Mémoires d'une vieille fille
XXIX
LES LECTURES
Le nombre des amateurs d’art a bien augmenté. J’en rencontre partout. La fille de ma concierge, personne instruite, qui ne sait pas si Dieu existe, ne se trompe pas de cinquante ans sur l’âge d’une tapisserie. C’est un goût vif et général. On regarde plus de tableaux, on écoute plus de musique qu’autrefois. Deux joies se sont multipliées et popularisées ; elles ne transforment pas les âmes, elles ne les rafraîchissent qu’un moment ; elles sont fugitives ; mais ce n’est pas la faute de ceux qui les goûtent, et je suis ravie qu’ils soient nombreux.
Ravie, et étonnée toujours un peu. Lorsque j’entre au Salon, — pas celui d’automne, le printanier, — je ne puis me défendre de songer : « Que de peintres ! Que de visiteurs ! Comment, toute cette foule est attirée par le besoin d’admirer ? » Oui, à sa manière. Elle remplit le Grand Palais, comme à d’autres jours elle remplit les Serres du Cours-la-Reine ; dans les deux cas, elle est devant les fleurs. Les paysages, les tableaux de genre ou d’histoire, les peintures décoratives, lui font éprouver la même émotion, exactement, que lui ont donnée les bégonias, les orchidées, les géraniums, les chrysanthèmes : plaisir du rouge, du bleu, du vert, du jaune, de l’arrangement des massifs et de l’harmonie des gerbes. Ici et là, elle s’amuse à considérer le plus gros légume de l’année. Le monstre la fait rire. Elle lit aussi des noms sur des étiquettes. Et les souvenirs lui sont légers. Voilà le progrès. Nous avons la vue plus aiguisée. Nous sommes peintres, presque tous et presque toutes, et plusieurs expressions, autrefois réservées aux ateliers, sont entrées dans la vie courante. Quand mon amie Jacqueline résume son jugement sur un portrait, et me dit : « Ma chère, c’est une symphonie en gris mauve, adorable », elle croit avoir pensé. En quoi elle se trompe. Mais elle a joui du gris mauve, assurément.
Musiciens, nous le sommes devenus aussi, en moins grand nombre, parce que la musique est un plaisir qu’on ne prend pas en marchant, une joie plus spirituelle et recueillie. Or, le recueillement n’est pas un état fréquent, chez nous, au XXe siècle. J’ai assisté à bien des messes d’enterrement ou de mariage, où les parents et les amis n’apportaient aucune disposition pareille. J’ai vu, au contraire, des fidèles recueillis, à Notre-Dame-des-Victoires, à Montmartre, à des messes matinales, et au concert. Tout ce que le mot suppose de repliement sur soi-même et de pensée sur un thème suggéré, il faut l’étudier dans les salles de théâtre où, le dimanche, les grands orchestres jouent des symphonies. Trois mille, quatre mille personnes écoutent, immobiles, pressées, la tête droite si les deux oreilles sont bonnes, la tête inclinée sur une épaule, si l’une des oreilles est paresseuse. La vie intérieure est commandée par un coup d’archet, et le regard est supprimé. C’est une absence universelle et soudaine. Huit mille yeux restent ouverts, mais ils ne voient plus, à moins qu’ils ne soient tournés en dedans, vers l’esprit troublé profondément, où passent des brumes, comme il s’en lève, le matin, sur les lacs, les étangs, et même au creux des prés où l’eau semble épuisée. Il faut observer les auditeurs du dernier étage, des petites places qui sont chères tout de même, ces gens debout pendant deux heures, ou bien assis sur le plancher, le dos au mur et les jambes allongées dans la poussière, ou encore serrés en grappe le long de l’escalier. Ils s’ignorent les uns les autres. Hommes, femmes, jeunes, vieux, ils se sont fait une solitude. Ne les touchez pas ! Ne les éveillez pas ! Ils sont dans un état de fraternité hostile ; ils jouissent de la même musique sans doute, mais avec un égoïsme aigu et irascible, que déchaînerait un éternuement, un rire, un geste inopportun. Ils ne bougent pas et ils voyagent tous. Ils sont emportés par les mêmes notes dans des rêves différents. C’est un lâcher de ballons, dont plusieurs sont captifs, mais dont la plupart s’élèvent à de prodigieuses hauteurs. Et si vous voulez en juger et mesurer la distance parcourue, voyez, quand la symphonie est achevée, les physionomies se détendre peu à peu ; regardez tous ces visages figés par la vitesse, où la vie revient comme le sang dans une main engourdie. Les absents se retrouvent ; ils ont l’air de se dire bonjour. Quelques-uns cependant demeurent insensibles, sous le pouvoir des notes évanouies. Ils ne se raniment pas. Leurs yeux restent pleins d’ombre, et l’on dirait qu’il y a des nihilistes, en nombre, dans la salle.
