Mémoires d'une vieille fille
XX
LE FAUCHEUR D’HERBE
Le soleil brillait encore pour les habitants de la plaine. Il ne brillait plus, depuis longtemps déjà, pour ceux de la montagne, entre Albertville et Moûtiers. Bien au-dessus des villages blottis au bord de l’Isère, au-dessus des prés en pente et des roches fauves, enchassés comme des morceaux de verrière dans le plomb des forêts de sapins, une lumière ardente vibrait encore dans le ciel, illuminait une crête, un sommet rond, une plaque de neige : mais il fallait lever la tête pour la voir. Elle était comme les bandes d’oiseaux qui passent trop loin, et dont les cris ni le vol ne réjouissent plus.
Cinq heures venaient de sonner à l’horloge de la cuisine, et à cette heure-là on pouvait dire que la grande solitude commençait pour la cabane du garde forestier Biélé, qui habitait sur la rive droite de l’Isère. Les brouillards cachaient la vallée, la trouée étroite et toujours menacée par les montagnes, où se précipitaient, serrés l’un contre l’autre, tordus, tressés ensemble comme les cordes d’un câble, le torrent toujours blanc d’écume, la route bordée d’un parapet, et la voie du chemin de fer. C’était l’unique paysage, l’unique vue sur le monde. Car, à gauche de la maison, et à petite distance, le ravin se rétrécissait et tournait brusquement ; la route et l’Isère disparaissaient derrière un éperon de rochers noirs, le chemin de fer entrait sous un tunnel, et tout semblait finir à cette barrière. Quand le train du soir passait, ses lanternes surgissaient de l’ombre, et son bruit éclatait comme un coup de canon.
Cinq heures. Pour prendre l’air, pour échapper à la fumée qui envahissait la cuisine, — cette brume ensevelissante pesait sur la cheminée, — Thelma Biélé ouvrit la porte. Elle fit trois pas dehors, sur la terrasse qui surplombait la route, et où achevaient de mûrir leurs graines quelques pieds de capucines, d’œillets rouges, de giroflées, et deux énormes soleils jaunes qui n’avaient plus qu’une couronne incomplète de pétales et qui ressemblaient à des feux d’artifice qui s’éteignent. Rien ne passait, ni gens, ni bêtes. La route était déserte au ras de la terrasse, l’Isère grondait au delà, et, derrière la maison, les sapins se levaient sur la pente abrupte.
Thelma rentra, repoussa du pied des tisons que la flamme avait, en les tordant, jetés hors du foyer, baissa de quelques crans la crémaillère où pendait la marmite, puis, se redressant, elle se mira dans la glace qui était justement posée au-dessus de la cheminée. Elle regardait son visage avec émotion. Elle pensait : « Je ne dois plus être la même, à présent ». Et elle cherchait les traces visibles de la transformation qu’elle sentait au fond de son cœur. Elle voyait une femme de trente-cinq ans, fraîche et rousselée, au nez court, aux yeux enfoncés, aux tempes blondes serrées dans la coiffe tarine. Elle n’était pas une beauté, Thelma Biélé, mais elle était jolie « pour le pays », grande, mince et marchant bien. Elle avait surtout un charme dans ses yeux d’ombre, au bord desquels, pour un compliment, pour un salut qu’on lui faisait, pour une pensée, une lueur courait et tremblait tout le long de la paupière, larme ou sourire, on ne savait lequel. Les hommes qui la voyaient seulement passer ne l’oubliaient pas tout de suite. Ç’avait été son malheur d’être admirée. Mariée très jeune à un homme borné, maladif et buveur, elle était montée de la plaine voilà trois ans, avec son mari que l’administration forestière changeait de canton pour la troisième fois. Elle était étrangère au pays, plus fine, plus rose, plus fiérotte que les autres femmes. Bientôt on avait dit partout : « Vous savez, la Thelma, c’est elle qui empêche son mari d’être mis à pied. On la voit tout le temps avec le brigadier forestier, un homme qui en a eu des histoires, ma chère, mais qui est habile, dépensier, et si dur de commandement, qu’il n’a jamais souffert personne à côté de lui, si ce n’est Biélé. »
