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Mémoires d'une vieille fille

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XVIII
LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT

Un matin, voilà six ans, je revenais d’assister à l’office du vendredi saint, et comme je demeure assez loin de l’église, j’avais vu se disséminer peu à peu les fidèles dont, pendant deux heures, mes yeux avaient reflété la nuque ou le profil connu. J’étais donc seule parmi les passants, indifférente au mouvement de la rue, anonyme sans doute pour elle, mince dame ou vieille fille qui s’appliquait à relever sa robe noire. La pluie avait tombé toute la nuit. Il ventait furieusement. C’est une tradition populaire, dans nos pays, que la semaine sainte ne va guère sans tempête. Au tournant de ma rue, je devinai que j’allais être abordée par un homme qui se tenait au milieu de la chaussée. Je le devinai, bien que j’eusse la tête penchée et le chapeau en proue dans le vent, parce que cet homme, en m’apercevant, s’était arrêté, et que je sentais son regard et sa pensée fixés sur moi. En effet, quand j’eus fait vingt pas en avant, il en fit trois de mon côté, et, saluant :

— Pardon, mademoiselle… Vous me reconnaissez ?

— Oui, monsieur, il me semble… le capitaine de Harles, n’est-ce pas ?

Je l’avais vu une fois, au moment de son arrivée au régiment ; il m’avait présenté sa femme, une très belle femme blonde, dont les yeux gris, magnifiques, où vibraient de petites algues rousses, cherchèrent tout d’abord les miens, et me demandèrent : « Quel éblouissement vous causent ma jeunesse, ma beauté, ma fortune et ma venue ? » puis, sitôt la réponse donnée, semblèrent distraits. Depuis lors, comme monsieur et madame de Harles étaient du monde, et que je n’en suis guère, ils n’étaient revenus ni l’un ni l’autre.

— Je suis chargé pour vous, mademoiselle, d’une commission pressée, délicate… Un cas de conscience à résoudre.

— Mais, monsieur, je ne résous pas les cas de conscience, surtout par un temps pareil. Je n’ai pas la moindre autorité, pas la…

Un coup de la bourrasque souleva mon chapeau, déplaça l’épingle de droite, et tira ma voilette en biais.

M. de Harles aurait dû s’excuser de nouveau. Il n’y pensa pas. Il demeurait devant moi, découvert, les cheveux tordus et ramenés sur les tempes par le vent, et son visage, d’ordinaire plein et calme, était sillonné de rides qu’un effort de volonté essayait d’effacer, mais que l’angoisse, une souffrance plus forte que toutes les disciplines et que tous les mensonges, ramenait aussitôt et creusait encore plus.

Je pensai que je pouvais difficilement faire entrer M. de Harles dans l’appartement que j’habite seule. Mademoiselle Zoé, ma femme de chambre, l’eût-elle permis ? c’est douteux.

— Entrons chez l’antiquaire, dis-je en ouvrant la porte qui se trouvait là tout proche. Il est de mes amis, passablement sourd, et me laisse fureter dans sa boutique… Bonjour, père Grünne, c’est moi, qui me réfugie chez vous, et qui vous amène un de mes amis. Il est connaisseur.

— Regardez donc ce que vous voudrez, ma chère demoiselle, dit une voix dans la pièce voisine. J’ai justement des ivoires que j’ai dénichés la semaine passée, une belle occasion… Dans le coin à droite, oui, c’est cela, vous y êtes… Excusez-moi, j’ai mes rhumatismes, et je me chauffe.

Je m’assis rapidement, au fond du magasin, dans un fauteuil de vieille tapisserie, et, dans l’étroite allée où je m’étais engagée, M. de Harles, à deux pas de moi, entre une pile de livres reliés en veau et une crédence Louis XV, s’arrêta.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

Il passa la main sur son front, et la posa sur un des gros livres à tranche pourpre, comme s’il prêtait serment.

— Un de mes amis vient d’avoir une affreuse douleur ; il me l’a confiée, et vous m’en voyez si ému que c’est à peine si je puis en parler moi-même. Sa femme l’a trompé ! une femme qu’il a gâtée, pour laquelle il s’est à moitié ruiné, qui lui faisait mener une existence absurde, à lui qui n’aimait pas le monde ; une femme qui était sa grande fierté, et sa folie… Il a appris cela tout à coup, sans avoir eu de soupçons… Pas d’avertissement… La mort est entrée à l’improviste.

— Est-il sûr ?

— Trop sûr ! Elle a avoué.

— Cela vaut mieux.

— Vous trouvez ?

Pour la seconde fois, il me regarda fixement, impérieusement, — l’âpreté de ce regard me brûle encore le cœur ; — voulant savoir si je pensais en effet : « Cela vaut mieux ».

— Et maintenant, ajouta-t-il, mon ami veut savoir que faire. Il y a plusieurs solutions, vous comprenez, et il y en a de terribles. Il les a toutes dans l’esprit, toutes ensemble, se heurtant, se combattant, et ne se détruisant pas. Il est comme fou, et ce qu’il veut, ce qu’il exige de vous, c’est un conseil.