Je crois que cette double éducation, de l’oreille et de la vue, a singulièrement influé sur le goût littéraire de notre temps. La multiplication des amateurs de peinture et de sport a fait le succès de la littérature descriptive et impressionniste, je ne dis pas seulement des livres de voyages, mais de romans et d’articles qui sont de purs décors, où se promène une pensée solitaire et malade, écrasée de parfums et de lumière. Je n’en dis pas de mal. Je me plais même souvent à lire de tels ouvrages, qui ne sont fatigants que pour une toute petite partie de l’esprit. Ils conviennent à notre curiosité, à de secrètes paresses qui sont en nous, et à des langueurs toujours prêtes. Je constate seulement qu’ils ont une clientèle nombreuse, comme nos expositions de peinture. L’amateur de tableaux se retrouve dans le lecteur. Et puis, tous ces descriptifs sont en même temps des musiciens, et c’est là une seconde puissance par quoi ils nous retiennent. La musique des mots crée une illusion de pensée. Elle donne un plaisir où l’âme et le corps s’intéressent à la fois ; elle hypnotise ; elle fait croire à des lecteurs très affinés cependant qu’il y a des idées obscures comme il y a des rayons invisibles, et qu’il en passe, tout près d’eux, et qu’ils vont les saisir : ils n’y parviennent pas.
Je l’avouerai tout simplement, — et pourquoi une vieille fille n’aurait-elle pas le droit de dire son avis sur les livres qu’elle lit ? — je crains que cette littérature ne tienne pas. Je redoute qu’il en soit d’elle comme du mur de mon jardin : il n’était pas vieux ; il était fait de pierres superposées, sans lien, sans chaux, et le vent l’a mis par terre, non pas un orage ou un cyclone, mais un petit coup de vent qui n’a pas même arraché une feuille aux fusains ou aux chênes. Il est vrai que de grands artistes ont écrit des phrases inintelligibles, destinées à produire une simple sensation : mais ils le savaient, et ce n’était qu’un accident. Leur manière était autre. Ils croyaient qu’un écrivain est avant tout un homme qui pense, et que la musique des mots et la beauté de l’image doivent orner la pensée, mais non en tenir lieu. Ils savaient que le lyrisme a besoin d’être surveillé. Ce sont là mes auteurs préférés. J’aime leur solide raison. Tant de livres sont inhabitables ! Je suis flattée qu’un homme ait pris pour moi la peine de réfléchir, d’assembler, de composer, de ne donner que le meilleur de son esprit ; je lui sais gré de ne pas tout me dire, de me laisser quelque chose à deviner, un peloton de laine dont il m’aura dit simplement : « Voici le bout du fil, mademoiselle ; tirez dessus, et tout se dévidera ». Il me semble même que cette maîtrise de soi mérite seule le nom de force. J’entends parfois mes amies se récrier sur la « force » d’un livre. J’achète, et deux fois sur trois je trouve des brutalités de forme dans un ouvrage lâché, mal composé, par un faible cerveau qui n’a que des lueurs et des colères. Il m’a toujours paru que la force était une qualité de l’ensemble.
Quand j’ai pu ménager une soirée de liberté, et que j’ai visité, trotté, parlé tout un jour, j’ouvre un de ces ouvrages que m’ont recommandé le sujet, le nom de l’auteur, ou mes amis. S’il est vivant, s’il m’entretient du temps présent, de l’humanité proche, de nos inquiétudes, de nos espoirs, de nos misères, en somme de moi-même, je deviens pour lui une ardente amie, je lui parle, je l’interroge, je le commente tout haut. S’il est écrit par un artiste, alors je ne lis plus, je goûte, je me réjouis et il m’arrive d’oublier tout le reste pour savourer la phrase. C’est un des plus vifs plaisirs que je connaisse, et ce serait une amusante critique que celle qui dégagerait la phrase type de chaque auteur. Chaque écrivain a la sienne. Il y a la phrase cubique ; le rectangle allongé, une des meilleures formes classiques ; le fuseau ; l’ogive ; la phrase cabochon renflée en son milieu ; il y a la fausse pierre de rempart ; le faux marbre antique si répandu ; il y a la phrase latine, à cascades et détours, et tant d’autres. Quelqu’un me disait : « Voyez les marronniers, la fleur est un chef-d’œuvre complet, la grappe en est un autre, la branche qui la porte en est un troisième, et l’arbre entier se compose d’architectures parfaites harmonieusement réunies. » On peut en dire autant d’un livre de vrai mérite, et la joie c’est de l’avoir vu. C’en est une autre aussi de reconnaître, parmi ces formes innombrables, celles qui sont tout à fait « de chez nous », celles du génie français, et de suivre le filon, sans erreur possible, à travers les siècles. Il m’arrive souvent de lire une demi-page, et puis de la contempler pendant une soirée entière, comme un grand paysage ou comme une âme qui serait devant moi.
Vaste sujet ! Il est de ceux qui me passionnent ! Que de préjugés funestes, et que d’autres ridicules à propos de la lecture et des lectures ! Que de fois je me suis élevée contre eux ! Il me semble que je n’aurais qu’à me souvenir : mes conversations, mes répliques, mes colères, mes discours revivraient sous ma plume. A combien de femmes n’ai-je pas dit l’une ou l’autre des choses que voici.