Les femmes ne mentaient pas. Toute comédie, toute tragédie du grand monde a sa réplique dans le petit. Les mêmes passions, les mêmes moyens, les mêmes causes. Et cependant, si un romancier s’était avisé d’étudier le « cas » de Thelma Biélé, il aurait dû rechercher quels éléments de moralité, quelle éducation de la conscience, quelles forces voisines, cette pauvre fille, sœur de tant d’autres, avait trouvés autour d’elle. A présent, elle avait rompu avec son péché ; elle était toute changée, du moins elle voulait l’être, et elle se sentait dans ce trouble qui ne laisse à l’âme qu’une seule puissance, celle de ne pas cesser de vouloir. Elle souffrait ; elle se craignait elle-même ; elle avait peur de celui qu’elle avait quitté. Tout cela était nouveau, surprenant, presque incroyable pour elle-même. Un acte si peu réfléchi ! Une curiosité qui l’avait poussée dans l’église de la paroisse, quelques semaines plus tôt, pendant un sermon de mission, et puis des souvenirs, une horreur de soi-même, un appel au secours, des larmes. Voilà pourquoi la solitude lui était si cruelle.
Mais, pour une autre raison encore, Thelma Biélé souffrait ce soir. Elle n’avait plus de pain pour le lendemain. L’homme rentrerait très tard dans la nuit ; on l’avait envoyé en tournée tout à l’extrémité du canton forestier, et il trouverait la soupe chaude, comme d’habitude, sur la cendre. Mais au réveil, quand il demanderait : « Du pain, la femme ! Il n’y a plus de pain dans la huche ! » faudrait-il avouer que deux fois, depuis huit jours, elle avait dû supplier la boulangère de lui faire crédit, et que les derniers mots de la marchande avaient été une insulte : « N’y revenez pas, la belle ; à présent qu’on ne sait plus qui paiera pour vous, les comptes sont finis : pas d’argent, pas de pain ».
Tout le pays connaissait déjà l’affront qu’on avait fait à la pauvresse. C’est pourquoi elle avait attendu la nuit. Elle irait encore au village ; elle engagerait, s’il le fallait, les petites choses en doublé qu’elle avait reçues, au temps de son mariage.
Ah ! si le faucheur d’herbe était là, son fils, ce beau valet de ferme qui venait de prendre ses quinze ans, et que, malgré l’âge un peu trop tendre, trois fermiers s’étaient disputé, parce qu’il était fort comme un homme, et courageux à l’ouvrage, oui, et plaisant comme pas un ! Il n’avait guère qu’un défaut, celui-là même qu’avait la mère : il se tourmentait vite, se consolait lentement, et ne disait point son mal.
Thelma Biélé avait laissé la porte ouverte, à cause de la fumée. Et voici qu’au moment où elle pensait à lui, il apparut sur le seuil, coiffé d’un grand chapeau de paille, vêtu de la veste courte, portant sur son épaule la faux encore mouillée de la sève des herbes, et aussi un paquet de hardes noué tout au bout du manche. La mère courut à lui, l’enveloppa de ses bras, le serra à l’étouffer, le baisa au front et aux joues, comme pour boire au sang de son fils la paix qu’elle n’avait pas.
— Mon André ! Tu descends donc des granges ? Ils ont donc fini là-haut ? Que tu es gentil de venir ! Vois comme je suis contente ! Tu es mon trésor. Nous allons souper, et puis nous irons au village, acheter du pain.
— A cette heure-ci ?
Elle demeura tout interdite. Est-ce qu’il savait quelque chose ? Mais non. Il déposait, dans le coin de la cheminée, la faux et le paquet de linge, et il disait :
— Je comprends : c’est pour le père, demain matin.
