur était vive, que j’allais vite, et que mes regards se reportaient sans cesse vers la haie complice. Devais-je l’aborder de front, ou la tourner ? Je me résolus à la tourner, et quand je fus rendue au plus creux de la dépression des terres, je pris, à droite, un sentier qui enveloppait de ses ornières la colline du village. Après une demi-heure de marche je m’arrêtai. Le buisson, vu en raccourci, faisait le dôme au-dessus des épis, et tout semblait désert, d’un côté comme de l’autre. Mais la pensée que ce n’était là qu’une apparence ; que Brigitte se trouvait à cinq cents mètres de moi, là-haut, qu’elle m’avait vue sans doute, qu’elle se moquait de moi, qu’elle nous avait tous trompés, qu’il allait falloir la renvoyer devant le témoin que j’imaginais ; la fatigue enfin et l’embarras de ma situation m’avaient exaspérée. Je répétais les mots que j’avais choisis en route, les mots cruels, et mérités, avec lesquels je l’accueillerais. Un sentier montait vers la haie. Je m’y engageai. Mais à peine avais-je fait dix pas que je m’arrêtai de nouveau. Ils venaient de sortir tous les deux, de l’abri de la haie, et ils descendaient vers moi. J’eus le temps de les observer. Ils allaient lentement, et ils causaient. Quand ils furent à peu de distance, je vis que l’institutrice était tout à fait pâle, et que son amoureux, un homme jeune, vêtu en bourgeois, très grand, épais, le visage trop large, allongé par la barbe en pointe, devait lui demander tout bas : « Faut-il que je reste pour vous aider à vous défendre ? » Elle répondit, tout haut : « Allez, mon cher Philippe, quittez-moi. Mademoiselle ne me trahira pas ».
— Par exemple ! m’écriai-je, mais, c’est mon devoir…
— De ne rien dire, interrompit mademoiselle Brigitte, et je vais vous le prouver.
L’homme se découvrit, s’inclina, et nous laissa seules.
— Je n’ai personne qui s’intéresse à moi, si ce n’est lui, reprit la jeune fille. Je l’ai connu cet hiver, à Orléans, pendant le séjour que nous y avons fait. Il va s’établir à son compte. C’est un employé de commerce. Nous sommes fiancés. Voilà quatre fois qu’il vient me parler ici…
— En effet, je vous félicite, c’est d’une convenance !
— Oh ! dit-elle, les pauvres filles comme moi n’ont pas le choix de leurs heures. Vous en parlez à votre aise ! Mais, moi, pouvais-je faire autrement ? Si j’avais demandé à recevoir Philippe au château, et à me promener avec lui dans le parc, Madame aurait-elle trouvé cela convenable ? Et les enfants ! Et les visites possibles ! Et les domestiques ! Est-ce vrai, dites ?
— Peut-être.
— Alors, ne me trahissez pas, mademoiselle. Aidez-moi. J’ai besoin de trois mois encore pour gagner mon trousseau. Et vous devez comprendre que, quand on s’aime, il faut qu’on se voie… La haie d’épine noire n’est à personne ; c’est pour cela qu’elle est à nous.
Mademoiselle Brigitte s’exprimait hardiment, avec une émotion qui changeait son visage, avec un accent de rudesse populaire que son esprit, par l’étude et au contact du monde, avait perdu, mais que son cœur, d’ordinaire silencieux, avait gardé. En ce moment, c’était son cœur qui parlait. Je croyais voir devant moi une des grandes du patronage dont je m’occupe.
Nous revînmes vers le château. Elle avait besoin de continuer sa plaidoirie, car je me taisais, et surtout d’ouvrir son âme pleine de secrets. Elle me raconta sa famille dispersée, son enfance misérable, son effort pour s’instruire, ses déceptions, ses projets d’avenir. Je me calmais peu à peu. Elle reprenait confiance et je retrouvais la finesse de langage, la justesse de ton, la correction étonnamment bien apprises qui faisaient la réputation de mademoiselle Brigitte. J’inclinai bientôt mon ombrelle de son côté. Le soleil était terrible. Elle se serra près de moi. Quand nous arrivâmes à la porte du parc, je me retournai, et, tandis que le buisson lointain tremblait dans l’air chauffé et dansait comme un crible :
— Vous êtes une honnête fille, lui dis-je, et je vous crois. Ma sœur serait sans doute plus sévère : je ne dirai rien.
Elle me remercia avec deux larmes de joie, et retourna vers les élèves.
Le soir, dans les allées de la futaie, très tard, comme je me promenais sous la lune, je vis revenir à moi mademoiselle Brigitte. Elle me cherchait pour me souhaiter le bonsoir. Une question qui s’était vingt fois posée dans mon esprit reparut en même temps : comment une jeune fille aussi affinée s’était-elle éprise d’un homme qui n’avait ni son instruction, ni son éducation même, ni ses goûts. Je n’eus pas de peine à provoquer l’aveu.
— Oh ! me dit-elle, si vous saviez comme il est bon ! Il ne permettra pas que je fasse tout le ménage à la maison. Nous prendrons une femme de journée, et même une bonne s’il le faut. Il ne veut pas que je souffre.
Pour la seconde fois, elle avait dit un mot du profond peuple ; elle m’avait entr’ouvert son âme, et, pour définir son amour, elle avait crié le rêve éternel, celui qui entraîne les foules à la suite d’un homme : « Il ne veut pas que je souffre ! »