Mes sœurs, vous qui lisez, ne prenez pas cet art de la lecture pour une preuve d’esprit, ni pour un titre qui permet aux lettrés de mépriser les illettrés. Nous nous moquons des sauvages qui ont foi dans les fétiches. Mais les fétiches abondent aujourd’hui, et des milliers de gens rendent à la lecture un culte immérité, quand ils confondent la lecture avec l’instruction et l’absence de lecture avec l’ignorance.
Non, non, les ignorants ne sont pas toujours ceux qu’on croit tels. Et quand on réduit l’ignorance au défaut de culture littéraire, on commet une double faute : contre l’amour fraternel, et contre l’observation la plus élémentaire.
Que de compatriotes il faudrait décréter d’ignorance !
Veuillez considérer que la plus grande partie d’une nation est écartée de la culture littéraire par ses occupations mêmes. C’est là une nécessité. Quelque moyen que l’on prenne pour y contredire, on n’arrivera pas à faire un peuple de lettrés. Ce serait un genre de mort, l’un des plus lamentables. Être instruit dans sa profession, oh ! cela est tout autre chose ! Mais l’ouvrier des rudes besognes manuelles lit peu ; le paysan lit un peu moins, le temps manque, et le goût souvent, à ces êtres qui doivent avoir les yeux et les bras attentifs à d’autres objets que le livre imprimé. Leur vie est liée au mouvement, celui de la machine ou celui de la sève ; elle est pleine d’inquiétudes, de joies, de réussites, d’insuccès, de passions qui naissent de sources autres que celles de la pensée écrite ; elle est fondée sur l’expérience, une grande maîtresse aussi, qui parle au cœur, et tout bas, et toujours. Mépriser des êtres humains qui, pour ces raisons nécessaires, ne peuvent avoir la même culture que nous, et qui, s’ils l’avaient, l’oublieraient vite, quelle vilaine qualité d’esprit cela supposerait, et aussi quelle sottise !
L’homme qui lit peu ou qui ne lit pas remplit un rôle bienfaisant ; il peut avoir la supériorité du métier ; il peut s’élever jusqu’aux raffinements de l’art ; il est une force intelligente, en tout cas, responsable, digne de respect, d’aide et d’affection. C’est à ses facultés développées par le métier et non par la lecture que vous vous confiez. Quand vous montez dans une automobile, vous aimez qu’on vous dise que le chauffeur connaît sa machine, et vous auriez un petit frisson, qui ne serait pas d’admiration pure, si l’on vous affirmait qu’il médite, dans le texte, sur la Divine Comédie, ou qu’il prépare une édition savante des fragments d’Anacréon. Vous recherchez les femmes de chambre qui savent bien leur service, et vous auriez quelque doute sur l’humeur, l’exactitude, ou l’habileté professionnelle, et peut-être sur les autres vertus, de celle qui vous interrogerait, en se gageant, sur le mérite de la dernière édition de Montaigne ou sur celui des seize volumes de lettres d’Horace Walpole publiés par Mrs. Paget Toynbee.
Le fermier qui possède des charrues à trois socs, des moissonneuses-lieuses, des batteuses à vapeur, des engrais chimiques, des étables garnies de beaux animaux, des granges bien bâties et bien pleines, sera un homme de haute valeur personnelle et humaine, sans aucune éducation littéraire. Il aura la supériorité du métier, qui exclura toujours, plus ou moins, l’instruction générale par la lecture. Et, vous voyez donc bien que n’estimer que les gens qui peuvent lire, ce serait se condamner à mépriser un nombre immense de serviteurs très utiles de la vie, et singulièrement rétrécir notre fraternité.
Mais ce ne serait pas seulement un bien cruel mépris que celui qui s’étendrait à tant d’hommes. Il serait encore injuste absolument, et quand on compare l’homme qui lit et l’homme qui ne lit pas, en demandant à l’un et à l’autre : Que savez-vous du monde, que savez-vous de la vie ?
Car celui-là n’est pas le plus riche en idées qui a beaucoup lu, mais qui a le plus songé. Or, les moyens d’apprendre étant infiniment variés, et la vie ayant, à elle seule, un pouvoir d’enseignement sans limite, il en résulte que des esprits de nulle culture, de prétendus ignorants, peuvent être de magnifiques intelligences. A qui n’est-il pas arrivé de surprendre un mot profond dit par un homme qui ressemblait à un vieux pommier éclaté, noueux, tordu, par un homme incapable du moindre raffinement ? Et, en effet, ce n’étaient que des âmes incultes. Mais c’étaient des âmes, c’est-à-dire des puissances dont le domaine est caché : champ où nous vivons, forêts, maison, ou étoile. Le trésor du sens commun, — qui n’est pas assez pillé, — est fait de l’apport anonyme de cette humanité non lettrée. Elle est habituée à l’observation la plus exacte ; elle a les siècles pour appuyer ses dictons que la science nie d’abord et découvre après elle ; elle est poète quelquefois ; elle enferme dans un mot le secret qu’elle a gardé longtemps ; elle est savante pour avoir regardé par dix mille yeux, écouté par dix mille oreilles, et pour avoir vécu la vie moyenne et muette parmi les injustices, les froissements d’amour-propre, les rares bons offices des voisins, les joies difficilement défendues. Comprenez-la. Être incapable de supporter la vie pauvre, c’est déjà triste. Mais ne pas comprendre ceux qui la vivent, ne pas leur rendre justice, en vérité, c’est trop.