La mère enleva la marmite, trempa la soupe, dressa un couvert sur la table de cerisier rouge, dont les pieds, près du sol, étaient poreux comme des éponges.
— Mange, mon petit !
— Et toi, maman ?
— Moi, je ne mangerai pas.
Il la regarda, de ses yeux tout luisants de vie vorace, et qui s’étonnaient que tout le monde n’eût pas faim. Des cloches, au loin, sonnaient, annonçant que les villages allaient bientôt dormir, et leurs volées, mêlées au bruit du torrent, montaient le long des sapins, clochers aussi, qui frémissaient au passage. André se hâta de finir. Thelma Biélé choisit dans l’armoire, peut-être à cause de la brume, un manteau de drap noir très long et qui la couvrait toute. L’un près de l’autre, la mère et l’enfant descendirent le talus sur lequel était bâtie la maison, et prirent la route du côté où elle montait et tournait. Il faisait sombre. L’Isère grondait à droite dans le nuage.
Les voyageurs tournèrent donc avec la route ; ils devinèrent, dans les ténèbres, les trois noyers, sous lesquels était abritée la maison du brigadier Lauzanier. La mère avait pris la main de son fils ; elle tâchait de ne pas faire de bruit en marchant. Mais, à peine avaient-ils quitté le cercle froid que faisait, même dans la nuit, l’ombre du dernier noyer, qu’un homme, en arrière, sauta sur la route.
— Thelma ?
— C’est monsieur Lauzanier, dit le jeune homme.
— Ne lui réponds pas, et viens vite ; il nous en veut, depuis quelque temps… ne l’écoute même pas, André, viens, viens !
Et elle l’entraînait.
— Je t’ai reconnue, Thelma Biélé. Je vois la nuit, comme tu sais. Inutile de te cacher… Tu es avec un autre homme… arrête-toi, et viens me parler !
La fuite continuait. Pendant un moment, l’homme attendit une réponse. Mais, comme il n’en recevait aucune, si ce n’est le bruit des souliers de la mère et des sabots d’André, trottant de conserve :
— Courez donc ! cria la grosse voix rude ; j’ai de quoi me venger !
— Que dit-il ? demanda André.
— Rien.
— Mais si ; voilà que tu pleures ; que dit-il ?
— Qu’il fera révoquer ton père ; qu’il nous dénoncera…
Elle tourna la tête, un peu, pour tâcher de lire sur le visage tout proche de son fils. Et elle crut voir des yeux ardents, des yeux qui ne voulaient pas la regarder, et qui restaient levés obstinément, vers les montagnes invisibles.
— C’est que le père est souvent malade, tu sais, mon petit ;… et moi, je me suis remise à aller à l’église ;… voilà ce qu’il dira ;… les raisons ne manquent pas, quand on veut nuire au monde…
La route bifurquait ; une vallée s’ouvrait à gauche ; une maison annonçait le village, trente maisons le composaient, et c’était une seule rue, presque droite, avec une tour d’église au bout. Les vieilles vitres des fenêtres et des devantures de boutiques, pauvrement éclairées, laissaient tomber sur le chemin, çà et là, des écailles de lumière. Thelma s’approcha d’une de ces lueurs qui creusaient la brume, monta deux marches, et fit sonner une sonnette en poussant la porte.
— Ah ! mais non !… commença une voix sèche qui partait du fond de la boutique ; je vous ai avertie…
La boulangère, — deux petits yeux couleur de raisin cabas dans un visage ridé, couleur de pain de seigle, — levait à bout de bras la lampe à essence qu’elle avait prise sur le comptoir, afin de découvrir quel était l’homme qui suivait Thelma. Quand elle reconnut André, elle changea de ton.
— Qu’y a-t-il pour votre service, madame Biélé ?
— Deux pains pour ce soir, dit André. Quand je suis là, on mange double.