— Mais, permettez, monsieur, pourquoi vous adressez-vous à moi ? Je suis jeune, je ne suis pas mariée, je n’ai…

— Vous avez bien trouvé les ivoires ? demanda la voix de l’antiquaire. Ils sont jolis, hein ?

— Oui, oui, père Grünne. Je les ai sous la main.

Je me sentais mal à l’aise, dans cette sorte de confessionnal où je m’étais assise en souriant.

— Oui, pourquoi moi ? répétai-je tout bas. Vous avouerez, monsieur, que c’est une étrange démarche que celle que vous faites !

Un frisson rapide contracta le visage de M. de Harles.

— Elle-même a supplié son mari de s’en rapporter à vous. C’est un violent et qui aimait. Il a failli la tuer. Vous voyez, je ne vous cache rien. Elle s’est jetée à genoux ; elle a imploré ; elle a promis ; elle a aussi, comme elles savent le faire, accusé son mari.

— De quoi ?

— De la seule chose, en effet, dont il fût coupable : de l’avoir aimée jusqu’à la faiblesse, de l’avoir suivie au lieu de la guider, de l’avoir mal gardée, en somme. Et, comme il parlait alors de la quitter et de partager les enfants, elle a dit : « J’accepterai ce qu’il faudra. Je vous en supplie seulement, ne me jugez pas sans avoir pris le conseil d’un être qui sache ce que c’est que la pitié ! — Qui ? une de vos amies ? — Jamais ! Elles me détestent ! » Elle cherchait un nom désespérément. Comment a-t-elle pensé à vous ? Je ne sais. Elle vous a désignée. Et ce que vous direz, elle attend que je le lui rapporte : décidez donc !

Il attendait, lui surtout, et je ne crois pas que l’angoisse de l’autre fût aussi poignante. Sur la table, à côté de moi, pendant qu’il parlait, j’avais pris un des ivoires de l’antiquaire. C’était un crucifix ancien, d’un art médiocre, mais la réponse était en lui. Je ne l’élevai pas, je le tins seulement dans ma main ouverte, et je dis :

— C’est aujourd’hui le vendredi saint, monsieur : vous n’avez qu’à vous en souvenir.

M. de Harles considéra cette petite croix brunie par le temps, la saisit, voulut parler, balbutia quelques mots sans suite, et me quitta.

— Ce monsieur qui est venu avec moi, dis-je au brocanteur qui entrait, a choisi un de vos ivoires, et m’a chargée d’en acquitter le prix.

....... .......... ...

Trois mois plus tard, j’apprenais que M. de Harles avait donné sa démission, et qu’il s’était retiré, avec sa femme et ses deux enfants, dans une terre aux environs d’Arles. La veille du départ, j’avais reçu une carte, qui portait la mention traditionnelle « p. p. c. », mais précédée d’une croix, lourdement tracée par une main d’homme.

Le conseil, c’est la graine jetée par-dessus la haie : n’allez jamais voir si elle a poussé. J’ai fait l’expérience. Trois ans et demi s’étaient écoulés depuis la consultation que j’avais donnée chez l’antiquaire des bords de la Loire. Je voyageais en Provence. L’imprévu commande ma vie. Vers la fin de l’après-midi, l’amie qui me recevait me dit : « Nous allons chez les de Harles, vous m’avez raconté que vous les aviez connus ? — A peine. — Cela suffit pour que je vous emmène. Ils seront ravis de vous voir, la soirée sera belle, à la campagne. » J’aurais dû refuser. Je crois que ce fut la sournoise curiosité qui me fit être faible, et qui prétendit s’appeler, en ce moment, pitié, sympathie, politesse même, car au premier janvier, régulièrement, le facteur me remettait une carte de visite : « Monsieur et madame de Harles, domaine de X… » Nous montons en voiture. Le soleil est fulgurant ; les mûriers, plantés en lignes, taillés en rond, dans les champs plats, ont l’air de pelotes d’étincelles. Une heure de trot, et nous sommes reçues dans un grand salon, où toute la fraîcheur du matin a été conservée, savamment. L’ombre y est épaisse ; j’ai été mollement nommée par mon amie ; m’a-t-on même reconnue ? Mon amie en doute. M. de Harles, très libre d’esprit, très rural, n’a cessé de parler Provence, vignes, bouilleurs de cru ; sa femme, belle encore, mais devenue timide dans la solitude, l’a écouté, sans le contredire, sans l’approuver, sans ennui apparent. Ç’a été toute la belle visite promise. Nous nous sommes salués, comme des indifférents.

— Vous voyez, chère petite, m’a dit en sortant mon amie, ils vous avaient déjà presque oubliée !

— Pas encore assez ! ai-je répondu.

Elle ne pouvait comprendre, et n’essaya pas même.

Hier matin, la poste m’a apporté une grande enveloppe blanche, j’ai ouvert, j’ai tiré le carton bristol, j’ai lu :

« Monsieur et madame de Harles ont l’honneur de vous faire part de la naissance de leur fille Madeleine. »

Seulement, à mon intention, deux mots avaient été rayés ; « l’honneur » avait été biffé, et à la place, une main de femme, une main légère et sûrement heureuse, avait écrit : « la joie ».

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