J’ai connu des bonnes gens et des bonnes femmes qui avaient toujours été voisins de la misère, et qui étaient aussi sages que Salomon ou que la reine de Saba. Ils s’exprimaient médiocrement ; ils raisonnaient merveilleusement. Leur jugement s’étendait hors du métier ; ils connaissaient le monde, ayant souffert par lui. Ce qu’ils disaient se répandait autour d’eux, et germait quelquefois, aussi bien qu’un exemple. Cela avait le poids ailé qui fait que les graines voyagent et tombent. Ils étaient semeurs, ce qui ne s’improvise pas. Un jour, en Angleterre, je visitais un grand domaine. Le propriétaire me dit : « Venez avec moi jusqu’à cette maison, dans le parc, je veux vous présenter mon intendant » ; et tandis que nous allions vers cette maison de brique brunie, comme le château, par la fumée des vallées voisines, mais revivifiée par le lierre à petites feuilles, il ajouta : « Cet homme est un ami pour nous tous ; il a commencé par être aide garde-chasse et par piéger dans les bois ; il a monté en grade ; il est devenu valet de chambre, premier cocher, maître d’hôtel gouvernant le personnel de la maison, et depuis des années, il administre le domaine. C’est un homme qui écrit à peine, en gros caractères d’inscriptions, mais il sait tout le reste, je ne fais rien sans le consulter, lady X… de même ; s’il venait à disparaître, je n’aurais qu’à me retirer dans un couvent. »
Et les artistes ! On n’a pas coutume, je le sais bien, de les ranger parmi les illettrés. Mais combien de peintres de génie, de sculpteurs, de graveurs, n’ont su que la pensée qui vient dans la lumière et qui éclôt de la rencontre de nos âmes avec les choses ? Combien n’ont jamais lu ; n’ont écrit qu’à leur mère pour lui dire : « Je me porte bien », à un ami pour lui donner rendez-vous, à leur marchand pour lui demander de l’argent ? Et cependant quels livres silencieux et inépuisables que leurs œuvres !
Mais cette sagesse, chez les moins lettrés de nos frères, peut aller bien plus loin. Ce qu’il y a de plus délicat dans la tendresse, ce qu’il y a de plus noble dans le dévouement, des êtres illettrés, par millions, l’ont compris, l’ont montré ; beaucoup ont aperçu plus de vérités supérieures que les rédacteurs de journaux et de livres ; ils ont dépassé les frontières scientifiques, voyageurs qui reviennent les yeux encore tout clairs de la lumière qu’ils ont vue, et qui donnent des leçons aux grands, et aux petits qui en ont besoin comme d’autres.
Non, les simples, les pauvres, les illettrés, ne sont pas nécessairement les brutes que tant de romanciers décrivent, les uns d’après les autres, indéfiniment ; ils ont en tout cas ceci en leur faveur, qu’ils n’ont pas méprisé beaucoup de lumière, et qu’ils la suivent, émerveillés, quand ils la voient. Que d’hommes instruits n’en font pas autant ! Pour moi, je juge de la hauteur des âmes par leur degré de sensibilité au divin, qu’elles en sachent le nom, ou qu’elles l’ignorent. J’imagine que la Samaritaine de l’Évangile n’était pas une intellectuelle. Elle avait eu cinq maris ; on peut supposer que dans le nombre elle avait été répudiée par quelques-uns. Et cette succession de ménages l’avait conduite à un grand scepticisme sur la solidité du mariage contracté à la manière de sa province de Samarie. Elle en était arrivée à la théorie de l’union libre, tout comme nos romanciers les plus avancés d’aujourd’hui. Elle se trouvait moralement dans un état lamentable, vivant hors de la loi, dans une complète ignorance de toute idée supérieure, trouvant qu’elle serait parfaitement heureuse si le puits était moins éloigné de la ville et l’eau plus aisée à puiser. Elle serait morte dans cette abjection, si le Christ n’avait pas passé par là. Quand il lui parla, elle essaya d’abord de lui mentir, étant coupable et femme ; quand elle vit qu’il savait tout, elle comprit qu’il était plus qu’un homme ; quand elle entendit le mot de pardon, elle comprit qu’il était Dieu, et elle devint aussitôt l’apôtre de la ville, et elle fit des conquêtes, en sens contraire des premières, et pour l’amour éternel.