Il avait sa bonne figure audacieuse et contente. Il était fier de commander, de protéger, de payer. Lentement, malhabilement, il déliait les cordons d’une bourse de cuir qu’il avait tirée de sa ceinture, et, pendant que la mère prenait les pains et s’effaçait, gagnant la porte, lui, il comptait l’argent sur le marbre. Il aligna plusieurs pièces blanches, et des pièces de deux sous autant qu’il en avait, puis il dit :
— Payez-vous ; c’est la mère qui m’a donné l’argent ; faudra lui faire crédit, une autre fois.
La boulangère cligna ses yeux rouges, comme si elle disait oui, mais elle se contenta de saluer. Le jeune gars de ferme sortit, retrouva sa mère sur le chemin, et le retour fut meilleur que n’avait été la première partie du voyage. Lauzanier, à cette heure-là, avait dû quitter la vallée pour faire une tournée dans la montagne. Thelma le savait. Elle parlait avec André de la ferme de la Faverge et des foins des hauts plateaux que le garçon venait de couper. Mais André ne répondait guère qu’un mot pour trois qu’elle lui disait.
— Si je pouvais voir son cœur ! pensait la mère.
Ils rentrèrent, André se coucha, et la mère borda le lit de son fils, et elle embrassa « l’enfant » ; mais il y avait entre elle et lui deux ans déjà de vie séparée : cela fait tant d’inconnu qu’un baiser ne l’efface pas.
Très tard, dans la nuit, le garde Biélé, qui était de service du côté du roc Marchand, rentra. Il trouva sa femme endormie et son fils éveillé.
— Père, dit André, quelle tournée monsieur Lauzanier fera-t-il demain ?
— Il est déjà parti. Avant neuf heures, il doit être au chalet haut de la Faverge, puis il reviendra par Vorchère. Mais quelle idée as-tu de demander cela ? Tu rêves, mon garçon. Dors bien vite, et à demain !
Avant neuf heures, dans le pré de la Faverge, qui est entre deux forêts de sapins à deux mille mètres en l’air, quand le brigadier Lauzanier arriva, par grand soleil et vent frais, il vit qu’il y avait un homme couché vers le milieu du pré et au bord du sentier. Il continua sa route, et bientôt, au geste de la tête qui se dressait et guettait, il jugea que cet homme était jeune. Il s’approcha encore, et reconnut André Biélé.
Celui-ci, étendu à plat ventre sur l’herbe rase, avec sa faux près de lui. Les bras croisés et soutenant le haut du buste, il tenait son regard attaché sur le forestier qui venait, et ce regard était plein d’une pensée unique, si directe et si forte que le brigadier forestier s’arrêta, et dit :
— Qu’est-ce que tu me veux ?
Cependant, le faucheur n’avait pas encore parlé.
Il ne bougea pas ; il eut seulement plus d’étoiles dans ses yeux fixes, comme un jeune chat qui a cessé de jouer.
— Monsieur Lauzanier, dit-il, je suis monté pour vous donner un avis…
— Oui dà !
— Vous avez menacé de dénoncer mon père ?
— Et je le ferai si ça me plaît, gamin !
— Vous ne le ferez pas, monsieur Lauzanier ! Les mots qu’on dit ici n’ont pas de témoins, et cela vaut mieux ; écoutez bien l’avis que je vous donne : il y a tous les ans, par ici, des accidents de montagne, il y en a beaucoup…
— Eh bien ?
— Eh bien ! si vous ne vous taisez pas, il vous en arrivera un, monsieur Lauzanier, un mauvais, on peut vous le prédire…
Le forestier regarda André d’un air de défi, leva les épaules, et s’éloigna. Mais la flamme qu’il avait vue dans l’œil du faucheur l’avait rendu prudent. Il s’est tu.
André Biélé a regagné la ferme, là-haut, à la limite des neiges. Il a continué de payer le pain d’en bas. Mais il n’est jamais revenu.