Ah ! que je les aime, ces pauvres gens, non pas parce qu’ils savent peu de chose, mais parce qu’ils ont plus d’excuses que d’autres, quand ils sont médiocres, et parce qu’ils montent plus vite quand ils ont vu la route ! Que je l’admirais, ces jours derniers, cette vieille mère d’un jeune ouvrier fendeur d’ardoises ! Elle me racontait que, pour envoyer son fils à une retraite de trois jours, elle avait emprunté à une voisine cinq francs, le prix du voyage et de la nourriture. Et comme je lui disais que cela me touchait : « Que voulez-vous, mademoiselle, me répondit-elle, on est mère, et on n’élève pas que des corps ! »
Je voudrais que les femmes du monde pussent toutes en dire autant.
Mes sœurs, vous qui lisez, ne confondez pas l’art de l’alphabet avec la moralité. C’est un autre préjugé, qui a eu son heure de vogue, et dont la tyrannie est encore dommageable, bien qu’il ait perdu beaucoup de défenseurs. Victor Hugo l’avait formulé, il avait frappé la médaille, il avait écrit : « Ouvrir une école, c’est fermer une prison ». Hélas ! depuis le temps où le poète disait ce mot sonore, on a ouvert bien des écoles ; je ne crois pas qu’on ait fermé une seule prison. Il donnait une forme d’antithèse et une cadence à une idée qu’on voulait rendre populaire : « La science de l’alphabet et les lectures qui s’ensuivent sont des causes de moralité. Tout homme qui lit est, en moralité, supérieur à l’homme qui ne lit pas. »
Il ne se trouve pas seulement des hommes de génie pour formuler ces naïvetés ; il se trouve des hommes naïfs pour y croire, et chercher à les appuyer de statistiques. Pendant des années, ils ont attendu, sincères, espérant que les chiffres allaient, comme les hommes, applaudir le poète. Mais la criminalité ne se modifiait pas dans le sens prédit. Aujourd’hui, les accusés, presque tous, ont des lettres ; plusieurs ont même reçu l’instruction supérieure. On vient de publier un recueil de la littérature des bagnes. Et le chiffre des coupables a grossi.
Il a fallu battre en retraite. Le grand rapport général sur la justice en France, de 1826 à 1880, commençait à douter de la proposition. Il ne la condamnait pas, mais il ne pouvait déjà plus la soutenir. Il disait : « Il faut renoncer à l’espoir de trouver dans la statistique seule le critérium de l’influence de l’instruction sur la criminalité. »
Un rapport beaucoup plus récent, celui qui a trait à la justice criminelle en France, pendant l’année 1905, va plus loin dans l’aveu.
Ayant énuméré les plaintes, dénonciations et procès verbaux qui étaient de 114 009 en 1835, qui ont passé à 200 000 en 1850, et qui se sont élevés en 1905 à 546 000, le rédacteur de ces pages officielles est amené à formuler quelque chose comme une pensée. Ces chiffres l’offusquent. D’autre part, il sait bien que les écoles ont été multipliées. Alors il prend position dans les ténèbres, il déclare que tout cela est obscur, et il lâche un peu plus la statistique, ne pouvant se résoudre à lâcher tout à fait l’utopie. Et voici son arrêt :
« Il n’existe donc, entre le développement de l’instruction et de la criminalité, aucun rapport bien net. Aussi ne faut-il pas chercher à déterminer, par la statistique criminelle, la mesure dans laquelle s’est exercée l’influence du progrès de l’instruction primaire sur la morale publique. »
On peut se demander comment une idée aussi simple met tant d’années à devenir officielle. Dès 1881, un journal, le Temps, avait excellemment observé : « Sur 100 accusés, on trouve 30 individus complètement illettrés, 66 individus sachant lire et écrire, et 4 ayant reçu une instruction supérieure : ce serait donc moins l’instruction que l’éducation qui élèverait l’idée morale dans l’homme ». Enfin voilà des mots justes, et des idées mises à leur place, c’est-à-dire séparées. Il faut le répéter. Il faut s’en convaincre. Le fait de savoir lire constitue un moyen d’apprendre, soit de bonnes, soit de mauvaises choses, et c’est le choix dans la direction des lectures, c’est bien un acte de volonté et une influence d’éducation, qui décideront du profit moral ou du préjudice enfermé dans cet inconnu, dans cette puissance indifférente en soi qui s’appelle l’art de l’alphabet. Avant nos statisticiens, un philosophe anglais l’avait avoué, et je crois que c’est Herbert Spencer qui disait : « Il n’y a pas plus de relation entre le fait de savoir assembler des lettres et la moralité, qu’entre la moralité et l’habitude de prendre un tub tous les matins ».
Un autre préjugé, des plus répandus, consiste à prétendre qu’un livre, pourvu qu’il soit bien écrit, ne peut pas faire de mal. J’entends dire cela dans la rue, chez les pauvres, dans les salons.
Oh ! je sais bien qu’on fait exception pour les jeunes filles. On veut bien admettre qu’elles ont droit à une sorte de système protecteur. Mais dès qu’elle est mariée, il semble qu’une femme puisse impunément lire toutes sortes de livres. Je n’en crois rien.
Peut-être pourrait-on admettre qu’un homme ou une femme, parvenu à la maturité, d’esprit cultivé et avisé, ayant l’expérience du sophisme et le mépris de la bassesse morale, pourra lire impunément beaucoup de livres, même faux, même mauvais, s’il y a une raison de le faire. Mais tout lire ! Et tout lire avant d’avoir beaucoup vécu ! Songez donc à l’effroyable amas de mensonges, et de sottises, et de perversité morale que représente, à côté de purs chefs-d’œuvre ou d’œuvres estimables, une littérature quelconque, même si l’on ne tient compte que de ses écrivains de talent et de ses livres composés habilement ! Et vous présumez assez de vous-même pour penser que ce flot si mêlé de systèmes, d’affirmations, d’insinuations, d’appels à la sensualité, de descriptions, de contradictions, passera dans votre esprit sans y laisser de trace ! Vous croyez que pourvu qu’un livre soit artistement fait, il est inoffensif, comme si l’art n’ajoutait pas une force et un charme à des doctrines ou à des sentiments dont sans lui la grossièreté vous eût choqué ? Ou bien vous imaginez-vous que votre admiration s’attachera exclusivement à la forme et que vous demeurerez insensible à l’idée bien parée et chantante ?
Non, je n’en crois rien, et cela pour deux raisons. D’abord parce que j’ai vu de belles intelligences troublées et désemparées par des sophismes misérables abordés trop tôt, sans assez de défiance, avec trop de vanité personnelle. Et j’ai connu plus encore d’êtres délicieux qui avaient changé de sourire, et de regard, et d’âme sans presque s’en douter, et sur qui, visiblement, pesaient tant de lectures dites légères, les mal nommées, les plus lourdes qui soient, puisqu’elles plient ce qui est droit. Non, je suis certaine que la sottise, même géniale, l’erreur, ne peuvent passer habituellement dans un esprit sans obscurcir son entendement, et que les plus honnêtes femmes, les plus honnêtes hommes, perdent quelque chose de leur honnêteté à lire des livres malhonnêtes.
Et, lors même que l’expérience ne serait pas là, est-ce que la raison toute seule ne suffit pas pour combattre ce préjugé de la lecture indifférente ? Affirmer qu’aucun livre ne peut nuire à un esprit formé, c’est proclamer de deux choses l’une : ou que l’homme est impeccable, ou que l’un des principaux moyens de connaissance n’a aucun pouvoir de formation.
Il y a un choix à faire et une progression à suivre. C’est là le difficile. C’est d’autant plus difficile qu’il est puéril, presque toujours, de classer des livres en bons ou mauvais. Assurément, il y en a d’absolument mauvais. Mais beaucoup de bons livres ne sont bons que relativement ; la question et la réponse sont et doivent être personnelles, individuelles, et ce qui est bon pour l’une ou pour l’un peut nuire à l’autre. Si j’avais à donner une formule, je m’arrêterais à celle-ci : il faut être supérieur au livre qu’on va lire. Entendez-le bien ! Il ne s’agit pas de ne lire que les livres qu’on serait capable d’écrire ! Cela réduirait singulièrement l’importance des bibliothèques. Je veux dire qu’il faut savoir ou pressentir qu’on a, en soi, et de par son éducation, une culture assez forte, une vigueur morale suffisante pour que la saine partie du livre vous profitant, la mauvaise ne vous nuise pas.
C’est ce que j’appelle être supérieur au livre qu’on lit. Mais on ne l’a pas lu ? me direz-vous. D’autres l’ont lu. Le livre a une réputation, un parfum, une odeur. Et, en somme, vous n’agissez pas autrement, quand vous sautez une haie, à la chasse, ou un ruisseau. Vous ne savez pas au juste la hauteur de l’obstacle, ou sa largeur, mais connaissant votre bête, vous êtes sûr qu’elle sautera. C’est encore la manière des marins, quand ils disent qu’ils naviguent « à l’estime », se fiant à ce qu’ils savent, et aux yeux clairs, et aux oreilles fines, pour traverser la brume ou la nuit. J’ajoute qu’entre deux excès, l’excès d’estime est toujours celui qui nous sollicite.
Règle de bonne foi, en somme. Les jeunes filles ont une manière aisée de l’appliquer : elles font lire leur mère. Les jeunes femmes, d’un certain monde, n’ont pas toujours la même ressource, car, d’ordinaire, leur mari lit peu, j’en connais qui ne lisent point, et il y a un écart, qui n’est pas nouveau dans le monde, entre la culture d’esprit d’une femme et celle de son mari. Mais les jeunes filles ont leur mère liseuse. Quand une mère lit tout haut devant ses filles, elle est dans un de ses plus jolis rôles, et qu’elle joue à ravir. Elle a grâce d’État. Elle pressent les coupures, elle les fait si habilement et recoud si vite les bords qu’on ne s’aperçoit de rien. Avez-vous remarqué ceci ? Quand un homme lit un texte qui n’est pas à l’usage de Marguerite, il a des jeux de physionomie qui révèlent qu’il va se passer quelque chose ; il s’émeut ; sa voix hésite ; il y a des points d’orgue qui suspendent l’intérêt de la lecture, et qui risquent de souligner l’obscur et d’inscrire une phrase dans les parenthèses vides. Que la mère est donc plus fine, simplement parce qu’elle est mère ! La maternité est créatrice de deux âmes à la fois : celle de l’enfant, celle de la mère. La mère qui lit a une assurance d’auteur, et bien plus, une impertinence heureuse ; elle remplace un mot comme elle piquerait un point de tapisserie ; elle n’a pas peur d’être sotte ou ridicule, ou prise de court, et elle ne l’est jamais. Ah ! quels nombreux, quels utiles correcteurs ont les écrivains, quand les protes ont fini leur besogne ! Quelles jolies leçons ils recevraient, s’ils pouvaient entendre ! Et c’est ainsi que beaucoup de livres, qui ne peuvent être lus dans l’original, peuvent l’être dans l’édition maternelle et vivante. Combien je préfère ce système à cette indifférente mollesse, qui limite une jeune fille aux seules lectures estampillées pour elle, et qui font qu’elle attend dans l’ennui l’heure où elle ouvrira les livres que la mère lisait seule et tout bas ! Que de fortes lectures, éducatrices de la volonté, peuvent ainsi préparer, non pas des amoureuses nourries seulement de romans et de romances, mais des femmes faites pour regarder la vie, avec cette belle vaillance, cette droite intention, cette claire vue du devoir et le mépris de l’à-côté, qui font qu’on la traverse, qu’on la soumet comme un royaume, et qu’on y devient reine.
Cela crée des titres impérissables à la reconnaissance des enfants. Quand ils grandissent, et qu’ils jugent non pas encore la vie, mais leur vie, et qu’ils peuvent voir que leur jeunesse a été intelligemment conduite et tendrement respectée, qu’elle s’est défendue elle-même dans la mesure où il le faut, et que pour le reste on l’a défendue ; quand ils se sentent forts, épanouis, intacts, ils trouvent pour leur mère des mots autres sans doute, mais semblables à ceux que disait une petite fille que je connais : « Maman, vous êtes la plus mignonne, je vous ai choisie ».
Temps d’épreuve, temps de préparation. Il est bon qu’il dure, la liberté grandissant à mesure que la curiosité diminue. Et puis, vient l’âge où les yeux ont vu tant de flots mouvants qu’ils peuvent juger le creux rien qu’à regarder la couleur de la surface. Alors, on peut aller loin, pourvu qu’on connaisse les phares. Alors on est un vieux pilote, qui peut sortir par tous les temps, ou à peu près.
Mes sœurs, vous qui lisez, soyez persuadées que, s’il y a une limite à nos lectures, posée par le respect de nous-mêmes, il n’y a pas de limite à leur variété. Ne soyons pas seulement des liseuses, mais des femmes instruites, savantes même, cela est souhaitable, malgré Molière. Beaucoup de lectures ne sont qu’une opération paresseuse de l’esprit. Elles ont leur temps. Quand elles prennent tout le temps, c’est trop. Quelle est la méthode à suivre ? Je crois qu’il n’y en a pas. Je ne dirais pas cela à un jeune homme qui a une carrière à préparer ; les diplômes supposent des programmes obéis. Et je pense de même, s’il s’agit d’une femme qui cherche à obtenir un brevet. Mais la plupart des femmes, en lisant, obéissent à un goût, ou à une fantaisie. Qu’elles suivent donc leur goût, ou leur fantaisie, et que les auteurs espagnols se mêlent sur leur table aux auteurs français ; les anglais aux italiens ; qu’elles passent, sans remords, du XIXe siècle au XVIIe, et au moyen âge s’il leur plaît, et même aux latins. J’ai toujours remarqué une certaine supériorité chez les femmes qui avaient un peu de latin, et cette supériorité était faite d’une sorte de fermeté de raisonnement, d’un goût sûr de lui-même et sans mièvrerie en littérature. L’ordre importe peu. Ce qui importe, c’est la variété dans l’étude ; c’est le nombre des fenêtres ouvertes sur le monde. Là-dessus, il faut être exigeant, et là il faut savoir imposer à son goût une contrainte passagère.
Quand il s’agit d’instruire des femmes, il semble que la première préoccupation du professeur, de l’auteur du discours, ou de la conférence, soit de les « divertir » comme on disait autrefois. On s’adresse à leur imagination, à leur sensibilité. Et ce n’est pas un tort. Mais on s’adresse rarement à leur raison raisonnante ; on a peur qu’elles n’aient pas la force de porter un syllogisme en forme. Et c’est de cette mauvaise crainte, et, au fond, de cette mauvaise opinion que je me plains.
Les femmes n’ont pas besoin de savoir l’histoire de la philosophie, et de peiner sur les manuels où l’on apprend jusqu’à quelle profondeur de sottise une erreur initiale, soutenue par l’orgueil, a pu conduire des intelligences souvent nobles. Je souhaiterais simplement qu’elles fussent averties des principales questions de philosophie dont elles entendront, autour d’elles, raisonner ou déraisonner. Il est bien désirable qu’elles sachent non seulement que M. X… est une bête, et que M. Y… en est une autre, — elles le savent déjà si elles l’ont rencontré, — mais pourquoi il en est ainsi ; qu’elles n’aient pas seulement l’horreur instinctive d’une doctrine fausse, mais qu’elles puissent, d’un mot, sans discussion, sans pédantisme, montrer qu’elles ont vu l’erreur, qu’elles la connaissent, qu’elles ne sont pas dupes d’un phraseur ou d’un sophiste.
Les femmes sont parfaitement aptes à recevoir un pareil enseignement, qu’il vienne d’un professeur ou d’un livre. Elles ont une merveilleuse rapidité et sûreté de compréhension, aussi bien dans l’ordre des idées que dans celui des sentiments. Et elles se servent très bien ensuite des armes qu’on leur a fournies. Il n’y a rien de plus sûr qu’un coup d’épingle de chapeau pour dégonfler un ballon. Elles le donneront d’autant plus volontiers qu’elles apercevront, presque toujours, que la vérité les protège dans leur dignité de femmes, et les grandit dans leur influence d’épouses et de mères.
Il est nécessaire avant tout qu’elles fassent une étude attentive de la doctrine catholique. Je parle ici des croyantes qui ont à se défendre, mais aussi des autres qui ont à savoir. Je dirais à celles-ci : « Vous aussi, vous devez étudier la religion, non pas dans les livres qui la défigurent pour la combattre, mais dans ceux qui l’exposent. Le sens de la vie et la vue du monde sont entièrement changés selon que l’esprit ignore cette question ou qu’il la connaît. On ne peut y échapper que par une faute dont l’importance ne saurait être mesurée, même eu égard aux simples conséquences humaines. Car celles mêmes qui, en étudiant la foi, ne la trouveront pas, trouveront du moins cet immense bénéfice de la comprendre et d’être exactes en parlant d’elle. Elles sont sûres de sortir ennoblies de cette étude, et capables de plus de justice. »
Je n’oublie pas que la phraséologie qu’on emploie dans les discours ou les articles électoraux permet aux hommes tout à fait ignorants de ces problèmes de se qualifier eux-mêmes d’esprit affranchis ou libérés. Mais la réalité est toute différente. J’ai pu comparer, tout le long de ma vie, les deux espèces d’hommes et de femmes, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas les choses religieuses. Eh bien ! je suis contrainte de constater que l’ignorance religieuse est une cause certaine d’infériorité intellectuelle. Il y a un monde où certains hommes et certaines femmes n’entrent pas, et ce monde est immense. Il y a des hommes qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne comprennent pas le langage, et ce sont leurs frères, et qui se comptent par millions. Sans une idée de religion acceptée, ou du moins comprise, l’histoire est en partie inintelligible ; le plus bel art qui fut jamais, architecture, musique, peinture, sculpture, ne livre plus son âme à des âmes trop lointaines ; les plus beaux mots, ceux de fraternité, de moralité, d’immortalité, perdent de leur solidité et de leur sérieux ; le peu qu’est l’invention humaine dans le progrès social apparaît.
Quel regret. On devine, on aime l’être magnifique que serait cet homme si, au lieu de la petite lampe de mineur qui l’éclaire, il marchait dans le jour du soleil. Combien j’en ai rencontré ! Ils savaient tout, quelquefois, sauf l’essentiel ; ils avaient une réputation méritée, des dons de parole, d’ingéniosité, de cordialité, et un désir d’être utile au pays, et une modestie souvent véritable. Mais ils manquaient de curiosité supérieure ; ils étaient impuissants où d’autres, par millions, se sentent libres ; ils me semblaient des navires magnifiques dont les voiles pendent, fautes de vergues et de cordages, tandis que les plus petits bateaux s’en vont au large. Le vol de la pensée dans l’origine et dans la fin, le recours à une puissance qui est tout, l’harmonie d’un système où rien n’est omis, où la nature n’est pas sacrifiée, mais sublimisée et remise à huitaine, la prodigieuse communion des âmes dans l’univers et dans les siècles, toutes barrières de temps et d’espace rompues, ils ne soupçonnaient aucune de ces grandeurs, ni les autres, dont les plus pauvres hommes possèdent souvent le trésor intact. Ils causaient avec moi, et je reconnaissais en même temps leur science des choses humaines, leur ignorance des divines, leur bonne foi complète.
Oui, j’éprouve souvent une sympathie vive et mêlée de regrets pour des hommes qui ne pensent pas comme moi. Ce n’est pas une amitié ordinaire, puisqu’elle naît d’autre chose encore que des qualités dont ils ont donné la preuve, de la vue d’une puissance inactive qui est en eux, qui pourrait s’épanouir et multiplier la beauté de leur esprit, sa force, sa hardiesse et sa joie.
Et c’est pourquoi je dis : « Vous qui lisez, allez dans vos lectures jusqu’au delà de la vie ! »
FIN